samedi 29 mars 2014

Mère et Féministe ?


La question a agité le web féministe ces dernières semaines.
Les féministes ont-elles abandonné les mères ? Ou pour formuler les choses de façon moins dramatiques, ont-elles écarté les problématiques spécifiques de la maternité, les considérant comme irrelevant, comme hors-du-féminsme ?
Et donc, est-il possible d’être mère et féministe ?

Je ne dispose pas des outils théoriques pour proposer une réponse académique à la question. Pour cela, vous pouvez lire le très bon billet de Sophie Gourion et pour le point de vue sensé et intelligent d’une féministe sans enfants, celui d'Aezaria.
C’est un billet éminemment personnel que j’écris.

Et pour moi, évidemment, la réponse est oui. Je suis mère. Je suis féministe. Ces deux facettes de mon identité ne s’excluent pas, de même que je suis mère ET prof, que je suis geek ET féministe (ce qui pose d’autres problèmes, cf. par exemple Mar Lard).

Pourtant si la question s’est posée avec tant d’acuité c’est bien qu’elle pose problème, qu’elle ne peut être si vite balayée, même à la toute petite aune d’un individu (moi).

Je suis mère.

J’allaite mon deuxième enfant comme j’ai allaité mon premier. Voici qui aggrave mon cas : allaiter c’est bien donner place à une de ces fonctions primaires du corps-femme, du corps réduit à sa fonction nourricière. Pourtant j’ai choisi d’allaiter. Choisi donc cet usage de mon corps, comme le réclament les féministes. Ce choix m’a-t-il été imposé par la pression sociale pro-allaitement de ces dernières années ? Je n’en ai pas l’impression. J’aime allaiter, à titre personnel. Je ne fais pas de prosélytisme autour de moi. N’empêche que c’est un des éléments sensibles.
Pirouette : je peux, tout en allaitant, lire les tweets de @A_C_Husson (et je le fais). Je peux, tout en allaitant, écrire cet article (et je le fais). Mon cerveau ne bascule pas dans une zone de vache laitière. La compatibilité existe.

J’ai pris six mois de congé parental, pour mon deuxième comme pour mon premier enfant. Moi, et pas mon compagnon. Là encore, voilà qui aggrave mon cas. Bien sûr, je peux donner des raisons objectives, la première étant que mon compagnon est Suisse et travaille en Suisse et n’a donc pas droit à un tel congé. C’est parfaitement exact. Mais c’est peut-être un peu facile. S’il y avait droit, l’aurait-il pris à ma place, ce congé ? Sans doute pas, pour des raisons financières souvent évoquées, et à juste titre, par les féministes : son salaire est plus élevé que le mien. Dans notre cas très marginal, c’est à nouveau parce qu’il a un salaire suisse, et moi pas.
Mais évacuons ces questions et creusons : pourquoi l’ai-je pris, ce congé ?
Pour allaiter. (Oui, je sais, on peut allaiter et travailler. Mais en tant que prof de lycée, ça ne me paraissait pas très praticable. Je suis petite joueuse.)
Pour reprendre mes marques après l’accouchement. L’image de la femme qui, le lendemain de ses couches, reprend toutes ses activités habituelles est belle mais irréaliste. Il y a d’abord, dans mon cas, la cicatrice de césarienne. Mes césariennes se sont très bien passées et j’ai récupéré sans problème. N’empêche qu’il faut plusieurs semaines pour cesser d’avoir mal chaque fois que l’on marche plus de cinq ou dix minutes. Puis il y a les premiers mois de vie avec un bébé. L’affirmation qui va suivre est parfaitement inutile, j’en ai conscience. Soit vous avez des enfants, et vous le savez bien. Soit vous n’en avez pas, et vous ne le croirez pas vraiment (je ne le croyais pas non plus, il y a un peu plus de trois ans et demi). Je l’écris quand même : s’occuper d’un bébé, c’est la chose la plus difficile que j’aie faite de ma vie.
Pour construire une relation dans le calme. Ou un calme relatif, disons, puisque j’ai un premier enfant. Quand je travaille, je suis stressée, je cours sans cesse, je n’ai le temps de rien. Je n’ai pas envie de découvrir mon enfant dans ces conditions.

