mercredi 18 mars 2009

10 LIVRES… (5)

Arthur Rimbaud, Une saison en enfer.

Peut-on, à dix-sept ans, ne pas aimer Rimbaud ?
Peut-on ne pas l'aimer, vraiment ?

Oh, quelles qu'en soient les raisons, bonnes ou mauvaises, l'aimer pour sa précocité ou pour son abandon, l'aimer pour son enfance parmi les bourgeois de Charleville, pour ses années au désert, l'aimer pour ce front d'enfant buté ou pour sa beauté du diable, l'aimer pour ses visions ou pour le bleu de son regard, l'aimer pour sa cruauté, ses folies, sa lucidité, ses espoirs toujours renouvelés, l'aimer pour l'ampleur de son être, la dérisoire ironie de sa vie, l'aimer quand il est impitoyable ou quand il est enthousiaste, quand il s'envole ou quand il est rendu au sol.

A dix-sept ans, ne nous sommes-nous pas tous rêvés mages ou anges, pour mieux retomber ensuite sur la terre avec nos mains de paysans et nos rêves de poètes ?

A dix-sept, peut-on ne pas rêver d'amours interdites, de révolutions, de grands déplacements de races et de continents, de réussir enfin l'alchimie que tous nos prédécesseurs ont cherchée en vain, de créer une langue nouvelle, de donner à voir tous les enchantements ?
Ne voit-on pas, à dix-sept ans, tout ce que l'Homme a cru voir et qui n'en finit pas de lui échapper ?

Et à dix-huit ans, ou à vingt, ou à trente, rendus au sol, ne choisissons-nous pas l'exil et l'auto-dérision plutôt que l'amertume ?

Et si l'on est poète, ne serait-ce qu'un peu, dans une toute petite part de nous, là où ça compte,
ne reste-t-il pas toujours à nos côtés, avec ses contradictions, avec ses énigmes, avec son fichu regard bleu de sale gosse qui nous a précédés depuis si longtemps?
Avec ses mots.

A dix-huit ans — on est beaucoup plus sérieux qu'à dix-sept — j'écrivais son agonie.

« Il fait chaud. J’avais oublié qu’il faisait chaud aussi de l’autre côté de la mer. J’avais même oublié que je pouvais avoir “trop chaud”, moi qui grelotte depuis des années. J’oublie tout. Tant mieux.
C’est curieux : je sens encore ma jambe. Il faut baisser les yeux pour vérifier qu’elle a disparu. Bientôt je marcherai avec une prothèse. Je pourrai sans doute monter à cheval aussi.
J’ai même oublié le désert. Non. Mais je ne trouve pas les mots qui rappelleraient son souvenir. Ils croient tous que je ne sais plus penser, représenter, concevoir. Mais c’est le passage aux mots que j’ai perdu, la transcription. A force de parler toutes ces langues, je ne sais plus la mienne. Mais non : quelle connerie ! Comme si ma langue existait ! La seule langue mienne est cette chose rouge et pâteuse dans ma bouche. Aurais-je les mots qu’il me manquerait encore à qui les dire. Personne n’en a besoin, de ces mots. Personne ne comprendrait, de toute façon. Ou peut-être Djami. Où est Djami ?
Isabelle m’écoute mais elle croit que je délire. Elle a peut-être pitié de moi. Ha ! Mais Djami se foutrait de ces phrases et il aurait raison.
J’entends ces sales chiens aboyer.
Du cyanure. Qu’on me donne du cyanure.
J’ai entendu les médecins annoncer ma mort. Les crétins ! Personne ne leur a donc dit que j’étais increvable ? Dans dix jours je serai reparti.
Il paraît que quelques abrutis viendront me relancer jusqu’ici. Ils n’ont pas compris encore que dans le silence bruissant du désert il y avait tous les mots possibles et les seuls à n’être pas faux.
Je ne supporte plus ces chiens.
Isabelle va venir bientôt, et me dire des choses paisibles et tristes et bêtes et belles. Je l’écouterai. Je serai sage et serein, et beau, et stupide. Je répondrai des phrases décousues volées au Coran et à la Bible, et à d’autres choses encore dont je ne me souviens plus. »

Les derniers rayons du soleil viennent frapper le lit de l’homme à la jambe coupée, au visage sillonné de stigmates de fer, de sueur et de sang. Regard bleu étincelant. Que peut-il regarder encore, cet agonisant ?

« Je vais mourir peut-être demain.
Je monterai peut-être comme un cierge vers le paradis du Prophète, ou bien je descendrai à la mer par le fleuve. La mer, enfin ! Ce sera forcément très lent et très silencieux.
Ou bien je ne mourrai pas, car je suis increvable, ils le disaient tous, et alors je saurai que j’avais raison et tout recommencera. Ha ! Quelles conneries je peux dire ! J’ai raison de me taire surtout. Ils diraient que je suis idiot, et ils n’auraient pas tort, même s’ils sont plus stupides encore.
Je retournerai là-bas, près de Djami. Là-bas je me ferai sultan. Je sais maintenant comment je peux m’enrichir. Je ne me ferai plus avoir. Ou bien j’irai rejoindre ma mère à la ferme et je les aiderai. Mais à Charleville ils me retrouveraient, certainement. »

Chatoiement soudain d’une lueur incandescente sur le drap blanc. Des pas dans le couloir, qui ne s’arrêtent pas. Isabelle est-elle en retard ? Il ne sait pas. Il ne sait jamais l’heure qu’il est.

« Je vais mourir bientôt.
Pourtant j’ai vu… des déserts bas tachés d’horreurs iniques… j’ai vu… des hommes pleuvant comme une plaie purulente sur le sol avide,… et j’ai survécu. J’ai marché sous le soleil plus loin, bien plus loin qu’eux. C’est que… je venais de l’enfer le plus glacé du Coran, et la chaleur me nourrissait encore trop peu. Ou bien… je m’étais tant brûlé déjà dans le plus chaud des enfers chrétiens que j’étais noirci jusqu’au fond… Immunisé au poison par l’habitude du poison… Trop de cyanure … J’ai vu … Donc je ne peux pas mourir, je dois mourir.
J’ai froid. »

“On” vient chercher le corps. “On” ne sait pas qui est cet homme. L’homme le plus merveilleux de tous les temps, songe sa sœur en pleurant. Isabelle n’a pu se résoudre à fermer ces yeux-là, regardant, là-bas, cette chose-là. Elle sait très bien qu’ ”on” le fera, dès qu’elle ne sera plus auprès de lui. Isabelle serre la petite croix, au bout de sa chaîne de baptême. Les sœurs passent, muettes et efficaces. Une novice, immobile, quelques pas derrière Isabelle, fixe ce visage émacié.
“Que peut-il bien voir ?”, lâche-t-elle brusquement.
La jeune femme sursaute. Une vieille religieuse foudroie la sœur qui vient de parler. Elles savent toutes ce qu’il voit, maintenant, lui signifie-t-elle.



Et tous ceux qui cherchent à le rattraper, depuis cette heure-là, depuis avant peut-être.
Rimbaud nous est irréductible.
Pourtant nous le portons en nous.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Nous le portons en nous comme la soif d'aventures, l'envie d'Afrique, l'appel du désert ou celui de la mer. Rimbaud m'amène toujours à Henry de Monfreid qui a souvent marché dans ses pas même s'il n'avait pas son talent de poète.

B2M