A la demande de Lucie, un portrait chinois sur ce que nous évoque l'Europe.
Deux précautions pour commencer :
- J'aime l'Europe. Profondément. Depuis longtemps c'est par elle que je définis mon identité, en tout premier. C'est la fondation sur laquelle je me construis, la terre où vagabonde mon âme, que je le veuille ou non (et parfois je ne le veux pas, croyez-moi — chaque fois que je visite l'Afrique, en particulier).
- Je suis très, très mauvaise pour ce genre d'exercices. Je cherche toujours le comparant ultime, celui qui rendra compte de toute la complexité du sujet. Bien sûr un tel comparant n'existe pas. J'ai donc été très largement aidée par mon Amour, beaucoup plus doué que moi pour cela.
Si l'Europe était un animal…
Ce serait une vache.
A cause des amours de Zeus, d'Io l'errante, du Bosphore où finit le continent, de la princesse Europe emportée sur un taureau blanc.
Bien sûr, la vache n'est pas un animal noble et élégant. Mais elle est vieille. Elle accompagne l'humanité depuis si longtemps, sa silhouette dessinée sur des murs de cavernes, associée aux anciennes Déesses. La Vache est la Mère, à l'évidence. Elle nourrit les hommes de son lait.
Si l'Europe était une fleur…
Ce serait, à l'évidence, la rose des vents.
Astuce rhétorique ? Mais l'Europe est ainsi, c'est un vieux penseur retors, adepte des figures de style et des subtilités discursives.
Cependant il y a davantage que cette esquive dans la rose des vents. Depuis si longtemps l'Europe cherche le sens, non seulement son sens à elle mais le sens du monde — l'Europe voit grand. Depuis si longtemps elle explore, cartographie, répertorie le monde, lui donne sa forme — la projection de Mercator — et se place au milieu.
Si l'Europe était un tableau…
Ce serait, pourquoi pas, La Bataille d'Alexandre à Issus de Albrecht Altdorfer.
Parce que c'est une image démentielle et magnifique d'une Europe imaginaire, qui ne ressemblera jamais à la réalité : les Alpes autichiennes y rejoignent la Turquie dans un saisissant résumé géographique. Parce que l'horizon, où étonnamment le soleil se couche, est celui que l'Europe n'en finit pas de contempler : le Nil, la Mer Rouge, le Sinai, la Palestine. Parce qu'Alexandre s'y bat contre Darius de Perse, et qu'Alexandre est sans nul doute un symbole européen, celui d'une Grèce conquérante qui se reconnait dans l'Afrique du Nord davantage que dans la Scandinavie. Parce que le tableau et sa commande évoquent d'autres époques, d'autres Empires (saint, romain, germanique), d'autres batailles qui ot contribué à définir l'Europe et ses frontières (le siège de Vienne par les Turcs) — et les regrets qui accompagnent cette délimitation.
Parce que l'Europe est délimitée par son histoire et par ses guerres.
Ses guerres, oui. C'est un tableau où l'on se bat. On s'est tant battu en Europe. Le rêve d'Union est avant tour un rêve de paix.
Si l'Europe était une ville…
Je serais tentée de répondre, comme Lucie : n'importe laquelle. Mais contrairement à elle, je le répondrais avec jubilation. L'Europe est une ville, oui, une Cité au sens fort du terme: bouillonnante, ancienne, vingt fois détruite et reconstruite, politique, commerçante, cosmopolite. Un creuset. Que seules les villes permettent.
N'importe laquelle de nos Cités anciennes et cosmopolites pourrait donc la représenter.
Mais parce que j'en reviens, j'opte pour Istanbul (et aussi par défi pour cette Union Européenne qui la refuse en son sein).
