vendredi 28 février 2014

MOOC, Retour d'Expérience


J'ai participé à un MOOC (Massive Open Online Course).
Pour toutes sortes de raisons, qu'il convient d'énumérer, histoire de préciser d'où je parle.

  • Parce que j'étais curieuse du principe même des MOOC. Je suis enseignante, voyez-vous, et toute forme nouvelle d'enseignement m'intéresse.
  • Parce que j'étais (savais que je serais, au moment de l'inscription) en congé maternité. Comme c'est mon deuxième enfant, je savais combien ces premiers mois sont usants à tous niveaux, combien une fenêtre vers l'extérieur y est bienvenue, nécessaire. Et pour mois cette respiration est un appel vers une activité intellectuelle et/ou créative sans lien avec les enfants.
D'où je parle, encore :
De la posture de quelqu'un qui a l'habitude de l'enseignement, qui n'est pas sorti du système éducatif, jamais même, puisque je suis prof.

Quid, alors, du bilan de mon expérience ?
Il est globalement très positif.
Le principe du MOOC en général me séduit, à quelques détails techniques près dont je reparlerai.
J'ai été assez scolaire, ce qui n'est pas surprenant. Les cours et QCM de la semaine étaient mis en ligne chaque lundi matin. En général, j'avais le temps de les écouter en entier et de répondre aux QCM le jour-même, pendant les tétées du bébé.
J'ai rendu 3 des devoirs à faire, ce qui était le minimum exigé pour obtenir la certification. J'en aurais bien rendu davantage, mais les deux devoirs proposés pour la dernière semaine ne m'inspiraient guère, pour des raisons très différentes l'un de l'autre, d'ailleurs.
J'ai aimé la variété des cours et des intervenants, la qualité des vidéos, la plupart des sujets de devoirs.
J'ai aimé aussi, compte tenu du sujet du cours, qu'il soit précédé par un petit ARG (retrouver l'intervenante enlevée par MAD). 
J'ai apprécié et admiré la grande réactivité de l'équipe du MOOC, tant sur Twitter que sur le forum.

J'avais même la chance d'avoir des camarades d'amphi pas seulement virtuels, en la personne de Dante et de MetalMidinette. Comme je n'avais pas le temps de passer du temps sur le forum (et encore moins sur Skype, avec mes horaires à la noix de jeune maman), c'était appréciable.
La création d'une communauté d'apprenants est un des points positifs des MOOCs, même si je n'ai guère pu en profiter.

Petits bémols
Ils sont essentiellement techniques, et donc dus à la plateforme FUN, non à l'organisation de ce MOOC particulier.
  • Aucun système de remise de devoirs n'étant prévu, il a fallu passer par un forum, des formulaires Google et autres, ce qui a généré une multitude de problèmes (notamment le fait qu'un forum ne permet aucune mise en page).
  • J'aurais apprécié que les cours vidéos soient redoublés d'une version texte. Plus pratique pour les gens à mémoire visuelle, mais également plus pratiques quand on est forcé d'interrompre sa lecture ou de revenir au cours pour y chercher une information précise. Dans une vidéo non chapitrée, la seule solution est de la réécouter en entier. Ces textes ont été réalisés et partagés par des étudiants, ce qui est louable (partage des ressources, tout ça), mais ce n'est pas la même chose.
  • J'aurais aimé qu'existe une possibilité d'aspirer l'ensemble des ressources sur notre disque dur, à la fois pour pouvoir les consulter hors ligne et pour pouvoir les conserver et y revenir après la fin du cours.

Sur le contenu... J'ai sans doute moins appris que d'autres : la culture geek m'est familière, ainsi que les bases de narration - mais les cours restaient clairs et intéressants, et m'ont appris des choses, par exemple sur l'analyse de bande dessinée ou sur la conception d'ARG.
Le principe même du MOOC rend de toute façon impossible l'homogénéité du public. Le cours sera forcément "trop facile" pour certains et "trop difficile" pour d'autres. Celui-ci se tirait plutôt bien de cet écueil.
Les documents complémentaires proposés pour aller plus loin auraient pu être plus fouillés, par exemple plus de vrais articles universitaires.

