C'est un texte pour enfants. Ce n'est pas un texte pour enfants. Mais c'est écrit, sans doute possible, pour et par le Petit Magicien.
L’Ours
qui Voulait Démourir
C'est un Muséum d'Histoire
Naturelle. A l'ancienne, avec salles immenses, balustrades de fer forgé,
squelettes de dinosaures, animaux empaillés, et visiteurs de tous âges, surtout
les jours de pluie.
Un petit, petit garçon, sur la
pointe des pieds, trop petit encore pour lire les étiquettes, interroge sa
maman : « Est-ce que
c’est un vrai ours ?
— Bien sûr, chaton.
— Pourquoi il ne bouge pas, alors ? »
La maman hésite, bien entendu, et se décide pour la vérité : « Parce
qu'il est mort, chéri.
— Il est mort ? »
L'enfant écarquille les yeux. Il est à l'âge où la mort, c'est
très intéressant. Puis lui aussi se décide :
« Alors on le ramène sur la banquise, pour qu’il démeure.
— Pour qu’il
y demeure ?
— Mais non maman, pour qu’il DÉmeure, pour qu’il ne soit plus
mort. »
C'est là que naît l'histoire. Car la maman pourrait expliquer à
l'enfant, tristement, comme expliquent les adultes, que de la mort on ne revient
pas. Que c'est la raison d'ailleurs pour laquelle le verbe démourir n'existe pas.
Mais cette maman-là regarde son petit garçon, puis l'ours blanc
gigantesque, et répond :
« Ma foi, pourquoi pas ? »
Et quelques nuits plus tard, elle vient le chercher dans son
lit, tout doucement, un doigt sur la bouche, et l’habille bien chaudement.
« Où va-t-on, maman ?
— Ramener l’ours chez lui. »
Et tout doucement, avec ces pas de somnambules qui sont ceux des
enfants la nuit, qui ne savent pas trop s’ils marchent pour de vrai, ils
arrivent sur le port. Un grand navire est à quai. Un navire comme vous en voyez
plus souvent dans les livres que sur les ports : avec des voiles, et des
mâts, et des passerelles où montent des marins portant de lourdes caisses.
La plus grande de ces caisses ne porte aucune inscription.
« C’est l’ours. » dit la maman.
Le capitaine est un homme au teint sombre, aux cheveux sombres,
à l’humour sombre. Dans cette histoire ou une autre il est l’oncle de la maman.
Il ne lui ressemble pas du tout, mais il ressemble tout à fait à un capitaine,
et c’est cela qui est important.
Il n’ébouriffe pas les cheveux du petit garçon et ne fume pas la
pipe. Il ne porte pas de jolie veste bleue et blanche. Mais il ressemble au
genre de capitaine qui embarque la nuit avec une cargaison
peut-être-bien-volée, et c’est cela qui est important.
Le petit garçon possède une boussole. Il l’ouvre et montre
l’aiguille rouge : « C’est facile, dit-il. Nous allons au Nord !
— Souvent. » admet le capitaine. Et il donne l’ordre de
lever l’ancre.
Ce soir-là, sur le pont, ils parlent de la banquise.
« Tu y es déjà allée, maman, au pays des Esquimaux ?
— A vrai dire, non. Mais je crois qu'on les appelle des Inuits,
en fait, pas des Esquimaux. »
Inuit, c'est difficile
à dire pour un petit garçon. Ennui ? Inouï, avec un féminin en -te ? C'est peut-être pour ça qu'ils
parlent tout le temps d'Esquimaux dans les livres pour enfants, parce que c'est
plus facile à prononcer. Inuit, comme
-i- et comme la nuit.
« Il fait toujours nuit, là-bas ?
— Non, l'été c'est même le contraire, le soleil peut briller
jusqu'à minuit.
— Minuit, ça rime avec
inuit ? »
Un matin, la neige est là. Et cette fois, c'est la maman qui
interroge le capitaine. L'enfant se tait, yeux écarquillés par tout ce blanc.
« Est-ce vrai, demande-t-elle, que les Inuits ont
cinquante-deux noms pour la neige ?
