mercredi 31 août 2005

10 PERSONNAGES... (8)

De tous mes havres, c’est celui où je me réfugie le plus souvent. Un absolu de havre, la vallée d'un vert oublié de la terre, la rivière forte et claire, ancienne et joyeuse, et les bâtiments — plus qu’une demeure et moins qu’une cité — tous de pierre blanche et de bois clair, de sculptures délicates, de balcons et de tonnelles. Les arbres et les murs s’épousant, les fontaines jaillissant des bosquets et les escaliers enlaçant les falaises, prolongeant les sentiers. Un lieu si beau qu’il m’accueille toujours, mes peines fugitives chassées par la plus vieille mélancolie du monde.
Et dans ce val, il m’arrive parfois de croiser d’autres errants. Un surtout, un homme solitaire que je connais trop bien. Nous nous croisons, nos regards et nos mots, nos rêves et nos vies. Nous sommes trop vieux et trop sages pour l’ignorer. Dans un autre possible, il ressemble à mon bien-aimé, dans un autre, je suis sa plus jeune fille, ou nous combattons ensemble les ténèbres du monde, ou nos lèvres se joignent sous l’Etoile Polaire, ou nous régnons côte à côte sur le trône des Anciens Rois. Dans ce rêve-ci, à la croisée des mondes, nous pouvons seulement parler d’anciennes langues, regarder ensemble le crépuscule, déposer nos fardeaux pour nous appuyer l’un à l’autre, et demeurer ainsi, deux égarés et deux souverains, profondément unis par un accord qui est plus que de la compréhension, nos âmes partagées, nos exils jumeaux, et le souvenir du Chant qui a engendré le monde.


Aragorn
(J.R.R. Tolkien, The Lord of the Rings)

lundi 29 août 2005

S’aimer dans le noir. Me faufiler dans les ténèbres de son cachot, le réchauffer à ma folie, mon corps en rempart contre le froid suintant du désespoir. Ou nous apprivoiser doucement dans la nuit à ses couleurs, au plus profond de la Forêt Interdite. Ou nous enlacer dans l’urgence à l’angle d’un couloir, dans la maison de sa mère, et profaner chaque pièce de nos étreintes. S’aimer sans savoir si l’aube se lèvera, si les prisons s’ouvriront, si nous serons vivants demain.
Décliner nos premiers baisers. Le sentir dans un rêve effleurer d’audace mes lèvres d’enfant, me battre pour qu’il saute le pas dans le dédale de ses craintes, voir tomber nos barrières et sa bouche écraser enfin nos différences, caresser son corps amaigri, aimer sa beauté enfuie, et lui jurer que c’est mieux ainsi, que je n’aurais pas aimé le bel adolescent arrogant d’autrefois.
Et mentir, car je sais trop que je l’aurais désiré aussi, aimé aussi. Revenir en arrière, élargir le temps et goûter ces plaisirs-là, rivaliser, se refuser jusqu’à n’en plus pouvoir, s’abandonner à cette fausse nonchalance, à cette ombre sauvage rôdant derrière son sourire, regarder la nuit ensemble et savoir qu’il sera toujours ma plus brillante étoile.
Etreindre son fantôme. Danser dans mes larmes, chanter sa perte non moins déchirante d’être prévue, fermer mes bras sur son absence, attendant l’heure où je pourrai entreprendre le long voyage dans les brumes pour le rejoindre, de l’autre côté des voiles du monde. Lui demander pardon.


Sirius Black
(J.K. Rowling, Harry Potter)

dimanche 28 août 2005

10 PERSONNAGES... (6)

Cette relation-là est bien moins tendre, bien plus complexe, et il vaut mieux qu'elle n'aille jamais trop loin...

Je sors de l’église.
Un manteau noir ouvert sur un costume blanc.
— Tu ne te sens pas un peu…
Cigarette, flamme sur un visage juvénile, yeux verts, boucles dorées.
—… déplacée ?
— Pourquoi ? C’est un bel endroit. Et un beau rêve.
— Pas un rêve. Une folie.
— La folie est aussi de ma famille.
— Pas ce genre de folie. Ta place n’est pas dans les prisons. S’il y a un rêve il est dehors.
— Qu’est-ce que vous voulez, Morningstar?
Le vent soulève son manteau: des ailes noires.
— Le rêve je l’ai porté aussi. La rébellion contre la tyrannie qui modèle le monde. Ta cause était la mienne. Ta lumière…
Son souffle éparpille un ange dans sa main.
—… la Liberté.

Nos yeux, bleus, verts, clartés ; sa cigarette s’éteint, je souris.
— Le temps de l’Etoile du Matin est passé. Quand le monde était jeune, peut-être auriez-vous pu être celui-là, le briseur de chaînes… Mais vous avez échoué. Prouvé qu’en gagnant la liberté, les anges, comme les autres…
Son ombre sur le mur a les ailes du démon.
— Chutent.
Sa tête penchée, boucles voilant ses traits.
— Alors aide moi.
Et son visage levé, purifié, d’une beauté angélique.
— A redevenir ce que j’étais. Porteur de lumière.