La question de l'évaluation
Attention, ce n'est pas un bémol, mais une réflexion ! La question de l'évaluation des MOOCs est passionnante et mérite à mon avis que des universitaires s'y intéressent (j'en ai d'ailleurs parlé à un ami maître de conf. en Sciences de l'Education :))
Il est évidemment impossible de demander à un enseignant d'évaluer des milliers de copies chaque semaine. (Qu'on ait demandé à Mélanie Bourdaa d'évaluer 700 copies me laisse sans voix, d'ailleurs, mais passons).
Il n'y a que deux alternatives :
Se limiter à des QCM, ce qui est très réducteur. Je suis partiale, je n'aime pas les QCM. Je trouve qu'ils favorisent l'absence de nuance, voire l'absence de réflexion. Les problèmes rencontrés par les étudiants avec les QCM de la semaine 2 allaient dans ce sens. Les autres étaient très bien conçus, mais voilà, ce n'est ni très intéressant ni très formateur.
Proposer une évaluation par les pairs pour les activités d'analyse et de création. Et là, on entre dans quelque chose de très intéressant à étudier, comme l'ont montré les diverses réactions sur le forum, en particulier au début du MOOC. Mise en question de la légitimité des évaluateurs (tant de la part des évaluateurs que des évalués), mise en question du barème (et en particulier de la présence de l'orthographe dans ce barème : ont resurgi des plaintes, fréquentes sur Internet, contre les grammar nazis), sont quelques-uns des problèmes qui ont été soulevés. La visibilité par tous des notes et commentaires sur le forum à sans doute aggravé la situation.
Moi-même ne me sentais pas pleinement légitime pour évaluer (alors que j'ai l'habitude de cet exercice) : ambiguïté de la posture d'evalué/évaluateur, échantillon trop restreint pour permettre une vraie justesse (3 copies), connaissance inégale des objets à évaluer (par exemple une série télé inconnue)...
Les réactions de l'équipe du MOOC ont été diverses : demande d'une deuxième évaluation par l'enseignante (no comment, cf. Plus haut), appels répétés à une évaluation généreuse et formative (mais une note était tout de même demandée), disparition de l'orthographe dans les barèmes des derniers devoirs...
Pas de solution évidente à ces questions, mais c'est à mon sens un sujet d'étude intéressant et nécessaire à mener.

Et maintenant ? Que du positif !
  • J'ai envie de suivre d'autres MOOCs
  • Ou même de participer à un tel enseignement
  • J'ai envie de faire du transmedia
  • A la fois comme créatrice (je pensais, et continue de penser, que c'est une piste passionnante pour l'évolution de la littérature) (voir aussi Transmedia, de la rébellion à la récupération
  • Et comme enseignante : je proposerai sûrement des extensions transmedia à réaliser comme compte-rendus de lecture cursive à mes lycéens, et à plus long terme je rêve de concevoir des serious games (ARG ou autres) pour accompagner l'enseignement des lettres au lycée.

 Oh, et est-ce que je crois à l'avenir des MOOCs ?
Oui. 
Pas comme formation initiale, mais comme formation continue, vraiment. A condition que soient réfléchies les questions soulevées plus hauts, certes, mais c'est un outil superbe pour la diffusion des savoirs à des publics qui en dont socialement ou géographiquement exclus.

Et à une plus petite échelle, je pense que c'est une solution idéale pour la formation continue des enseignants. Cela permettrait une offre nationale donc large, cela économiserait les frais de déplacement et de remplacement des enseignants, et le public relativement homogène simplifierait les choses. C'est ce qu'il faut faire. Sérieusement. Absolument. 

jeudi 27 février 2014

A-Politique ?

Dans ma commune, comme dans de nombreuses petites communes, les listes ne sont pas toujours affiliées à des partis.
Une liste d'opposition contre le maire sortant se monte. C'est une liste apolitique, nous explique-t-on pour recruter. Peu importe votre tendance, inscrivez-vous, nous ne travaillons que pour l'intérêt de la commune, nous sommes apolitiques.

Bien sûr ils ne le sont pas, il n'est que de lire le fil Twitter du candidat en tête de liste pour le vérifier. Mais ce n'est pas mon propos ici. Je n'entre pas dans la campagne, ni dans des querelles personnelles.

