lundi 4 juillet 2011

Elles : Quatuor Antique

Comme de nombreux collègues, je prépare des cours pour l'an prochain. Je commence par mon objet d'étude préféré, mon champ de recherche favori, qui ne concerne (hélas) que les Premières Littéraires. Les réécritures.
J'aime tant cette part du programme que je change chaque année le contenu de cette séquence. En 2011-2012, ce sera donc le mythe d'Antigone. A cette occasion, j'exhume de vieux textes, notamment mon mémoire de maîtrise dont voici l'ouverture.

Elle s’appelle Antigone. Elle a été une enfant grave, née dans la pourpre royale de Thèbes, et dans l'inceste. Elle attendait d'autres voix. Seule elle a suivi son père aveugle dans l'interminable chemin de sa propre fatalité. Antigone marchante et veillante. Seule elle quittera les murs de Thèbes une nuit pour contrevenir aux ordres
du roi, au nom d'une loi divine, ou d'une loi d'amour, ou d'un destin - sa propre fatalité. Elle ne mourra pas seule. Antigone droite comme le bâton d'un roi aveugle, renvoyant au pouvoir un regard un peu trop clair.

Elle s'appelle Cassandre. Elle a été belle et savante, bénie du soleil-dieu, née dans la pourpre royale de Troie. Elle entendait d'autres voix. Seule elle a continué de parler et de penser l'impitoyable chemin d"une fatalité. Cassandre orante et voyante.
Seule elle a prévenu et averti sans être crue, sans y croire - sa propre fatalité. Elle ne mourra pas seule. Cassandre debout au milieu des flammes d'un monde mourant, fixant sur les dieux et les lendemains un regard désespérément trop clair.

Elle s’appelle Electre. Elle a été une enfant silencieuse, née dans la pourpre royale et sanglante de Mycènes, et d'une race maudite. Elle entendait d'autres voix. Seule elle a pleuré sans larmes, protégé et prévu, juré plus qu'elle n'aurait dû. Electre servante et patiente. Seule elle a connu les voix du tombeau, reconnu les visages oubliés, marchant sans hésiter vers un destin qui ne sauvera personne - leur fatalité d'Atrides. Seule elle ne mourra pas. Electre courbée sous le poids d'une consécration, inflexible comme une lame, avec le regard clair d'une enfant qui ne veut pas
pardonner.

Elle s’appelle Médée. Elle a été sage et magicienne, née dans la pourpre royale de Colchide, à des rivages lointains. Elle attendait d'autres voix. Seule elle a regardé l'étranger venu de la mer, seule elle a combattu ses propres sortilèges, entraînée sur un chemin d'invincible fatalité. Médée tissante et aimante, choisissant ses
propres allégeances, au delà de toute trahison. Seule et sans regarder en arrière elle a quitté les siens sur le navire aux hautes voiles. Seule elle finira et tuera, offerte à l'horreur des peuples. Médée combattante fuyant dans le ciel sorcier, assumant ses choix, avec ce regard effrayamment clair de ceux qui ne se retournent pas.



Douze ans plus tard, elles n'en finissent pas de m'émouvoir, de me rappeler des choses essentielles sur l'Homme.
C'est bien. C'est la ligne que je veux donner à mon enseignement l'an prochain. Chercher, humblement, ce que c'est que l'Homme.