— Pendant le temps d’un battement de cil, la vie et la mort d’une étoile filante… pendant un instant je vous ai presque cru.
— Pour cette parole tu vas payer. Longtemps.
— Par cet instant vous et moi sommes changés. Pour longtemps.
— Ne sois pas si confiante. Tu n’es pas une Infinie.
— Non. Dieu merci, je ne le suis pas.

Le ciel vide. Les étoiles.
Merci bel ange.


Lucifer Morningstar
(Neil Gaiman, The Sandman)

samedi 27 août 2005

10 PERSONNAGES... (5)

Les plus déchirantes larmes et les plus douces joies. Qui ne l'aime pas, celui-là dont le royaume n'aura jamais de fin ?

Quand tout s’achève, qu’il n’y a plus rien à espérer. Du moins, plus rien avant demain.
Il reste une porte, et un être.
Route périlleuse, forêt obscure hantée de cavaliers sans tête. Les rêves parfois marchent au côté de la mort dans les chemins creux. Mais
elle n’est pas une ennemie, et je passe.
Le sel du risque, le vague dégoût des plaisirs faciles, les pièges écarlates du désir:
lui/elle est parfois l’ennemi. Contre cet amour, il ne peut rien. Il enrage, mais je passe.
Avec
elle qui danse pour les papillons, le seul risque est d’oublier la route, se perdre au tourbillon du délire. Cartes à jouer! Je passe.
A la croisée des chemins, l’épée brandie du destin, on peut s’égarer aussi, croire que
sa voie est la seule qui vaille. Trop tard? Jamais! Je passe.
Un galion part en fumée, nous laisse enfant au désespoir. Jamais mes rêves n’ont les couleurs de
celle-là. Au contraire: je passe.
Un sourire d’étoiles: ses yeux, guide où naviguer. Il est là.
Douceur pâle de sa peau, bras minces qui m’enveloppent, légereté de son pas, s’envoler, me bercer à sa poitrine, yeux fermés dans ses ténèbres, être à nous deux la nuit étoilée, d’un pas traverser les mondes, d’un souffle les recréer à notre fantaisie…
Sentir le froid de son baiser, le monde fondre autour de nous. Enlacer son fantôme. Eprouver la déchirante mélancolie qui nous sépare à l’aube. Savoir que je serai là encore, contre lui encore, et que ce sera plus présent que le songe, plus vivant que l’oubli.
Car il est, de tous, le plus fidèle.


Dream/Morpheus
(Neil Gaiman, The Sandman)

Et puis... bon anniversaire, breda.

jeudi 25 août 2005

10 PERSONNAGES... (4)

Encore un très vieux souvenir, exhumer un texte vieux de onze ans. C'est une (autre) des retombées positives de ce défi, retrouver de vieux amis (de vieux amants ?)

— J'ai faim.
Il ouvre son manteau, dégage le col de sa chemise, m'attire à lui.
— Bois.
— Ici ? Sur le pont ?
Son sang. Un fluide embrasé qui se répand en moi, veine par veine, trop lentement. Frais et brûlant, infiniment riche, tramé par les siècles, et si pur qu'il pourrait s'évaporer dans ma gorge. Son sang, l’extase toujours renouvelée, les mondes s'étendant devant moi… Son sang incandescent se propageant éblouissant éclatant — irradiant dans mon corps. Plus lentement maintenant, pulsant doucement… Le yacht a levé l'ancre et je vois les lumières de Miami s'éloigner à travers ses cheveux.

— Crois-tu qu'il y ait des requins ? Et puis s'attaqueraient-ils à moi ? Je pourrais plonger du bateau…
Il me dévisage comme si j'étais folle et reporte son regard sur les flots. A travers ses yeux, j'y vois maintenant des abîmes insondables et ténébreux, peuplés de créatures pâles et luisantes, aux flancs écailleux, s'enfonçant sans fin dans les profondeurs, sombrant, sans jamais toucher de fond… Il regarde la mer, le ciel, et je lis la peur dans son esprit.
— Qu'est-ce qui t'effraie ?
Il formule la réponse mentalement, sans desserrer les lèvres. Ou je la lui dérobe:
La mort.
Je le prends dans mes bras: il est froid et raide.
… Immortel infiniment plus sage, infiniment plus fragile que moi — adolescent divin fasciné et terrifié par la mort — immortel au visage radieux dont nous sommes presque tous éperdument épris… L'éclair de lucidité m'abandonne très vite. Je t'aime. Surtout ne va pas mourir.


Armand
(Anne Rice, Chroniques des Vampires)