Le système d’Al-Avir a toutes sortes de particularités. Il en a même tellement que la plupart des étrangers échouent à percer son essence et se perdent en interminables critiques. L’une de ses particularités est d’être le seul système de la Galaxie dont toutes les planètes et tous les satellites sont habités. Ce fait ne doit évidemment rien au hasard ni à la nature, si de tels concepts existent, mais tout à la plus célèbre des spécialités alaviriennes. Les Oligarques d’Al-Avir sont des créateurs de mondes. Non seulement ils sont capables de rendre habitable n’importe quelle planète, mais ils aiment à construire de délicates lunes artificielles et à y installer leurs plus remarquables palais. Chaque cité alavirienne est survolée par des quartiers-satellites où se dressent la plupart des bâtiments officiels et toutes les résidences des Maisons Oligarchiques. Vivre sur le sol d’une planète est considéré comme légèrement vulgaire en Al-Avir.
C’est pourtant sur le sol d’Al-Jeit, la troisième planète, que s’est déployée la mission judiciaire, qui compte en son sein trois Oligarques, et non des moindres : les trois plus jeunes membres de la Maison Qel’Sayan.
« Voilà qui est sans appel. » lâche Jiro Qel’Sayan avec satisfaction. Il a tendu le scanneur ADN à son frère et contemple son mécontentement, bien lisible dans la crispation de ses doigts sur l’appareil.
« Oui, sans appel. » confirme Argo. Il a conscience de sa voix sourde, de la pâleur de ses traits.
« Sans appel. » murmure Oroshi en écho. Les deux frères se retournent vers elle, surpris, mais pour des raisons différentes. Jiro s’étonne de l’intervention de l’adolescente, qui n’a pas émis la moindre opinion depuis le début de l’affaire. Après tout, elle n’est ici que pour observer et apprendre. Mais c’est le ton de sa voix qui a capté l’attention d’Argo, et il distingue maintenant les étoiles pétillant dans les yeux de sa cousine. Il sent renaître un espoir incertain, mêlé de doute.
« Les apparences sont vraiment trompeuses, parfois, poursuit Oroshi d’une voix douce. Les émotions faussent toujours notre jugement, n’est-ce pas ? »
Jiro se rengorge. C’est la première fois qu’elle prend son parti. Non qu’il se soucie de l’opinion d’une gamine, mais l’approbation lui est toujours agréable.
« Oui, certains d’entre nous ont une tendance un peu trop prononcée à l’outrecuidance. » proclame Jiro. Les lèvres de son cadet sont blêmes et serrées, un silence qui avoue l’échec.
« Exactement, approuve sérieusement l’adolescente. C’est l’excès d’assurance qui perd l’enquêteur comme le criminel. »
Jiro jubile. Il sait que plus tard il aura sans doute pitié de son frère, mais pour l’instant il ne peut contenir sa joie.
« Rentrons, décide-t-il. Le rapport ne doit pas attendre.
— Pourquoi ne pas le dicter ici ? demande Oroshi. Le central des Tsohar possède tout l’équipement voulu. »
Jiro hésite. Argo regarde sa jeune cousine, et se lance :
« Faisons ainsi. Que les Tsohar constatent bien que la justice des Oligarques n’est entachée d’aucun mépris pour les familles moindres. Et que Rafe soit arrêté aussi vite que possible. »
Jiro pose une main sur l’épaule de son frère :
« Voilà un beau geste. Je suis fier de toi.
— Buvons la coupe jusqu’à la lie » grommelle son cadet au lieu de s’offenser du ton paternaliste. Mais ses yeux bruns sont très calmes : Jiro ne s’en aperçoit pas.
La garde se dispose dans le central. Argo et Oroshi prennent place devant les écrans, Jiro au centre, dans la zone de transmission. Il se tient très droit dans son uniforme. Il a fière allure.
« Établissez une liaison sécurisée. »
Les écrans s’allument dans la salle circulaire ; les barrières de sécurité se mettent en place une à une, isolant la propriété.
« Commission d’enquête sur le meurtre de Ser Emon Tsohar, rapport n°3 et dernier, commence le jeune homme d’un ton officiel. Rapporteur et représentant des Oligarques, Jiro Qel’Sayan. »
Oroshi a discrètement appuyé sur une touche.
« Lors de la fouille de la zone 3, la présence de sang et d’un lambeau de peau a été constatée sur le rebord de la Fontaine Tsohar. Le scanneur ADN a confirmé que le sang appartenait à Ser Emon, et la peau au Lt. Rafe Itaï. Cette découverte confirme nos déductions précédentes et infirme la déposition du suspect. »
L’adolescente continue à pianoter sur son clavier, ses yeux volant d’un écran à l’autre. Argo se lève, va se placer derrière elle. Jiro parle toujours.
