vendredi 25 novembre 2011

Une Vie (Biographie Imaginaire)

Encore un exercice de mon atelier d'écriture… Celui que je vous livre n'est qu'un document de travail, car il est beaucoup plus long que ce qui nous est demandé. Il faut couper, et couper dru. Je ne suis pas douée pour cela…

Son histoire est celle d’une absence. La raconter ne revient qu’à cerner ce vide et tâcher de lui donner sens. Le péril, pour son biographe, est sans cesse de réduire sa vie à l’énigme unique de sa disparition.

Le tableau est officiel et romantique : l’adolescent gracile agenouillé dans la nef gigantesque, plongée dans les ténèbres ; les chandeliers qui éclairent ses vêtements de sacre et les statues colossales de ses aïeux. Des épaules fragiles, mais très droites. Un lourd manteau aux plis théâtraux. Quant au regard du jeune prince, le peintre, plus sage que l’historien, ne l’a pas montré.
Le travail du biographe se heurte à cette nuit de veille, dans la cathédrale, à ce silence, à cette solitude, à ce regard dont on ne sait rien.
Au matin du sacre, quand les écuyers ont ouvert solennellement les portes, la nef était vide. Le prince avait disparu.

Il aime les chiens qui roulent avec lui sur le sol, il aime les bains qu’on lui donne ensuite, et s’y laisser glisser sous l’eau, les cheveux flottants, pour faire de petites bulles. Il aime les pommes au four, l’odeur des épices quand l’automne vient, les nappes épaisses sous lesquelles se cacher, les fauteuils profonds, les chênes très grands.

Il attend sagement, la courtepointe remontée jusqu’au nez, que le dernier valet ait quitté sa chambre, que la dernière chandelle soit mouchée. Il attend encore un peu, par précaution, puis se glisse du lit, pieds nus. Il s’étire et roule sur le tapis de laine. Il s’assied en tailleur, toujours en silence, il aspire l’ombre, hume le silence. Parfois il allume une lanterne sourde pour lire à plat ventre sur le tapis. Parfois il se perche seulement sur la table et regarde autour de lui. Le monde est si différent quand il fait nuit, quand on est seul.

Il traverse la ville en calèche au côté de sa mère. Près d’un carrefour, un vieux mendiant qui ne supplie pas, n’acclame pas, ne bénit pas. Sa mère lui glisse des pièces dans la main, murmure Donne lui, il s’exécute, se retourne vers la reine, et voici qu’elle pleure. L’enfant caresse ces larmes mais s’étonne : le philosophe qu’il étudie a dit, pourtant, qu’on ne devrait pas pleurer sur les malheureux, que c’était s’identifier aux faibles… et sa mère s’insurge : Non ! Elle est Reine, et elle pleure sur eux, parce que c’est un poids qu’elle doit porter, que sa force doit porter. C’est aussi ce poids, ce fardeau de larmes, qui empêche la force de se changer en tyrannie.

Sa mère est toute vêtue de noir et elle le serre dans ses bras, fort, comme elle le serrait quand il était petit et qu’il n’y avait personne pour les regarder.
Quelques jours plus tard, il veille dans cette solitude enfin plus vaste que sa chambre, une longue et dernière solitude qui doit le préparer au trône — et disparaît.

Il suit d’abord l’odeur des rêves trompeurs de liberté : il se fait marin. On le retrouve de port en port, certains remarquent sa blondeur, son port de tête, sa voix qui porte si bien, son rire qui sonne si haut.
On le retrouve dans des salles d’armes les plus obscures. Il est passionné, dur à l’ouvrage, puis soudain s’emporte, jette son arme, pour une passe ratée. On retrouve son écriture et son prénom, au bas d’un contrat de mercenaire qu’il n’honorera pas.
Il comprend que ni les marins, ni les soldats, ne lui offriront ce qui lui manque et qu’il croit désirer : il se fait comédien. Il veut choisir ses rôles. On lui propose les jeunes premiers de comédie, les matamores de farce — il veut jouer les rois anarchistes, les assassins poètes, les prêtres fous d’absolu. Il attendrit les unes, exaspère les autres.
Enfin, on le retrouve dans une salle plus obscure encore : il s’est fait aide-bibliothécaire. Il reconnaît l’odeur des livres, la poussière des rayonnages, la magie des mondes enclos dans le cuir, et comprend que tout ce dont il avait besoin, la violence et l’amour, l’altruisme et le pouvoir, les secrets des cœurs d’hommes, était ici depuis le début, à sa portée. Il comprend sans doute qu’il n’avait pas besoin de partir. Mais il est jeune encore. Il se dit que cette leçon-là valait d’être payée de dix ans d’errance et d’exil.

