jeudi 26 juillet 2007

QUAND JE LIS

Il se passe des choses étranges. Le monde se distord, se déforme et se reforme, change de dimensions.
Quand je lis le monde change. Bien sûr.

Vous l'avez certainement remarqué aussi. Tout commence avec les sons. Ils s'estompent, s'éloignent de vous. Ou vous vous éloignez d'eux. Le monde autour de vous devient une illusion, une commodité, un cadre bâti à la hâte pour abriter votre lecture. Ce n'est plus le monde que vous habitez le reste du temps, quand vous ne lisez pas.

Et quand on referme le livre, quand on l'a fini enfin, quand il faut faire le voyage à l'envers, quand le monde doit se reformer autour de vous... il y a un moment vraiment étrange. Les quelques minutes de réajustement. Un moment périlleux, où vous avalez péniblement votre salive, où vous osez à peine respirer. Parce que vous savez, bien sûr. Pendant ces minutes-là, où vous êtes sorti du cadre des pages, où vous n'êtes pas revenu encore — tout pourrait arriver.
C'est un des moments où vous sentez soudain les ténèbres, soudain l'abîme. Le monde est instable, étranger. Sombre. Dangereux.
Juste pendant ces minutes-là. Suspendues.
Puis tout se rétablit, et vous vous en êtes sorti encore une fois, et vous oubliez encore une fois.
Jusqu'au prochain livre.

samedi 14 juillet 2007

POURQUOI LES FRONTIÈRES

Car à présent voilà que j'habite effectivement sur une frontière, pour la première fois.
Ou bien Marseille en était-elle une déjà, une plus immense encore, frontière avec la mer, avec l'Afrique, frontière entre deux éléments et deux continents.
N'empêche: il est toujours amusant que la vie rejoigne le rêve, que le fait suive l'imagination, que le Destin réponde au Désir. Ainsi résidé-je désormais en ce lieu étrange où les douaniers profitent de votre radio pour vous demander les derniers résultats du Tour de France, où tous les magasins acceptent les deux devises, où les Frontaliers sont un peuple (même si leurs motifs sont économiques plutôt que romanesques).

Et j'aime les frontières depuis longtemps, depuis bien plus longtemps que le jour où j'ai nommé ce blog. Les frontières géographiques bien sûr, où les langues se mêlent, les lois s'emmêlent, les Passeurs exercent leur office pour le pire ou le meilleur, et où les gens appartiennent tous aux deux pays. C'est cela que j'aime surtout en elles: les frontières sont des lieux de mélanges, de flux d'influences, des lieux à l'identité plus ambiguë et plus complexe, parce que double.
Les frontières entre les règnes, le moment où l'animal devient homme, le végétal se change en pierre. Les frontières entre les genres, les frontières entre l'humain et le divin, le masculin et le féminin.

Les frontières sont des lieux d'incertitude plus grande. Des lieux où une nuance peut changer le monde. Des lieux qui sont loin des lieux communs. Des lieux de liberté, des lieux d'exil, car la frontière est toujours double, elle n'est pas forcément un lieu de bonheur.
Au contraire. C'est inconfortable de vivre en permanence à la frontière.

C'était le mythe.
Cette frontière-là peut-être ne correspondra pas à la définition.
Mais je souris au Destin (et au Désir, et au Rêve).

Pour célébrer cet emménagement, je rapatrie mes carnets de voyages à cette adresse :
Voyages des Frontières
Déjà en ligne, mon voyage au Sahara. A venir, la Syrie et les châteaux de la Loire.

jeudi 12 juillet 2007

TRACES

Il y a, d'abord, un discours que je n'ai pas prononcé, et dont j'ai émietté des fragments dans les jours qui ont suivi.
Je n'écris jamais mes discours. Je les compose dans ma tête, bribe à bribe, à haute pensée, en voix intérieure, jusqu'à les savoir par coeur.
C'était un discours d'au-revoir à ces quatre années au collège de S***, rhétorique et sincère.
Parce qu'évidemment je ne pouvais pas prétendre regretter ce départ, étant données les circonstances. Personne ne m'aurait crue: je pars rejoindre mon amour.
Je ne pouvais pas prétendre non plus que tout avait bien commencé. Je me souviens nettement de ma première réaction, en découvrant ma nomination au collège de S***. J'ai cherché une carte.
Je me souviens aussi de cette première et significative anecdote, lors de mon premier mois d'enseignement là-bas. Je me souviens de la phrase improvisée pour répondre à une question de grammaire, du silence et du regard hésitant de ma classe de troisième, finalement du doigt levé: "Madame... Si on remplace à Paris par à M*** (1), ça marche aussi ?"
Aïe, me suis-je dit, ce n'est pas gagné. Ça ne l'est toujours pas. Ça n'est jamais gagné et c'est tant mieux, c'est la sauvegarde et l'exigence du métier d'enseignant.
L'acclimatation fut donc difficile, et la fin est heureuse.
Mais c'était mon premier poste. Et un premier poste, cela laisse des traces.
Parce qu'on y fait ses premières erreurs, parce qu'on y a ses premières satisfactions, et que pendant longtemps on continuera d'y associer ces souvenirs.
Parce qu'on y prend ses premières habitudes, sans même s'en rendre compte.
Et c'est une chose que je commence à peine à deviner: certaines des habitudes que j'ai prises là-bas, certaines des choses que j'ai appris à considérer comme naturelles — ne le sont pas. Je ne les retrouverai pas forcément ailleurs. Je m'en étonnerai. Je les chercherai confusément.
Parce qu'un premier poste laisse des traces.
Comme ces livres, ces vrais livres, ces grands livres, ceux qui laissent en nous leur empreinte, même si on les referme avec le sourire.

Je n'ai pas prononcé ce discours à tous, je me suis donc efforcée de laisser des mots à chacun. Avec des choix forcément partiaux, forcément circonstanciels, forcément injustes et frustrants.
Mais j'aime partir ainsi, sans laisser de mots non-dits, d'aveux non faits.
Leur dire donc, vous dire, les traces que vous laissez en moi.

Mais ces derniers jours vous m'avez donné tellement plus.
Et le cri du coeur est le même que l'an dernier, lors de mes adieux à une classe très aimée.
Merci. Pour ces mots de vous. Pour ces compliments mal mérités, jamais mérités, bouleversants. Pour m'avoir serrée dans vos bras. Pour ceux qui souriaient. Pour ceux qui n'arrivaient pas à sourire ni à mettre de côté leur regret de mon départ. Pour ceux à qui j'ai dit au-revoir plusieurs fois et pour ceux qui n'étaient pas là quand je suis partie.
Merci.
Et: je vous aime. C'est le cri qui me montait au coeur quand je suis montée dans ma voiture et que j'ai passé les grilles une dernière fois. Je vous aime. On a beau faire, il reste toujours des mots non-dits.

Merci aussi pour cette grâce immense et que je n'avais pas prévue, ces anciens élèves très-aimés qui sont venus, le dernier jour, et auprès de qui j'ai passé ma dernière demi-journée au collège. Merci d'avoir changé et pas changé, de m'avoir fait rire. D'avoir été là. De m'avoir bouleversée en me disant au-revoir depuis le haut-parleur de la salle des profs. D'entendre votre voix résonner ainsi dans la cour (c'était la voix de L***, mais votre voix à tous) pour me dire au-revoir... c'était une vraie magie, savez-vous?

Ces livres-là, même si on les referme avec le sourire, on est toujours tenté de les ouvrir à nouveau.

(1) M*** : village proche de S***, où nombre d'élèves résidaient.