Oroshi s’assied sur l’immense lit suspendu. Elle se place au milieu, très précisément. Une appréciation exacte de l’espace est indispensable pour un Jedi et pour un combattant. Elle s’assied, et se concentre. Comme chacun des soirs qu’elle passe en Al-Avir, loin de son Maître. C’est une discipline du corps et de l’esprit ; c’est la condition nécessaire de sa réussite.
Elle commence par un exercice simple : laver son esprit de tout excès, de toute crispation, atteindre le point de sérénité maximale qui est aussi le point de sensibilité maximale à la Force. Oroshi vit dans la Force, vit de la Force. Chacun de ses gestes, chacun de ses rares sourires, chacun de ses choix, est imprégné par la Force. Mais la façon dont elle noue le obi brodé, l’échafaudage complexe de son chignon, les bijoux qui y sont piqués, portent aussi l’empreinte de la Force. Maintenant, à près de seize ans, elle le sait, elle l’accepte.
Puis elle lance dans le monde cette Force qu’elle a ramassée en elle. Il en est toujours ainsi : pour Oroshi, l’alternative entre convergence et divergence, entre enrichissement intérieur et dissolution dans l’univers, est un va-et-vient.
Elle se lance d’abord dans le temps, dans le passé de la journée écoulée, pour la relire et la déchiffrer, analyser ses erreurs et ses apprentissages. Tel est le secret du stratège, lui a enseigné Maître Rancisis, mais tel est aussi celui de la préservation de l’équilibre. L’analyse critique te gardera du Côté Obscur autant et peut-être plus sûrement que ton empathie.
Puis elle vole dans l’espace. Très loin, ou pas tant que ça à l’aune de la galaxie, elle sent l’esprit de son Maître, précis, alerte, sûr. Une présence solide et vive, étayant sa propre Force. Juste au-dessous d’elle se déploie Al-Jeit, le berceau d’Al-Avir, et Oroshi s’émerveille à nouveau de sentir à quel point, comme toute civilisation, elle a été irriguée par la Force. Les familles où la Force est puissante sont un des mythes récurrents de l’Ordre, mais le cas des Qel’Sayan est particulier. La Force y est présente, mais rarement puissante. Juste assez de Force pour leur donner une sensibilité accrue, un talent accru ; pour leur donner cette espèce de magie qui les a rendus célèbres. Qui a fait de certains des génies politiques, comme son grand-père, d’autres des poètes inspirés — qui a fait d’Ari’i Qel’Sayan la plus brillante astrophysicienne de son temps, qui continue de faire de l’Académie d’Al-Jeit la meilleure formation pour les astrogateurs de la République — qui a fait d’eux des créateurs de monde.
Et puis, tout près, dans le Palais d’Eté, elle sent son oncle et ses cousins. Elle fait plus que les sentir, ce soir, elle les voit, elle les entend. Oroshi hausse les sourcils : aucune autre réaction ne transparaît. Elle écoute.
« Ce n’est pas possible, Père, tu ne peux pas me demander ça.
— Tu devrais savoir, à ton âge et dans ta situation, que l’impossibilité est un concept relatif.
— Explique moi, au moins, dis-moi pourquoi.
— J’ai expliqué, Jiro. Elle aura seize ans dans quelques mois. Elle choisira à ce moment.
— Pourquoi est-il si important qu’elle nous choisisse ? Père, écoute-moi. Je n’ai guère d’affection pour elle, c’est un fait, mais même politiquement, je ne comprends pas. Ne serait-ce pas à la fois un honneur et un atout que d’avoir un des nôtres dans l’Ordre Jedi ?
— Un Jedi n’a plus de famille, mon fils, plus d’autre devoir, plus d’autre allégeance. Il n’appartient qu’à l’Ordre.
— Dans son cas, on a assoupli le règlement…
— Conformément à l’accord passé par ton grand-père, qui prendra fin le jour de ses seize ans. Si elle ne nous choisit pas, nous la perdons.
— C’est que Jiro serait enchanté de la perdre, Père.
— Je n’ai pas dit cela !
— Nous n’avons pas le choix. Nous sommes trop peu nombreux. Elle est la seule fille Qel’Sayan en vie. Notre Maison ne peut se permettre de la perdre.
— Elle restera, Père. Je m’y engage.
— Splendide ! Voilà un privilège que je lui laisse volontiers. Sois sans crainte, Père, Argo fera ça très bien. Ils s’entendent comme larrons en foire. Il est même prêt à la séduire s’il le faut : n’est-ce pas, petit frère, tu te dévouerais ?
— Assez ! Jiro. Argo. Cette rivalité devient ridicule. Elle nous affaiblit tous. Peu m’importe la répartition des rôles : elle doit rester, c’est tout. »
La respiration d’Oroshi ne s’est pas accélérée.
Entre Dai Qel’Sayan et ses deux fils, les ressemblances et les différences sont également remarquables. Tous trois sont arrogants, ambitieux et conservateurs. Chez tous trois, la fameuse décadence alavirienne est compensée par une certaine rigidité qui provient certainement de leur éducation militaire. Mes deux cousins servent dans la Flotte de la République, comme leur père avant eux. Ils ne s’interdisent pas les plaisirs terrestres, mais leur propension à la débauche garde des limites qui décevraient cruellement les étrangers curieux : ils se contentent d’avoir des maîtresses. Il existe entre eux une certaine amitié, mais elle est si peu apparente que la plupart des gens se persuadent que le Seigneur Dai méprise ses fils, et qu’Argo et Jiro se haïssent. C’est largement faux.