Non, mon propos ici est de dire que cet argument est le pire possible pour me recruter, moi.
Je ne suis pas apolitique. Je ne veux pas d'une liste apolitique. Au contraire. Je veux être dans le politique, le plus possible dans le politique, je crois que c'est notre seule chance.
Je crois que nous sommes des animaux politiques, que c'est la seule chose qui nous sépare de la barbarie, en ce sens je suis en plein dans l'héritage grec.
Le politique, c'est la polis, la vie de la cité, le vivre-ensemble. Comment un candidat aux municipales peut-il se dire apolitique quand c'est l'antithèse même de ce mandat ?
Le politique, c'est la vision à long terme. C'est la construction d'un monde. C'est le rêve.
Le politique c'est notre seule chance d'échapper au tout-économique, de rappeler qu'il y a des visions et des valeurs qui transcendent les contraintes matérielles et financières, qui les dépassent, qui doivent primer sur elles.
Le politique c'est ce qui nous polit, ce n'est pas seulement un jeu de mots, c'est ce qui fait que nous continuons à nous parler plutôt que de nous frapper, c'est ce qui fait que nous nous efforçons d'arranger les choses, jour après jour, de corriger ce qui fait mal.
Je ne suis pas apolitique.
Je ne veux pas moins de politique.
J'en veux plus.

jeudi 20 février 2014

Cassandre

Je suis triste. J'ai peur, aussi, d'une certaine façon. La peur des parents, viscérale, paradoxale et sans la moindre originalité. Peur pour mes fils et le monde dans lequel ils vont grandir.
Nous avons tellement de chance, je l'ai dit souvent. Nous vivons en un lieu, en un temps où il fait bon vivre. En un lieu, en un temps de paix.
Mais je ne peux plus écrire : en un lieu, en un temps de progrès.
Je n'en suis plus sûre.
Je crains même le contraire.

Nous vivons dans un temps où les gens ont peur et se replient.
 Où ils veulent chasser l'Autre, l'Etranger.
 Où ils veulent revenir en arrière, vers un monde qui leur apparaît plus rassurant, travail famille patrie.
 Où ils ont peur de tout, non seulement des étrangers mais des femmes et de leur ventre, des femmes et de leurs choix, des homosexuels, de l'Europe, des intellectuels, et même des enseignants.
Ils ont peur de tout ce en quoi je crois.
Ils veulent voter (et parfois le font) pour repousser les étrangers hors des frontières, pour interdire l'avortement. On leur dit des énormités incroyables (enseigner la masturbation à la maternelle, sérieusement !) et ils le croient.

Je ne les méprise pas de le croire. J'en suis effarée.
Ils le croient parce qu'ils ont peur, parce qu'ils se replient sur ces facettes de leurs identités qu'ils imaginent menacées (les identités meurtries et meurtrières, on n'en sort pas).
Ils le croient parce qu'ils n'ont pas les codes pour savoir ce qui est possible ou pas, ce qui se fait vraiment dans les écoles, pas les codes pour savoir qu'on les utilise et qu'on leur ment, parce que ce sont toujours aux faibles qu'on s'en prend, et que cela ulcère toutes mes tripes d'enseignante.

J'en suis effarée et triste et furieuse, et je ne peux rien faire. Je peux dire et écrire tant que je veux, ils ne m'entendront pas ni ne me liront, et si par hasard ils le faisaient, cela ne servirait à rien.
A leurs yeux, je suis au service de l'Ennemi. Je suis une de ces intellectuelles privilégiées, fonctionnaire de l'Éducation Nationale, électrice de gauche. Ils ne me croiront pas.
Et soudain voilà que je suis Cassandre.