Au-delà de ce choix, il y a un vrai problème qui n’est pas sans rapport avec les questionnements féministes : le mythe de la wonder woman qui jongle sans problème avec ses identités professionnelles, personnelles et familiales, qui est à la fois une [insérez le nom de votre métier] parfaite, une compagne parfaite, une mère parfaite. Scoop : c’est impossible. Les journées ne comptent que 24 heures, sur lesquelles vous devez dormir au moins un peu (si si). Je n’ai trouvé qu’une parade, imparfaite, à cette impossibilité : segmenter ces identités dans le temps. Prendre six mois pour être mère, avant de retrouver mon identité de professeur. 


Et croyez-moi, si je pouvais prendre aussi des « congés de maman » de temps en temps, je le ferai. Je le fais, d’ailleurs. Ça s’appelle : « confier votre enfant une semaine à ses grands-parents ».

D’accord, diront d’autres féministes, mais cela ne règle pas le problème. Pourquoi n’y a-t-il pas un mythe équivalent pour Wonder Papa ? J’ai l’impression qu’il apparaît, ce mythe, et que les pères culpabilisent de plus en plus, au même titre que les mères, quand leur profession les empêche d’être assez présents auprès de leur enfant.
Le problème de la parentalité est peut-être en train de dépasser les frontières de genre, problème du rythme de nos vies en général.

Mais voilà.
Je suis mère. Mère puissance 2, modèle aggravé. J’allaite, je suis en congé parental, je siège au conseil d’école et au comité Rythmes Scolaires, j’organise des fêtes à thèmes pour mon aîné, je me suis mise aux bento box,  je tiens même un blog de maman, c’est dire.
Et pourtant. Je suis allée à deux réunions de campagne des municipales avec un bébé en écharpe. Pendant mon premier congé, j’ai suivi un atelier d’écriture. Pendant mon deuxième, un MOOC. Toujours pendant mon congé, je prépare un projet pour la prochaine rentrée autour de l’égalité fille-garçon au lycée. Plus lointainement, un numéro de revue que je codirige. Et un serious game.
Je n’arrête pas d’être prof, même pendant ce congé (on n’arrête jamais vraiment). Pas plus que je n’arrête d’être féministe en étant mère.
Et il y en a des milliers comme moi.

Franchissons encore un pas : ces deux identités ne se bornent pas à coexister (plus ou moins) pacifiquement. Elles s’ajoutent. Elles s’enrichissent mutuellement.
Depuis que je suis mère, je suis sensible à d’autres aspects du féminisme, et en particulier tout ce qui touche à la petite enfance : jouets genrés, albums pour enfants…
Je hurle devant les catalogues et dans les magasins. Je fouille pour trouver des albums, livres et magazines pour enfants qui ne sombrent pas dans les stéréotypes. Je suis vigilante quant à mon propre langage, et aux histoires que je raconte à mon aîné.
Si le féminisme ignore les mères, il fait une énorme erreur.
Ce sont les mères aussi qui peuvent changer les choses, au plus près, au plus jeune, pour que les petites filles sachent qu’elles peuvent devenir autre chose que princesse, par exemple Astrophysicienne, Agent Secret,Héroïne de leurs propres vies. Pour que les petits garçons puissent jouer avec autre chose qu’un pistolet, tant qu’à faire, et grandissent en respectant les filles comme de vraies égales, pas des nunuches à snober ou sauver.

Proclamation. Les mères doivent être au premier rang du féminisme.

Et une dernière pirouette : ma mère est une féministe. Si c’est une révolution, elle est permanente, sans cesse recommencée.

(crosspost sur La Maman des Magiciens, c'est la moindre des choses)