Mais dans le même temps, ils sont extrêmement différents. Mon oncle est le plus calme, le plus réfléchi, et je ne crois pas que l’expérience suffise à l’expliquer. Jiro est plus entier, plus avide de faire ses preuves. Il brille moins que son frère et ne peut l’ignorer : il n’est pas stupide, même si certaines de ses réactions le laissent penser. Et puis il y a Argo.
Qu’on ne s’y trompe pas : Argo est cynique, égoïste et largement indigne de confiance. Seulement il a ce quelque chose qui le distingue : les femmes qui le courtisent parlent de charme, ses maîtres parlent de vivacité d’esprit, de capacité d’adaptation. Pour moi, il s’agit simplement de la Force. Argo fait partie de ces Qel’Sayan chez qui la Force est présente, sans être puissante : pas assez pour faire de lui un Jedi, mais assez pour être visible et active. Et il n’est pas impossible que ce soit pour cette raison que j’aie moi-même quelque sympathie pour lui. Et lui pour moi.
L’été qu’il a passé à me convaincre fut l’un de mes plus enrichissants, en termes d’apprentissage. Il avait obtenu un congé de trois mois, et passait le plus clair de son temps à mes côtés. Il m’emmenait choisir sur Al-Vor des robes spectaculaires, me conseillant avec un sens de l’esthétique et des convenances qui m’a beaucoup enseigné. Il jouait sur la frontière, m’initiant aux quartiers interlopes d’Al-Poll sans jamais s’éloigner de mon côté. Il a été choqué, même s’il a essayé de le dissimuler, quand j’ai demandé à visiter la quatrième lune d’Al-Poll, que les poètes nomment la Cour d’Amour et les autres d’un nom moins délicat. Il m’y a finalement escortée, sans se départir d’une espèce de nonchalance protectrice qui m’amusait beaucoup, jusqu’à ce qu’il tire sans sommation sur un homme plus entreprenant que les autres. J’ai bondi devant lui : Argo est un combattant honorable, mais pas assez pour anticiper un Jedi : « Ne fais plus jamais ça ! ai-je sifflé. — Cette racaille ne mérite rien de plus. — Peu m’importe cet homme. Souviens-toi que tu n’as aucun droit sur moi, Argo. Et ne prends plus jamais de décision à ma place. » J’étais pâle de ce qu’il croyait être de la rage et il s’est incliné. Argo sait toujours quand il est allé trop loin, et ne voit nulle honte à s’excuser. Je me suis penchée sur l’homme, pour examiner sa blessure, et j’ai laissé la Force affluer en lui. Il vivrait. Ma propre douleur reflua. D’une pensée, j’enjoignis au blessé de dormir, afin de pouvoir me relever, le pousser du pied avec dédain et déclarer : « S’il a de la chance, une belle dominatrice le ramassera. » Argo a éclaté de rire.
Il acceptait aussi de m’accompagner dans les endroits méditatifs qui l’attiraient moins, les merveilleux labyrinthes des lunes d’Al-Vor ou les sublimes jardins de lumière d’Al-Chen.
Nous avions partout de grandes discussions, éclectiques, parlant aussi bien de politique que de mode, de mœurs que de psychologie. Nous étions rarement d’accord et il adorait ça. Je me souviens de quelques-unes. Dans la plus haute tour du Palais Qel’Sayan, face aux étoiles, nous avons eu la plus enflammée des discussions dans le plus admirable décor. Il jouait à défendre la thèse séparatiste, et conformément à nos règles, je prônais la thèse adverse. Argo n’est pas un séparatiste : même si Al-Avir fait partie des rares systèmes qui pourraient survivre en autarcie, même s’il réprouve les ingérences de l’administration de la République, il est trop ambitieux et trop curieux pour se priver des portes ouvertes par l’immensité de la République Galactique. C’est par pragmatisme politique et par ambition que les Oligarques d’Al-Avir ont accepté d’entrer au Sénat : ils s’y sont globalement enrichis, en crédits comme en alliés, et ont même réussi à y négocier un bon nombre de clauses exceptionnelles pour le système.
Une autre fois, nous dégustions des fleurs de glace dans les jardins suspendus de la deuxième lune d’Al-Chen, à l’heure de la Rose, quand Argo m’a demandé à brûle-pourpoint: « Les Jedis peuvent-ils avoir des enfants ?» J’ai hésité : je n’étais pas sûre de la réponse qu’il convenait de lui donner, compte tenu du résultat recherché. Puis j’ai pensé à Maître Rancisis, comme souvent : La vérité est la meilleure des couvertures, aimait-il à me dire. C’est pour cette raison que le Conseil t’a choisie.
J’ai regardé mon cousin bien en face : « Aucune loi écrite ne l’interdit. Il y a quelques siècles, la pratique était plus courante, mais ce n’est pas la position du Conseil actuel. Le lien entre parent et enfant est trop fort pour permettre le détachement exigé des Jedis.
— Et cela ne vous manque pas ? N’as-tu pas envie d’avoir des enfants ? »
Il était si naturel, si parfait. Il ne pouvait pas savoir que je savais.
« Je ne sais pas. » ai-je répondu, et il s’est lancé dans un éloge de la paternité qui aurait été émouvant, pour quelqu’un d’autre, ou dans d’autres circonstances.
J’ai beaucoup appris d’Argo. C’est en l’observant et en l’écoutant que j’ai acquis les attitudes qui me manquaient pour parachever ma très particulière formation. Et je l’ai laissé récolter la gloire de m’avoir convaincue de faire le choix que j’étais venue faire, que j’avais été éduquée pour faire, depuis l’âge de quatre ans.
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