Migraineuse d'aussi loin que remontent mes souvenirs, je croyais connaître la douleur, la connaître comme une vieille bête familière mais jamais apprivoisée, qui se laisse brider quelquefois pour mieux vous mordre au sang quand vous relâchez votre vigilance.
Je connaissais ses pièges, ses appeaux, les signes qui annoncent sa venue, la piste qu'elle laisse dans le corps. Je connaissais sa trompeuse facilité, parfois, le soulagement, l'abandon, quand on cesse de combattre et se laisse porter par la vague, quand on se laisse couler à pic et que la noyade est presque heureuse.
Je connaissais ses variantes, ses à-coups, la douleur qui pulse et celle qui lance, la douleur qui vous frappe sur l'enclume et celle qui vous envahit comme un serpent, la douleur qui vous interdit toute pensée et celle qui vous laisse glisser dans des rêves souffrants, aux marges du cauchemar.
Mais non. Il y a d'autres douleurs, d'autres sens. J'ai exploré, ces derniers jours. J'espère pouvoir maintenir ce passé. J'espère pouvoir en rester là. Je sais qu'il y a pire encore, bien pire, dans certaines chambres d'hôpital, des douleurs qui ne finissent pas.
Il y eut le sang. Son goût amer et visqueux, son goût de maladie, les taches qu'il laissait sur ma langue, sur mes lèvres, sur mon menton. La marée sombre qui noyait mes dents. L'écarlate qui suintait de ma gencive. Ce n'était pas vraiment douloureux. Juste répugnant. Sottement inquiétant. Nous n'aimons pas voir s'échapper ce fluide.
Il y a eu les interventions de Thomas et de Jean-Christophe, leurs instruments aigus s'insinuant dans la plaie à vif, espérant endiguer de flux. C'est la seule larme que j'ai versée. C'était, pourtant, la douleur la plus brève.
Il y a eu la compresse qu'il fallait serrer très fort sur la plaie, la douleur masochiste et nécessaire, la douleur que l'on s'inflige soi-même, mais pour la bonne cause. Celle-là est périlleuse et en appelle à nos faiblesses: on pourrait la faire cesser, on pourrait desserrer la mâchoire, appuyer moins fort, on pourrait... Mais le docteur a dit. Alors on serre les dents. Ô l'ironie de ce cliché. On serre les dents pour résister, pour obéir, on serre les dents pour se faire plus mal encore.
Il y a eu les surprises. Car la douleur est une bête vicieuse à la tactique bien rodée. De temps en temps, elle fait retraite, se replie, disparaît, tout semble rentré dans l'ordre. Vous découvrez, incrédule, la joie ineffable qui naît simplement de son absence. Quelle paix, quelle énergie vous avez alors. Et puis, quand vous vous y êtes bien habitué, quand vous avez avalé quelque aliment, écrit un ou deux mails, fait un ou deux projets — elle resurgit. La plaie s'ouvre à nouveau. Et rien, rien ne pouvait le laisser prévoir. Vous n'avez pas commis d'erreur, pas brisé de règle, ce n'est pas votre faute — mais elle est là. Tout recommence.
Et puis? Et puis la douleur de cette nuit.
Ce qui est étonnant avec la douleur, c'est qu'elle peut toujours empirer. Elle aime bien vous laisser votre lucidité. C'est plus drôle. Comme vous êtes lucide, vous pouvez essayer d'élaborer des parades. Souvent, la douleur les laisse fonctionner, quelques minutes. La douleur aime se nourrir de votre espoir. Vous absorbez de la glace, précautionneusement, en localisant les bouchées avec précision pour que l'anesthésie se répande. C'est glacé. En d'autres circonstances, vous auriez mal. Mais là, bien sûr, le froid cuisant ne compte pas puisqu'il efface l'autre douleur, la pire, les aiguilles qui percent violemment votre gencive, en cadence. Cela fonctionne. Vous en êtes presque surpris. Et puis vous avez fini votre glace. Et, en moins d'une minute, tout recommence. Vous ne pouvez pas vous empiffrer de sorbets toute la nuit. Vous essayez autre chose, vous vous souvenez de la poche glacée au congélateur, pour rafraîchir les fronts brûlants, vous l'enveloppez d'un torchon et la serrez contre votre joue. Anesthésie artisanale. Vos doigts aussi sont anesthésiés. Et vous grelottez. Mais la douleur reflue, figée par la glace. Vous pouvez presque penser normalement. Et puis la poche se réchauffe. Tout recommence.
