mercredi 12 avril 2006

DOULEURS

Migraineuse d'aussi loin que remontent mes souvenirs, je croyais connaître la douleur, la connaître comme une vieille bête familière mais jamais apprivoisée, qui se laisse brider quelquefois pour mieux vous mordre au sang quand vous relâchez votre vigilance.
Je connaissais ses pièges, ses appeaux, les signes qui annoncent sa venue, la piste qu'elle laisse dans le corps. Je connaissais sa trompeuse facilité, parfois, le soulagement, l'abandon, quand on cesse de combattre et se laisse porter par la vague, quand on se laisse couler à pic et que la noyade est presque heureuse.
Je connaissais ses variantes, ses à-coups, la douleur qui pulse et celle qui lance, la douleur qui vous frappe sur l'enclume et celle qui vous envahit comme un serpent, la douleur qui vous interdit toute pensée et celle qui vous laisse glisser dans des rêves souffrants, aux marges du cauchemar.

Mais non. Il y a d'autres douleurs, d'autres sens. J'ai exploré, ces derniers jours. J'espère pouvoir maintenir ce passé. J'espère pouvoir en rester là. Je sais qu'il y a pire encore, bien pire, dans certaines chambres d'hôpital, des douleurs qui ne finissent pas.
Il y eut le sang. Son goût amer et visqueux, son goût de maladie, les taches qu'il laissait sur ma langue, sur mes lèvres, sur mon menton. La marée sombre qui noyait mes dents. L'écarlate qui suintait de ma gencive. Ce n'était pas vraiment douloureux. Juste répugnant. Sottement inquiétant. Nous n'aimons pas voir s'échapper ce fluide.
Il y a eu les interventions de Thomas et de Jean-Christophe, leurs instruments aigus s'insinuant dans la plaie à vif, espérant endiguer de flux. C'est la seule larme que j'ai versée. C'était, pourtant, la douleur la plus brève.
Il y a eu la compresse qu'il fallait serrer très fort sur la plaie, la douleur masochiste et nécessaire, la douleur que l'on s'inflige soi-même, mais pour la bonne cause. Celle-là est périlleuse et en appelle à nos faiblesses: on pourrait la faire cesser, on pourrait desserrer la mâchoire, appuyer moins fort, on pourrait... Mais le docteur a dit. Alors on serre les dents. Ô l'ironie de ce cliché. On serre les dents pour résister, pour obéir, on serre les dents pour se faire plus mal encore.
Il y a eu les surprises. Car la douleur est une bête vicieuse à la tactique bien rodée. De temps en temps, elle fait retraite, se replie, disparaît, tout semble rentré dans l'ordre. Vous découvrez, incrédule, la joie ineffable qui naît simplement de son absence. Quelle paix, quelle énergie vous avez alors. Et puis, quand vous vous y êtes bien habitué, quand vous avez avalé quelque aliment, écrit un ou deux mails, fait un ou deux projets — elle resurgit. La plaie s'ouvre à nouveau. Et rien, rien ne pouvait le laisser prévoir. Vous n'avez pas commis d'erreur, pas brisé de règle, ce n'est pas votre faute — mais elle est là. Tout recommence.
Et puis? Et puis la douleur de cette nuit.
Ce qui est étonnant avec la douleur, c'est qu'elle peut toujours empirer. Elle aime bien vous laisser votre lucidité. C'est plus drôle. Comme vous êtes lucide, vous pouvez essayer d'élaborer des parades. Souvent, la douleur les laisse fonctionner, quelques minutes. La douleur aime se nourrir de votre espoir. Vous absorbez de la glace, précautionneusement, en localisant les bouchées avec précision pour que l'anesthésie se répande. C'est glacé. En d'autres circonstances, vous auriez mal. Mais là, bien sûr, le froid cuisant ne compte pas puisqu'il efface l'autre douleur, la pire, les aiguilles qui percent violemment votre gencive, en cadence. Cela fonctionne. Vous en êtes presque surpris. Et puis vous avez fini votre glace. Et, en moins d'une minute, tout recommence. Vous ne pouvez pas vous empiffrer de sorbets toute la nuit. Vous essayez autre chose, vous vous souvenez de la poche glacée au congélateur, pour rafraîchir les fronts brûlants, vous l'enveloppez d'un torchon et la serrez contre votre joue. Anesthésie artisanale. Vos doigts aussi sont anesthésiés. Et vous grelottez. Mais la douleur reflue, figée par la glace. Vous pouvez presque penser normalement. Et puis la poche se réchauffe. Tout recommence.
Vous avez toujours cru que l'esprit avait pouvoir sur la chair. Vous êtes, fondamentalement, une stoïcienne. Cette souffrance ne vous abattra pas. Vous vous lancez dans d'absurdes exercices de concentration. Vous vous racontez des histoires où vous êtes une courageuse blessée de guerre, et vous pouvez presque sentir dans votre main celle d'un bien-aimé, à votre chevet. Vous lancez à la bête des défis. Vous commencez à découper le temps en petits carrés de résistance. Vous devenez la chèvre de Monsieur Seguin. Vous vous obstinez sur des pensées abstraites, vous constatez à quels points sont précis et étonnants les sens humains, à quel point vous pouvez sentir chacune des perforations, vous les comptez comme des moutons. Vous vous posez des questions morales et vous interrogez sur la résistance à la torture. Est-ce que vous révéleriez des secrets pour faire cesser cette douleur? Mais vous n'avez pas de graves secrets à révéler. Est-ce que vous dénonceriez des amis? Non, vous ne le feriez pas, s'ils risquaient la mort, vous ne le feriez pas, même maintenant, c'est une pensée rassurante.
Et si vous aussi risquiez la mort, vous le feriez, alors? Vous ne savez pas. Vous espérez que vous tiendriez. Vous espérez ne jamais savoir.
Il est plus d'une heure du matin. Vous vous dites que la poche réfrigérée a peut-être assez refroidi et vous vous levez pour aller la chercher. Elle fait moins d'effet que la première fois. Vous vous demandez pourquoi le corps s'accoutume aux anti-douleurs et pas à la douleur elle-même. Mais peut-être qu'il s'accoutume. Peut-être que vous hurleriez, sinon, pleureriez, peut-être que vous vous évanouiriez, sinon.
Alors vous tenez.
Et puis, à 2h20, vous craquez. Vous appelez un médecin. On vous fait une piqûre. Bientôt, vous dormirez.