Il revient au trône, et trouve un tombeau.
Si la Reine avait vécu ne serait-ce qu’une année de plus, si elle avait accueilli et reconnu son fils, peut-être aurait-elle pu convaincre les Grands, le porter à nouveau au trône…
Ce tableau-là n’a pas été peint : il montrerait un jeune homme aux vêtements râpés, son chapeau à la main, debout sous la pluie, regardant passer la pompe d’un cortège funèbre et royal. Nul ne lui prête attention, mais c’est son existence qu’on porte en terre.

Sa mort est connue. On peut même voir son masque mortuaire, les traits d’un homme très vieux, courbé sous un fardeau immense et la dérision suprême d’une si longue vie.
Il est un temps tenté par le régicide. Par sens du théâtre et par sens du devoir : c’est après tout sa faute si cet homme-là est sur le trône, plutôt que lui. Mais il ne passe jamais à l’acte — parce qu’il n’a pas ce qu’il faut pour faire un meurtrier, parce qu’il peut se résoudre en fin de compte à tuer le mari de sa petite sœur.
Il ne renonce pas si vite aux chimères du pouvoir, à ses devoirs de prince. Dans les pamphlets anonymes publiés sous presse clandestine on retrouve son sens du rythme, sa générosité un peu théâtrale, ses lectures des philosophes politiques, et au-delà de tout cette noblesse désenchantée qui résiste, encore un peu, aux trahisons du monde.
Ses compagnons clandestins sont arrêtés alors qu’il est dans une autre ville, et la police royale fait teindre en blond l’un des condamnés, pour mettre fin aux rumeurs croissantes sur le retour du Jeune Prince. Le lendemain de leur exécution, l’abbé *** trouve un homme agenouillé dans la nef de la cathédrale, un homme blond et comme foudroyé que l’abbé relève et prend par la main.

L’abbé *** est un homme bon, avec cette sorte de foi qui amène les plus intelligents à croire que les événements du monde et de nos vies font sens. C’est ainsi qu’il le convainc. Autrefois, dans la cathédrale, il avait entendu un appel sans le comprendre, un appel qui ne le menait pas au trône, ou du moins pas au trône terrestre. Mais à présent qu’il a beaucoup souffert, beaucoup perdu, voilà qu’il est appelé de nouveau. Sa place est auprès d’eux qui se dépouillent de leur passé pour entrer dans une vie plus vaste.
Le prince le croit-il ? On sait du moins qu’il le suit. On sait aussi qu’au soir de sa très, très longue vie, il prononce ces dernières paroles : « Je n’étais pas un vrai marin, ni un duelliste de première classe. Je n’étais pas un grand comédien, ni un grand écrivain. Ni un bon moine, que Dieu me pardonne. J’étais un bon roi. » Et encore : « Quel poids, quel poids je porte. »
Ainsi fait-il lui-même le récit de sa vie, mieux que l’humble historien, car il n’aimait pas les biographies et leurs détails, il aimait le théâtre, les mots qui vont à l’essentiel, aux seules choses qui importent, et frappent au cœur.


dimanche 20 novembre 2011

Maisons & Regards

Retour à mon atelier d'écriture : la contrainte imposait, entre autres, que cette description d'une maison fût faite à travers les yeux d'un personnage particulier. A vous de deviner celui qui m'a été attribué…

Une maison au Yaudet (Côtes d'Armor) qui correspondait parfaitement à ce que je cherchais pour cet exercice. Photographiée par Damien Pobel le 13 septembre 2003 (Creative Commons)