Vous avez toujours cru que l'esprit avait pouvoir sur la chair. Vous êtes, fondamentalement, une stoïcienne. Cette souffrance ne vous abattra pas. Vous vous lancez dans d'absurdes exercices de concentration. Vous vous racontez des histoires où vous êtes une courageuse blessée de guerre, et vous pouvez presque sentir dans votre main celle d'un bien-aimé, à votre chevet. Vous lancez à la bête des défis. Vous commencez à découper le temps en petits carrés de résistance. Vous devenez la chèvre de Monsieur Seguin. Vous vous obstinez sur des pensées abstraites, vous constatez à quels points sont précis et étonnants les sens humains, à quel point vous pouvez sentir chacune des perforations, vous les comptez comme des moutons. Vous vous posez des questions morales et vous interrogez sur la résistance à la torture. Est-ce que vous révéleriez des secrets pour faire cesser cette douleur? Mais vous n'avez pas de graves secrets à révéler. Est-ce que vous dénonceriez des amis? Non, vous ne le feriez pas, s'ils risquaient la mort, vous ne le feriez pas, même maintenant, c'est une pensée rassurante.
Et si vous aussi risquiez la mort, vous le feriez, alors? Vous ne savez pas. Vous espérez que vous tiendriez. Vous espérez ne jamais savoir.
Il est plus d'une heure du matin. Vous vous dites que la poche réfrigérée a peut-être assez refroidi et vous vous levez pour aller la chercher. Elle fait moins d'effet que la première fois. Vous vous demandez pourquoi le corps s'accoutume aux anti-douleurs et pas à la douleur elle-même. Mais peut-être qu'il s'accoutume. Peut-être que vous hurleriez, sinon, pleureriez, peut-être que vous vous évanouiriez, sinon.
Alors vous tenez.
Et puis, à 2h20, vous craquez. Vous appelez un médecin. On vous fait une piqûre. Bientôt, vous dormirez.
Mais vous n'êtes pas fier de vous. Vous vous sentez faible, avilie. Vous auriez préféré que l'histoire finisse sur votre victoire.
La bête ricane.
5 commentaires:
Ma Breda... tout cela me rappelle de longues heures de douleur, des mois durant. La douleur qui vous réveille, qui attaque comme tu le dis, qui rend fou de rage et d'impuissance. Cette douleur qui me fait penser qu'il n'y a qu'une vraie douleur, qui est la douleur physique. Ma moitié compatit avec toi: il est hélas lui aussi un habitué. Nous espérons que tu vas mieux. Je t'embrasse. PS: nouvelles notes , nouvelles photos sur mon blog
Non, c'est faux, Shaya.
Je vis dans la douleur chronique. Mais cette douleur, avec la volonté j'arrive à l'endurer. Ce qui me tue, c'est la douleur morale causée par l'incompréhension de l'entourage et des pouvoirs publics, parce que ma maladie est orpheline et qu'on la nie. Et ce qui me tue, c'est de constater la diminution de mes facultés mentales, et de savoir que cela ne va faire qu'empirer. Cette diminution-là est physiquement indolore. Mais c'est la plus atroce de toutes mes douleurs. Et elle est aussi vraie que les autres.
Ah la douleur, elle nous épuise, nous use, et nous diminue à force de lutter....
Quel est ce mal dont tu souffres ??? Et dont tu dis qu'il diminue tes facultés mentales ?
Je suis peut être indiscrète mais ta note m'appelle
bises
Pour moi, c'était un banal problème dentaire.
Mais pour Cyndaril, il s'agit d'une maladie orpheline appelée fibromyalgie.
Aujourd'hui c'est la journée internationale de la fibromyalgie, d'ailleurs.
http://argemmios.blogspot.com/2006/05/fibromyalgie.html#links pour ma note spécifique à ce jour.
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