Tentaculaire, portant sur son visage les vestiges et les beautés de ses multiples passés, vieille et moderne en même temps, entretenant son passé et rêvant d'avenir, multi-culturelle, multi-confessionnelle, chrétienne, juive, musulmane, ancienne capitale d'Empire, éternel poste-frontière…
Si l'Europe était un personnage…
J'ai terriblement hésité. Je ne voulais pas d'un conquérant, ni d'un empereur — sans quoi j'aurais pu choisir Constantin, porté à l'Empire par les légions britanniques, reconquérant Rome, élisant Byzance pour capitale, chrétien par opportunisme et lucidité.
Je voulais un penseur — philosophe, poète, qu'importe — l'Europe est une idée, une culture, une tournure d'esprit, avant d'être une réalité administrative et politique.
Il fallait un penseur voyageur, ouvert sur l'Europe, d'une de ces époques où les idées circulaient, bouillonnaient, se souciaient peu des frontières, peut-être un humaniste comme Erasme, ou un Encyclopédiste comme Diderot.
Il fallait un homme (ou une femme, j'aurais tant aimé une femme) qui synthétiserait ces héritages européens, qui porterait l'influence de la pensée gréco-romaine et de la pensée germanique et nordique, un homme comme Goethe, peut-être, il faudrait quelqu'un qui soit à la fois Voltaire et Byron.
En fin de compte nous avons opté pour Umberto Eco. C'est un vieil homme, plusieurs fois âgé, un homme qui porte tous ces héritages et qui le sait, un érudit joueur, un écrivain polymorphe et labyrinthique, capable de rêver l'Europe des grands conflits théologiques du Moyen-Age, des Templiers, des modernes conspirations, l'Europe qui recycle et qui crée, qui parle de sémiologie et d'informatique, l'Europe des explorateurs qui n'en finit pas de se chercher en parcourant les terres qui lui sont étrangères…
Si l'Europe était une chanson…
Bien sûr, ce pourrait être l'Hymne à la Joie. D'ailleurs, c'est l'hymne européen, j'ai rarement été aussi en… accord avec le choix d'un hymne.
Mais c'était un peu facile, n'est-ce pas ?
Alors mon Amour m'a suggéré "Lili Marlene".
Pour ne pas oublier les années 30 et l'empreinte noire qu'elles ont laissée sur l'Europe.
Pour ne pas oublier non plus que malgré tout, comme pendant la Première Guerre, les chansons traversent les frontières et les guerres, sont traduites et chantées dans toutes les langues (y compris en anglais par une Allemande), et s'il le faut, émigrent aux Etats-Unis.
(Le principe voudrait que je "tagge" d'autres personnes en leur demandant de se livrer au même exercice. Comme plusieurs s'y sont déjà livrées… et d'autres n'ont pas de blog… je lirais volontiers les versions de Léonor — une Aixoise cosmopolite —, de Shaya — une Grecque en exil, ou peut-être le contraire ? — et du Gabian — une Helvète émigrée.)
4 commentaires:
J'aime ta vision de la ville, et oui, la ville (n'importe laquelle) c'est aussi ça "bouillonnante, ancienne, vingt fois détruite et reconstruite, politique, commerçante, cosmopolite. Un creuset. Que seules les villes permettent" mais...
J'aime aussi (et beaucoup) Lili Marlene !
Etrangement au mot "personnage"j'ai instantanément pensé Corto, avant de te lire. Après j'ai constaté que ta description n'était pas très éloignée de mon choix.
Dans le tableau de la bataille d'Alexandre, il me semble normal que le soleil se couche sur la mer, au delà des colonnes d'Hercule : la fin de l'Europe et, pendant longtemps, du monde connu.
B2M
@B2M : Mais il se couche au Sud, derrière l'Afrique, et non pas sur Gibraltar.
Corto est une excellente idée ! J'aurais dû y penser…
@Lucie : Je suis contente que tu aimes, et que tu nous aies proposé ce défi…
Si tu as aimé ma chanson, j'aime bien ton tableau... ;-)
Gael.
Enregistrer un commentaire