« La somme des preuves ne laisse plus de doute. Je demande que le Lt. Itaï soit immédiatement mis aux arrêts et que la Cour de Justice Oligarchique statue sur son cas. »
Sais-tu rétablir le contact visuel sur les postes qui l’ont annulé ? demande Oroshi à son cousin, un murmure à peine audible. Mais Argo a compris et entre déjà le passe des Oligarques. Ils se regardent. Agissent en même temps : il déclenche le verrouillage à distance, elle envoie le visuel sur tous les écrans du central.
Jiro s’interrompt, écarquille les yeux, encerclé de quinze visages semblables, le visage d’un homme qui réalise soudain qu’il est pris.
« Mon frère, sourit Argo, je te présente la victime, Ser Emon Tsohar en personne. »
Les quinze visages hurlent en choeur, se précipitent vers les panneaux de contrôle.
« Rassurez-vous, complète Oroshi, il ne s’agit pas de résurrection. Je crois plutôt qu’il s’est adjoint les services d’un cloneur. »
Les quinze images se brouillent et s’éteignent, mais il ne peut s’échapper.
Jiro est blême mais ses yeux brillent de fureur. Il fait un effort pour se contrôler.
« Gardes, rendez-vous immédiatement sur la Lune commerciale d’Akeno, quartier bas, zone 6 et arrêtez Ser Emon Tsohar. »
Puis, seul, il fait face à son frère et à sa cousine. Il explose :
« Comment avez-vous osé me ridiculiser…
— Ton rapport n’a pas été envoyé, intervient Oroshi, tu n’as… »
Il ne l’écoute pas, il les regarde, les mots se bousculent dans sa bouche, il…
« Oroshi avait vu juste, remarque Argo. C’est l’excès d’assurance qui perd l’enquêteur comme le criminel. »
Les sourires jumeaux, narquois, qui flottent sur leurs lèvres.
« Gelez en enfer ! » hurle Jiro en quittant la pièce.
L’adolescente s’est rembrunie, mais le sourire de son cousin s’élargit.
« Merci, dit-il.
— Rafe Itaï reste un très déplaisant personnage. »
Il ne se démonte pas.
« C’est mon ami. Mais qu’est-ce qui t’a mis la puce à l’oreille ? Comment as-tu deviné que Tsohar était vivant ?
— Le sang. L’ADN. Le parfait indice sans appel de Jiro. Il l’était, en effet. Il n’était pas là ce matin.
— Nous n’avons pas fouillé cette zone ce matin.
— Moi, si. J’aime bien les fontaines. Mais tu as raison, elle n’avait pas été fouillée, ce qui veut dire…
— … qu’il espionnait nos communications, donc qu’il avait gardé un accès au réseau Tsohar. »
Elle hausse les épaules.
« Et le reste ? La mise en scène, tes remarques à double sens ? »
Pour la première fois, elle lui sourit franchement : « C’était trop drôle. »
Il rit, puis s’incline, avec la courtoisie désuète des Alaviriens, et lui baise la main.
C’était une erreur. En général, je prenais soin d’intervenir le moins possible, de ne jamais utiliser la Force, et de ne jamais contredire Jiro ni mon oncle. Mais pendant l’affaire Tsohar, j’ai commis une erreur. Il fallait bien sûr révéler la vérité, et innocenter Rafe Itaï, qui a toutes sortes de défauts mais n’est pas un meurtrier. Pourtant l’humiliation que nous avons infligée à Jiro était inutile et dangereuse.
« Pourquoi as-tu agi ainsi ? » m’a demandé Maître Rancisis quand je lui ai rapporté l’affaire. J’ai avoué la vérité, honteuse : « Il était ridicule et arrogant. Il se moquait. J’ai voulu rire, moi aussi, et me moquer de lui. »
Mon Maître a eu un de ses bons sourires, qui ont le don d’augmenter encore mon sentiment de culpabilité : « La moquerie n’est pas une arme de Jedi. L’ironie peut l’être. Il faut apprécier la frontière entre les deux. De quelle nature est ton erreur ? »
J’ai réfléchi : « Elle est double : morale, et tactique.
— Cela est bien, a approuvé Maître Rancisis. Et maintenant il s’agit de se demander, sur ces deux plans, quel avantage tirer de ton erreur. »
La contrepartie tactique était évidente : je m’étais fait en même temps un ennemi et un allié. Sans doute ces termes sont-ils trop forts, pour l’un comme pour l’autre ; mais aujourd’hui encore Jiro éprouve de l’antipathie à mon égard et Argo de la complicité, peut-être davantage. La leçon morale, mon Maître l’avait tirée pour moi. Je n’oublierais plus que l’ironie est à la moquerie ce que le sabre-laser est au blaster.
Mais il y avait un autre avantage : en agissant ainsi, je m’étais comportée en adolescente et en Qel’Sayan, pas en Jedi. Et c’était ce qu’on attendait de mon visage public.
L’erreur n’en était pas moins réelle. Une erreur n’est jamais diminuée ni effacée ; mais dans certains cas, elle est utile.
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