Je suis Cassandre.
Je dis : c'est ce qui fait que la Suisse est magique, que la France est lumineuse, que l'Europe est merveilleuse, la multiplicité des gens qui la fondent, la Babel de ses langues, la mosaïque de ses cultures.
Je dis : c'est ce qui fait que demain peut être plus beau encore, malgré les difficultés économiques, ce sont des progrès qui ne coûtent rien, les progrès du cœur, les progrès humains, tendre la main à ceux qui sont différents et voir enfin qu'ils sont nos frères.
Je dis : je suis comme vous, comme vous, j'ai deux fils, ils sont tout petits encore mais je veux qu'ils soient libres de rêver et de cuisiner plutôt que de jouer au foot s'ils en ont envie, et je veux qu'ils respectent les filles comme leurs égales en tout et  ne les voient pas comme des Demoiselles en Détresse, et je veux qu'ils puissent envoyer une carte de Saint Valentin à leur meilleur copain si ça leur fait plaisir, pourquoi pas, quelle différence y a-t-il entre amour et amitié quand on a trois ans ?
Et je dis : c'est cela qu'il faut faire, construire un rêve, voir loin, recommencer à vivre ensemble, agir où on le peut, où le politique et l'humain continuent de transcender l'économique. Aimer. Construire. Enseigner. Partir vers les étoiles.

Mais je suis Cassandre.
Ils ne m'entendent pas, et ils ont peur.
Et la France, la Suisse, l'Europe, se referment comme un poing. Et les poings fermés ne servent qu'à une chose : à frapper.

Il me reste à continuer, bien sûr. A faire ce que je peux, chaque jour, en maman, en femme, en enseignante, pour que les poings se rouvrent, et que les miens ne se ferment jamais. Et me dire que je devrais faire plus. Qu'il faudra bien, un jour ou l'autre, que je fasse plus, que je m'engage sinon pour de vrai (car ils sont très vrais, ces petits engagements quotidiens) disons "pour de grand". Puisse un parti porter mes rêves.

lundi 10 février 2014

Le Pacte des Rêves


Berne, 09.02.2014 - Les citoyens suisses ont accepté l’initiative populaire "contre l’immigration de masse"


« Moi je crois... à l'imagination dorée des Celtes, à l'imagination luxuriante des Tropiques... à celle du vaudou aussi — mais j'ai des doutes quant à l'imagination suisse. »
Hugo Pratt, Corto Maltese, Les Helvétiques

Il y a des années que j’ai découvert le secret de la Suisse. Je n’y ai pas grand mérite. Je n’ai pas affronté pour cela d’innombrables épreuves, pas accompli de longues quêtes initiatiques.
C’était un peu par hasard, certainement, comme tout ce que l’on découvre. Et puis j’ai toujours pu parler amicalement avec les Rêves et leur Seigneur.

Avant cela, j'étais comme Corto. Comme tout le monde. La Suisse n'avait rien à voir avec l'imagination. C’était un pays de fromages sans trous, de chocolat avec trop de lait, de pommes sur la tête, de banques, et de soldats qui restent à la maison ou montent la garde à la porte du Pape.
Seulement voilà, Hugo Pratt a choisi de vivre en Suisse. Et Rousseau était Suisse. Et Cendrars aussi, et Nicolas Bouvier. Ou oublie tout ça. On les croit Français.

