Je suis assis sur la petite île rocheuse et ma respiration s'écoule comme le fleuve autour de moi. J'ai besoin de toute ma concentration pour rester immobile ici et me soustraire à son flux. Ensuite seulement je peux le sentir en moi, l’écoulement de l’eau, de l’amont vers l’aval. Si vous avez jamais observé un fleuve, même plus… naturel que celui-ci, vous savez que ce n’est pas aussi simple. Ici il ralentit tellement qu’on croirait une mer étale, là il accélère en rapide tumultueux, là-bas il tourbillonne et ne sait même plus dans quel sens il va. Par moments il s’égare en d’étranges diffluences, se perd dans des marécages.
Mais le gros du flux continue, je le sais bien. Je peux à présent voir les innombrables esquifs emportés dans son cours. La plupart sont bien trop obsédés par leur course pour m’apercevoir. Il arrive pourtant que l’un d’eux croise mon regard.
J’y lis presque toujours la même expression : l’envie — la haine parfois. Parce que je ne suis pas emporté par le fleuve ils me croient immortel. Ça ne fonctionne pas du tout comme ça. La Mort et le Temps n’ont pas du tout les mêmes règles.
Parfois aussi je distingue d’autres êtres qui, comme moi, jouent avec le fleuve. D’autres îlots. Quelques engins improbables qui surgissent de l’eau pour replonger plus loin dans le fleuve — ou plus haut, en amont, à rebrousse-courant.
L’eau s’en moque. Elle coule.
Ce qui m’intéresse le plus, c’est cette femme-là qui mène sa barque dans le courant comme une navigatrice. Elle perçoit les courants, les utilise. Là, par exemple, elle a encalminé son radeau dans un coin, et elle n’est même pas en train de méditer comme moi. Je me demande comment elle s’y prend. Je me demande à quoi elle peut occuper tout ce temps gagné, par petites poches, avant de se lancer à nouveau dans les courants. Je me demande si c’est une sorcière, ou une moniale — ou une mère de famille.
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