— C'est un mythe.
— Combien en ont-ils ?
— C'est un mythe, ma chère. Les hommes ont envie de le croire,
comme toi. Ils voudraient que le langage révèle les secrets de l'univers.
— Combien en ont-ils, alors ?
— Sept, pas plus, des mots que nous comprenons tous et qui
existent aussi dans notre langue. Poudreuse, flocon, neige cristallisée...
— Moi je peux en trouver plus ! » L'enfant s'est levé sans
bruit et emmêlé aux jambes de sa mère.
« Allons-y alors : neige en brique !
— Pour construire des igloos. Neige à manger ! Moi j'aime bien
manger de la neige.
— Neige à laver !
— Comme du savon ? Ca doit être drôlement froid ! Neige rôtie !
Comme ça c'est plus chaud. »
Ainsi le petit garçon et sa mère déclinent les noms qui
n'existent pas, tandis que le capitaine, un peu à l'écart, secoue la tête.
Les Inuits auraient cinquante-deux noms pour la neige. Ou sept.
Ou vingt. Mais un seul pour la mort.
Ils voguent vers le nord. Quand il y a beaucoup de neige, et
qu’on file plein nord, et qu’on est un tout petit garçon, on ne sait plus trop
distinguer le jour et la nuit.
Ils voguent le jour et la nuit, et longtemps.
Mais bien sûr il faut s’arrêter de temps en temps dans des
ports, pour acheter de l’eau, et de la nourriture, et ne pas finir comme le
petit navire de la chanson.
C’est aussi comme cela qu’on rencontre des gens, et que
l’histoire avance.
On en rencontrerait trois, par exemple. C’est un bon chiffre
pour une histoire.
Le premier est un vieux monsieur sur une île, quelque part dans
la mer du Nord. Le petit garçon n’a pas retenu le nom de la ville, ni de l’île,
ils sont trop compliqués. Mais c’est un vieux monsieur que sa maman connaît, et
aussi le capitaine, comme se connaissent les gens qui lisent beaucoup de
livres, même s’ils ne se sont jamais rencontrés.
Le vieux monsieur qui
vivait avec des livres
Il vivait avec des livres
depuis si longtemps qu'il ne les distinguait plus vraiment du monde, qu'il
lisait le monde comme un livre. Tout de suite, il reconnut nos héros comme les
personnages d'une histoire, très faciles à identifier. Le capitaine mystérieux
qui était peut-être bien le Hollandais Volant, la dame qui était sa fille, ou
sa sœur, ou sa bien-aimée (sa nièce, lui répétait-on, mais ça ne collait pas à son histoire), et le
petit garçon fragile et
rêveur (pourquoi fragile ? lui demandait-on. Pourquoi les enfants rêveurs
seraient-ils forcément fragiles ? Quel cliché idiot. Ce sont peut-être les plus
forts de tous.)
Et l'histoire de l'ours qui voulait démourir, il en faisait son
affaire aussi, il leur raconta même
la fin :
« Après bien des aventures, le petit garçon interroge les grands chamans du Nord
qui rappellent l'esprit de l'ours. Et l'ours lui répond de loin, de très loin.
Il lui demande en grondant pourquoi il dérange son esprit. Il lui intime de le
laisser en paix, car jamais il n'a demandé à revenir. Et le petit garçon comprend que ce n'était pas
l'ours qui voulait démourir, c'était lui-même. »
L'enfant, la mère et le
marin le regardaient, silencieux. Il crut bon d'ajouter :
« Un conte classique d'acceptation de la mort. »
Le petit garçon, inquiet soudain, leva les yeux vers sa
mère. Elle se leva et voilà que sa tête touchait presque le toit (c'est le
plafond qui était bas, mais l'effet était tout de même impressionnant) et
déclara : « Acceptez-la donc, vieil homme. Mais c'est votre histoire, pas
la nôtre. » Et les étoiles se rallumèrent.