Mais vous n'êtes pas fier de vous. Vous vous sentez faible, avilie. Vous auriez préféré que l'histoire finisse sur votre victoire.
La bête ricane.

samedi 8 avril 2006

POUR BARBIE

Je suis comme elle. Nous sommes tous comme elle.
Il m'arrive encore d'imaginer que je vole au-dessus de la route, que je bondis et rebondis d'un toit à l'autre pour affronter des ennemis imaginaires, que je les combats en défiant la pesanteur, les pans de mes vêtements tourbillonnant autour de moi, que je brandis contre eux l'épée d'un Prince ou la lumière d'une Etoile.
Il m'arrive encore de souhaiter confusément une attaque, une catastrophe, une bataille, un dramatique éboulement de terrain, une prise d'otages, n'importe quoi qui me donnerait l'occasion d'exploiter cette part-là, de la faire ressortir, de la montrer au monde. D'être héroïque. De prouver mon courage, ou ma valeur, ou mon amour.
Il m'arrive encore de rêver de grandes scènes avec ambiance musicale où l'un ou l'autre de mes bien-aimés se rend à l'évidence et où nous nous embrassons sur un fond spectaculaire et tragique de champ de bataille.
Il m'arrive encore de récrire le présent en y ajoutant des magies plus visibles, des pouvoirs psychiques, des armes blanches, des prophéties. Il m'arrive encore de me déplacer avec mon entourage dans un autre univers, dans les brumes argentées de la Terre du Milieu, au milieu d'une galaxie déchirée par les éclairs de la Force, dans les ténèbres suintantes d'une ville post-apocalyptique.
Toujours dans le même but dérisoire et enfantin, bien sûr, toujours pour donner libre cours en moi à l'héroïne de légende. Toujours pour sauver le monde, ou sauver mes amis.

Et je sais, évidemment, que l'héroïsme et le courage et l'amour n'ont rien à voir avec ces chimères, que c'est au quotidien qu'ils se prouvent, dans le monde réel auquel nous nous colletons chaque matin, sur la terre à laquelle nous sommes tous rendus, paysans; je sais qu'ils sont d'autant plus précieux et ardus qu'ils sont moins visibles; je sais qu'il ne faut rien attendre en échange.
Et j'y parviens, parfois.
Je me contrains, parfois, à ces infimes victoires sur moi-même, à ces batailles du réel, à ces duels banals. A ne rien attendre en échange.
Mais je suis comme Barbie et je suis comme Cyrano, et malgré tout je rêve d'une seule contrepartie,
pas même la gloire ni la reconnaissance ni l'amour,
non
juste
le panache.



Barbie (Barbara) est un personnage de Neil Gaiman, dans une histoire de Sandman