Est-ce qu'on se tromperait alors ? Est-ce que tout le monde se tromperait ? Qu'y a-t-il donc de si spécial en Suisse ? ai-je demandé une nuit à Morphée.
J’étais blottie dans un rêve alpin, sur un lit d'enfant à montants de cuivre, posé sur un chemin de montagne, avec vue sur la vallée — et il a souri :
«  Mais la Suisse est un rêve.
— Tu plaisantes, là.
— La Suisse est un rêve, vraiment. Elle est née dans les Rêves. Et le pacte entre elle et mon royaume n'a jamais été rompu. »
Je l'ai regardé sans oser le croire. Il s'est installé plus confortablement sur le bord de mon lit, pour m'expliquer.
«  Comment crois-tu qu'elle aurait pu naître, sinon ? Et survivre ? Allons, une absurde confédération de cantons, à l'ère des Empires médiévaux ? Pile au carrefour des plus rudes belligérants d'Europe ? Des cantons qui ne parlent pas la même langue, ne s'agenouillent pas dans les mêmes temples ? Qui se toquent de démocratie directe mais engrangent les réserves d'or les plus célèbres de la planète ? Ça te semble réel ? Ça te semble pouvoir être autre chose qu'un rêve ?
— Oh, Dieu, dis-je. Alors c'est pour cela qu'on raconte que le Graal, et Fafnir et les Nibelungen, ont séjourné en Suisse. Dans les Rêves, en fait. Et pour cela que tant de rêves y sont nés, aussi.
— Tout à fait. La Réforme. Le mouvement Dada. La Société des Nations. Il y a même une ville de Sion, en Suisse.
— Et Hugo Pratt le savait, bien sûr, c'est pour ça qu'il s'est installé ici, et que la pension des Helvétiques s'appelle Pension Morphée, rêves garantis.
— Les écrivains le devinent, oui. Ils ont toujours eu un accès privilégié au Rêve.
— Et ils ne sont pas les seuls, n’est-ce pas ? Sissi vient y mourir en connaissance de cause, pour vivre à jamais dans les Rêves. Borges non plus ne s'y est pas trompé, lui qui connaissait mieux que quiconque les labyrinthes du rêve et de la réalité, de la vérité et de la fiction.
— C’est pour cela aussi que les Suisses ont toujours accueilli les Rêveurs, cela faisait partie du Pacte. Les accueillir et les laisser partir. Les rêveurs de Dieu, les huguenots. Les rêveurs politiques comme Lénine. Les rêveurs littéraires, Hermann Hesse, Thomas Mann et les autres. »
Je suis restée silencieuse un moment, appréciant la portée de cette découverte, tout ce qu’elle me permettait de comprendre, de la Suisse sauvegardée pendant les Grandes Guerres jusqu’à mon propre amour pour ce pays.
« Et il en sera toujours ainsi, sourit Morphée. La Suisse s'est bâtie dans le Rêve, elle lui reste liée. C'est un des secrets les mieux gardés d'Europe. »

C’était il y a des années. Je n’y pensais plus vraiment. La Suisse est devenue — a toujours été, peut-être — un rêve familier où l’on s’endort sans y penser.

Mais la nuit dernière, je n’arrivais pas à trouver le sommeil.

Quand finalement je me suis retrouvée auprès de Morphée, nous étions au sommet d’une haute tour, loin de la vallée alpestre, et son visage était sombre.
Je n’ai pas osé lui poser la question. Pas tout de suite, pas trop violemment. A la place, j’ai demandé :
« Je comprends bien quel est le rôle des cités cosmopolites dans le Rêve, de Genève, de Bâle, de Zurich… Mais les cantons du centre, les montagnes, ou même le Tessin… c’est pourtant dans de tels cantons qu’est né le Rêve. Quel est leur rôle ? »
Il a détaché son regard, péniblement, de la vallée engloutie par la nuit.
« Les Rêveurs qui se rassemblent en Suisse viennent y trouver un asile. Un havre. A quoi ressemble un tel havre, dans les Rêves ? »
Mes propres rêves sont un peu particulier, à ce sujet, mais bien sûr il a raison. Un asile, un havre, un Heimat, un homeland, c’est bien cela : une vallée verdoyante, protégée par des montagnes, des chalets de bois, des feux de cheminée, de vieilles traditions, toute cette imagerie de Heidi dont nous rions, parce qu’elle est devenue caricaturale, mais dont le rôle est crucial. C’est parce que ces endroits existent que la Suisse peut jouer son rôle dans le Pacte des Rêves. Un asile se conçoit juridiquement, certes, mais avant tout symboliquement. La Suisse doit ressembler à un Havre pour en être un.

Et il faut bien que j’en vienne au sujet, à la cause de mon insomnie, une insomnie si grave qu’elle atteint le Seigneur du Sommeil en personne.
« Que se passe-t-il alors s’ils oublient ? S’ils cessent de préserver cet équilibre surnaturel entre conformisme et modernité, entre ouverture et repli ? Que se passe-t-il s’ils cessent d’accueillir les Rêveurs en exil ? Si le Pacte est rompu, finalement ? »
Morphée me regarde. Il est triste comme le monde peut l’être, d’une tristesse de pierres et de montagnes, et en même temps d’une tristesse de mère. S’il était un autre, il pleurerait.
Il ne pleure pas mais ses yeux sont plus sombres que jamais et il dit :
«  Alors les Suisses se réveillent. Le rêve est fini. »