La deuxième est une Inuit, une vraie de vrai, une du pays des
ours qui a un nom très facile, cette fois, parce qu’il s’appelle le Pays Vert
en anglais et le Pays des Inuits en inuit. On aurait pu croire que tout est
blanc, dans ce pays, mais ce n’est pas vrai du tout. Même les maisons sont de
toutes les couleurs.
C’est une fille pas beaucoup plus grande que le petit garçon.
Ils se sont assis dans un coin et pendant que les adultes parlent, ils se
racontent des histoires. Je ne sais pas trop en quelle langue : sans doute
dans celle des enfants.
La petite fille
inuit
Ce ne fut pas tout de
suite — c'est l'histoire que je vous raconte, mais il y avait beaucoup d'autres
histoires dans la tête du petit garçon,
des histoires de lions et de sorciers, de monstres et de lutins, des histoires
simples et emmêlées de sa vie de tous les jours. Mais finalement il lui raconta
celle de l'Ours qui Voulait Démourir, du navire, de la caisse qui le
transportait.
Et la petite fille l'écouta attentivement. Puis elle dit :
« Je ne vois qu'une seule fin à ton histoire. »
Il eut très peur.
Il se souvenait de la fin du vieux monsieur et il lui semblait que s'il
l'entendait une deuxième fois, il aurait plus de mal à la rejeter.
Mais la fillette raconta :
« Le petit garçon
arriva au bout de sa quête, seul dans le froid du grand Nord, sur la banquise où vivent les ours. Et enfin, la
caisse remua, se secoua, comme un œuf qui cherche à éclore. Les morceaux de
bois tombèrent de part et d'autre, et l'ours était là. Vivant. Maigre, avec des
yeux de fantôme.
— Et alors ?
— Alors il dévora le
petit garçon. »
Ce soir-là il pleura
longtemps dans les bras de sa mère. Et elle lui demanda : « Veux-tu
rentrer à la maison ? Nous pouvons, si tu veux. »
Et il hésita. Peut-être
même qu'il répondit oui, tout doucement, contre les vêtements de sa mère. Mais
tout de suite après il cria « Non, non ! Je veux continuer ! »
Ils continuent. En traîneau, car ils sont trop loin au nord pour
qu’un navire — même ce navire-là — puisse percer les glaces.
Le troisième est un vieillard, plus vieux encore que le vieil
homme avec ses livres, plus sage encore que la petite Inuit.
N'allez pas croire qu'il porte un manteau rouge, ni une hotte,
ni qu'il ponctue ses phrases de tonitruants Ho
Ho Ho ! Pourtant il ressemble au Père Noël. C'est difficile à expliquer à quelqu'un qui ne l'a pas vu — et
si vous l'aviez vu, ce serait évident, et je n'aurais pas besoin de
l'expliquer. Il lui ressemble parce qu'il est très ancien (pas vieux à proprement
parler), parce qu'il est évident que sa barbe est blanche et impossible de
déterminer la couleur de ses yeux (même de très près), parce qu'il sent à la
fois la neige et le feu de cheminée, parce que les enfants l'aiment
immédiatement. Et les mamans qui sont en fait des enfants déguisées. Alors que les capitaines cyniques,
eux, préférent s'éloigner et ne pas lui adresser la parole, pour préserver leur
réputation.
Le vieillard qui
ressemblait au Père Noël
Le capitaine s’était
éloigné mais les traîneaux restaient, devant la maison de bois du vieillard. La
caisse de l’ours était là, sur un traîneau. Elle était de plus en plus grande,
cette caisse. Peut-être parce que l’histoire durait, et que l’ours grandissait.
Ou peut-être parce que le petit garçon ne la regardait pas sans crainte, depuis
la réponse de la fillette Inuit.
Mais le vieillard sourit,
et dit : « C’est bien. Vous m’avez apporté un cadeau. » Car il adorait les
cadeaux et il n’en recevait pas souvent. On posa la caisse devant la porte —
elle était bien trop grande pour la passer — et le vieillard les invita à
l’intérieur. Ils burent du thé et mangèrent des gâteaux aux épices : c’est
toujours ce qui se fait dans ces moments-là.
