Nous ne parlons jamais de cela. Nous parlons pour nous plaindre et 
pour railler, pour rendre compte et déplorer, pour combattre et pour 
regretter. Quand, si rarement, nous écrivons sur quelque sentiment 
positif, il faut que ce soit l'amour fou, ou la sérendipité.
J'aime l'amour fou et la sérendipité, bien sûr.
Et comme tous les autres je raille et je me plains.
Mais je rends grâce. De plus en plus souvent, ces temps-ci.
Humblement, émerveillée de ma chance.
De
 vivre là où je vis, sur la frontière poreuse de deux Etats en paix 
depuis longtemps, dans un pays de beauté, où montagnes et lacs jouxtent 
la ville et ses théâtres.
De vivre avec qui je vis, un merveilleux compagnon, un adorable petit garçon, bientôt un deuxième.
Que nous soyons tous en bonne santé.
Que
 nous ayons deux formidables et disponibles grands-mères, nous 
permettant ce luxe que si peu de jeunes parents peuvent se permettre, de
 sortir parfois le soir.
Que nous travaillions tous deux et 
gagnions raisonnablement notre vie, vivions dans une jolie maison (même 
si nous n'en sommes pas propriétaires). Que mon travail me permette de 
lire, de rencontrer des jeunes gens passionnants de toutes nationalités,
 et cependant de passer un peu de temps avec mon fils.
Que nous 
riions tous les trois (bientôt quatre), jouions, allions parfois nous 
baigner dans le lac, racontions des histoires, achetions des livres, 
réservions des places de théâtre.
Que certains de nos amis vivent 
assez près pour nous voir régulièrement, et que les autres soint 
présents malgré tout, par la grâce des Réseaux.
Que nous ayons 
encore ce refuge enchanté du Jura, cette vallée fraîche et secrète où 
les quatre saisons nous comblent de merveilles.
Je ne le dis pas, pas assez, je suis comme les autres. Mais j'y pense, souvent.
Avec
 la culpabilité diffuse de mes ancêtres catholiques, chaque fois que 
j'entends les nouvelles de Syrie, d'Egypte ou d'ailleurs. Celle qui nous
 fait signer les pétitions, donner aux associations humanitaires — 
lâchement, mais.
Mais je rends grâce. Publiquement, pour une fois. Merci. Même si je ne sais pas à qui je dis merci.