Berne, 09.02.2014 -
Les citoyens suisses ont accepté l’initiative populaire "contre
l’immigration de masse"
« Moi je crois... à l'imagination dorée des Celtes, à
l'imagination luxuriante des Tropiques... à celle du vaudou aussi — mais j'ai
des doutes quant à l'imagination suisse. »
Hugo Pratt, Corto Maltese, Les Helvétiques
Il y a des années que j’ai découvert le secret de la Suisse.
Je n’y ai pas grand mérite. Je n’ai pas affronté pour cela d’innombrables
épreuves, pas accompli de longues quêtes initiatiques.
C’était un peu par hasard, certainement, comme tout ce que
l’on découvre. Et puis j’ai toujours pu parler amicalement avec les Rêves et
leur Seigneur.
Avant cela, j'étais comme Corto. Comme tout le monde. La
Suisse n'avait rien à voir avec l'imagination. C’était un pays de fromages sans
trous, de chocolat avec trop de lait, de pommes sur la tête, de banques, et de
soldats qui restent à la maison ou montent la garde à la porte du Pape.
Seulement voilà, Hugo Pratt a choisi de vivre en Suisse. Et
Rousseau était Suisse. Et Cendrars aussi, et Nicolas Bouvier. Ou oublie tout
ça. On les croit Français.
Est-ce qu'on se tromperait alors ? Est-ce que tout le monde
se tromperait ? Qu'y a-t-il donc de si spécial en Suisse ? ai-je demandé une
nuit à Morphée.
J’étais blottie dans un rêve alpin, sur un lit d'enfant à
montants de cuivre, posé sur un chemin de montagne, avec vue sur la vallée — et
il a souri :
« Mais la Suisse est un rêve.
— Tu plaisantes, là.
— La Suisse est un rêve, vraiment. Elle est née dans les
Rêves. Et le pacte entre elle et mon royaume n'a jamais été rompu. »
Je l'ai regardé sans oser le croire. Il s'est installé plus
confortablement sur le bord de mon lit, pour m'expliquer.
« Comment crois-tu qu'elle aurait pu naître, sinon ?
Et survivre ? Allons, une absurde confédération de cantons, à l'ère des Empires
médiévaux ? Pile au carrefour des plus rudes belligérants d'Europe ? Des
cantons qui ne parlent pas la même langue, ne s'agenouillent pas dans les mêmes
temples ? Qui se toquent de démocratie directe mais engrangent les réserves
d'or les plus célèbres de la planète ? Ça te semble réel ? Ça te semble pouvoir être autre chose qu'un rêve ?
— Oh, Dieu, dis-je. Alors c'est pour cela qu'on raconte que
le Graal, et Fafnir et les Nibelungen, ont séjourné en Suisse. Dans les Rêves, en
fait. Et pour cela que tant de rêves y sont nés, aussi.
— Tout à fait. La Réforme. Le mouvement Dada. La Société des
Nations. Il y a même une ville de Sion, en Suisse.
— Et Hugo Pratt le savait, bien sûr, c'est pour ça qu'il
s'est installé ici, et que la pension des Helvétiques
s'appelle Pension Morphée, rêves garantis.
— Les écrivains le devinent, oui. Ils ont toujours eu un
accès privilégié au Rêve.
— Et ils ne sont pas les seuls, n’est-ce pas ? Sissi
vient y mourir en connaissance de cause, pour vivre à jamais dans les Rêves.
Borges non plus ne s'y est pas trompé, lui qui connaissait mieux que quiconque
les labyrinthes du rêve et de la réalité, de la vérité et de la fiction.
— C’est pour cela aussi que les Suisses ont toujours
accueilli les Rêveurs, cela faisait partie du Pacte. Les accueillir et les
laisser partir. Les rêveurs de Dieu, les huguenots. Les rêveurs politiques
comme Lénine. Les rêveurs littéraires, Hermann Hesse, Thomas Mann et les
autres. »
Je suis restée silencieuse un moment, appréciant la portée
de cette découverte, tout ce qu’elle me permettait de comprendre, de la Suisse
sauvegardée pendant les Grandes Guerres jusqu’à mon propre amour pour ce pays.