« Je n’ai pas souvent de cadeau, dit le vieillard, mais quand on
m’en offre, ils sont toujours très rares, et merveilleux. Qu’y a-t-il dans le
vôtre ? »
La maman sourit à l’enfant. Les petits garçons, eux, ont
l’habitude de recvoir des cadeaux plutôt que d’en offrir. Mais enfin il
murmura, juste assez fort pour être entendu :
« C’est un Ours qui veut Démourir.
— Ah, dit le vieillard, paisiblement et sans surprise. C’est
bien. Il m’en manquait un. »
La nuit tomba. Il faisait beau et très froid,
mais les épices des gâteaux vous réchauffaient le cœur. « Il est temps de rentrer. »
dit le capitaine en resserrant le chargement des traîneaux.
« Mais l’Ours ? demanda le petit garçon.
— Regarde. » répondit la maman. Et il se retourna.
La caisse, la si grande et si large caisse, était toujours posée
devant la maison du vieillard. Mais elle était ouverte, et vide, sous la lune.
Des empreintes en partaient dans la neige : des empreintes de bottes, et
de pattes d’ours.
Et c’est tout ?
Mais le capitaine les ramène vers la côte, et vers le navire.
Vers la chaleur, et cet endroit de plus en plus lointain, de plus en plus
étrange, qui était la maison.
Et la nuit suivante, alors que le petit garçon se tient sur le
pont à nouveau, la main dans celle de sa maman, et qu’il regarde le ciel, un
traîneau passe entre la neige et les étoiles. Ce ne sont pas des rennes qui le
tirent, mais quatre ours blancs. Le quatrième est vraiment très grand.
« Mais les trois autres ? demande le petit garçon.
— Ils sont sans doute là depuis longtemps, mais un attelage de
trois, ce n’est pas très pratique », dit la maman.
Et le capitaine poursuit (il parle sérieusement, et c’est une
chose rare) : « Ils ne sont pas nombreux à arriver ici, mais il en
vient de temps en temps. Pas les plus forts. Mais les plus fous. Il n’y a pas
beaucoup d’animaux qui soient fous, moins que des hommes. Certains viennent
seuls, ils marchent vers le nord, jour et nuit, jusqu’à n’être plus que des
fantômes d’ours, des ombres de rennes sur la neige. Certains plongent dans des
lacs pleins d’étoiles, mais froids comme la glace, pour y pêcher la lune.
— Moi je voudrais bien pêcher la lune ! »
s’enthousiasme le petit garçon.
Mais la maman secoue la tête : « Pas cette
fois. »
Et il s’endort dans ses bras.
Il est difficile de
raconter cette histoire. Le petit garçon le comprend bien. D’abord, il n’est
pas trop sûr de la fin. Et puis, personne ne le croira, surtout pas son
meilleur ami.
Les petits garçons
rêveurs ont toujours un meilleur ami terre à terre et sceptique. Peut-être un
lecteur sceptique, aussi, qui dit que rien n’est vrai, que l’ours n’était pas
dans la malle, tout simplement, n’y a jamais été, que s’il retourne au Museum, il le
verra bien.
Retournons-y.
C’est un drôle d’ours
blanc, avec une fourrure synthétique et des rouages. Il bouge ! Il abaisse
la tête, ouvre la gueule, et les enfants poussent des cris de joie.
Mais les adultes protestent et se lamentent : « Qu’est-ce
qui a pu leur prendre ?
— Vraiment ! est-ce un Museum d’histoire Naturelle ou un
Village de Noël ?
— Cela révèle
bien des choses sur notre société, oui, sur son refus de la mort, sur son
politiquement correct, et aussi sur son goût du spectacle.
— Des automates à la place des ours empaillés ! »
Et ils hochent la
tête avec désapprobation.
Mais le petit, petit garçon serre fort la main de sa maman. Ils se sourient. Et savent bien
pourquoi il a fallu remplacer l’ours.
L'Ours qui Voulait Démourir de Delphine Imbert est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
1 commentaire:
Ouh j'adore ! Quel bel album à illustrer... :)
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