C’est comme une maison qui s’écroule, sauf qu’elle ne s’écroule pas. Comme une maison qui ne tient pas debout, ou qui ne tient debout que par magie, sans qu’on sache trop comment.
Elle pourrait s’écrouler à tout moment. Regarde le jeu qu’il y a entre ces moellons. Mais le toit en pignon est joli.
Est-ce qu’ils réfléchissent à tous ces mots, vrai ? Une maison en pommes de pin, une maison-gâteau, qu’on peut manger, chaque moellon est une petite part, juste à la bonne taille — même si certains sont plus gros que d’autres, vraiment très gros, il faudrait les grignoter pendant toute une année pour en venir à bout.
C’est pour ça qu’on peut construire des maisons en pain d’épices, en cubes de bois — même si ce ne sont pas des cubes, vraiment, il y en a des carrés et des rectangulaires, des plus hauts et des plus allongés, toute une boîte. C’est une maison construite par un géant jouant aux cubes, un gros géant de granite avec un chapeau d’ardoise.
Un toit en ardoise, ça parait sérieux, tout noir, austère, un toit de vieux monsieur sévère. Mais c'est comme la nuit, ce n'est jamais vraiment noir, ça grisonne, ça verdit, ca s'effrite toujours un peu, ça brille au soleil, ça luit sous la pluie. C'est comme un tableau d'école, on voudrait y écrire à la craie, on y dessinerait des nuages ou des étoiles, on y apprendrait à lire aux hiboux.
Et le lierre n’aide pas. Il parasite toute la façade.
Parfois le lierre leur fait comme des cheveux, et les maisons ont l'air de vieilles dames mal peignées. C'est amusant aussi. Mais celle-ci porte ses plantes comme une guirlande de Noel, comme une écharpe, verte et rouge, une écharpe bien épaisse et douillette, qui s'effiloche un peu sur les bords, avec quelques fleurs tissées dedans. L'écharpe d'une dryade qui se préparerait pour l'hiver.
Rose et lierre, fougères et potentille, et une forêt de vigne vierge. Mille plantes grimpantes, et c’est normal, c’est bien une maison sur laquelle on grimpe, on s’accroche à la vigne, hop, on prend appui sur cette pierre mal jointe, on agrippe le lierre, on se hisse sur une corniche, et nous voilà sur le balcon, tout de guingois.
Les plantes cachent même cette fenêtre, imagine comme la pièce doit être sombre !
C’est une maison qui joue à cache-cache.
Le plus caché, c'est l’escalier extérieur. On ne le voit pas tout de suite, on ne comprend pas d'abord que c'est lui qui dicte au lierre ce bizarre chemin à travers la façade. Les feuilles l'ont tellement entouré qu'il est englouti. On doit pouvoir s'y faufiler et le grimper à quatre pattes, comme un tunnel, on pourrait regarder à travers les feuilles, faire le guet, et personne ne nous verrait du dehors.
Toute la maison doit être sombre. Ils perçaient des fenêtres si petites, à l’époque.
Elles ne sont pas vraiment petites, c’est à cause des croisillons, qui font comme plusieurs fenêtres minuscules soudées l’une à l’autre, juste assez grandes pour un visage de fée.
Sans parler du lanterneau, là-bas, tellement petit qu’on ne voit pas ce qu’il peut éclairer. C’est peut-être une issue de secours pour lutins, une entrée secrète pour chat aventureux. Ou bien seulement un œil pour le toit, c’est un toit-cyclope.
Sur l’autre toit il y a deux lucarnes. C'est merveilleux les lucarnes, avec leurs deux joues et leur croupe. De minuscules maisons à une seule fenêtre, qui s'agrippent de toutes leurs pattes au toit de la grande, comme les petits koalas au dos de leur maman. C'est encore plus merveilleux de l'intérieur : un placard où il est permis de se cacher, dont le fond s'ouvre sur le ciel, aussi bien que l'armoire magique de Narnia.
Non, vraiment, on ne peut pas acheter une maison pareille.
Sûr qu’on ne peut pas. Une maison pareille, on ne l’achète pas, on la range bien au chaud, dans la boîte à trésors, pour l’ouvrir le soir avant de s’endormir et la regarder un peu.
Même qu’elle vous fait un clin d’œil en partant.