« Et il en sera toujours ainsi, sourit Morphée. La
Suisse s'est bâtie dans le Rêve, elle lui reste liée. C'est un des secrets les
mieux gardés d'Europe. »
C’était il y a des années. Je n’y pensais plus vraiment. La
Suisse est devenue — a toujours été, peut-être — un rêve familier où l’on
s’endort sans y penser.
Mais la nuit dernière, je n’arrivais pas à trouver le
sommeil.
Quand finalement je me suis retrouvée auprès de Morphée,
nous étions au sommet d’une haute tour, loin de la vallée alpestre, et son
visage était sombre.
Je n’ai pas osé lui poser la question. Pas tout de suite,
pas trop violemment. A la place, j’ai demandé :
« Je comprends bien quel est le rôle des cités
cosmopolites dans le Rêve, de Genève, de Bâle, de Zurich… Mais les cantons du
centre, les montagnes, ou même le Tessin… c’est pourtant dans de tels cantons
qu’est né le Rêve. Quel est leur rôle ? »
Il a détaché son regard, péniblement, de la vallée engloutie
par la nuit.
« Les Rêveurs qui se rassemblent en Suisse viennent y
trouver un asile. Un havre. A quoi ressemble un tel havre, dans les
Rêves ? »
Mes propres rêves sont un peu particulier, à ce sujet, mais
bien sûr il a raison. Un asile, un havre, un Heimat, un homeland, c’est
bien cela : une vallée verdoyante, protégée par des montagnes, des chalets
de bois, des feux de cheminée, de vieilles traditions, toute cette imagerie de Heidi dont nous rions, parce qu’elle est
devenue caricaturale, mais dont le rôle est crucial. C’est parce que ces
endroits existent que la Suisse peut jouer son rôle dans le Pacte des Rêves. Un
asile se conçoit juridiquement, certes, mais avant tout symboliquement. La
Suisse doit ressembler à un Havre
pour en être un.
Et il faut bien que j’en vienne au sujet, à la cause de mon
insomnie, une insomnie si grave qu’elle atteint le Seigneur du Sommeil en
personne.
« Que se passe-t-il alors s’ils oublient ? S’ils
cessent de préserver cet équilibre surnaturel entre conformisme et modernité,
entre ouverture et repli ? Que se passe-t-il s’ils cessent d’accueillir
les Rêveurs en exil ? Si le Pacte est rompu, finalement ? »
Morphée me regarde. Il est triste comme le monde peut
l’être, d’une tristesse de pierres et de montagnes, et en même temps d’une
tristesse de mère. S’il était un autre, il pleurerait.
Il ne pleure pas mais ses yeux sont plus sombres que jamais
et il dit :
« Alors les Suisses se réveillent. Le rêve est
fini. »
2 commentaires:
Ravi de voir que tu as toujours des discussions avec Lui :)
Ravi de voir aussi la présence du terme Heimat que je garde jalousement pour mon utilisation personnelle depuis que je l'ai découvert =)
A te lire, la Suisse invite pourtant à venir y rêver... Laquelle de ses régions me conseillerais-tu donc de visiter si d'aventure je voulais y laisser mes pieds et le hasard me guider sur ma planche à roulette avec un sac à dos pour seul bagage?
Ravi de voir que tu as toujours des discussions avec Lui :)
Ravi de voir aussi la présence du terme Heimat que je garde jalousement pour mon utilisation personnelle depuis que je l'ai découvert =)
A te lire, la Suisse invite pourtant à venir y rêver... Laquelle de ses régions me conseillerais-tu donc de visiter si d'aventure je voulais y laisser mes pieds et le hasard me guider sur ma planche à roulette avec un sac à dos pour seul bagage?
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