mercredi 22 février 2006

AIMER UN LION

Parfois je tombe amoureuse d'une ville.
Et l'amour ici n'est pas une figure de style, c'est le nom vrai de ce sentiment qui fait battre le coeur, qui gonfle les poumons, ensoleille les yeux. C'est de l'amour, avec ses variantes: certaines villes s'apprivoisent, et leur amour est un pénible accouchement. Avec d'autres, c'est un coup de foudre.
Avec Lyon, ce le fut.

Etre amoureuse de Lyon, brusquement, immensément, profondément, et n'être pas sûre de comprendre pourquoi.
Parce que bien sûr il y a les murs roses et ocres des bords de Saône, les ponts enjambant deux fleuves, les passerelles secouées par le vent, le vent qui emportait des rafales d'enfants sur les marches de la basilique, et les mosaïques rayonnantes de Fourvière, l'envol des escaliers, les chutes frémissantes des falaises, les monstres de pierre, les gargouilles et les aigles de Saint Jean, et les lions, tous ces lions.
Bien sûr il y a le café du Dahu sur les pentes, et au-dessus de l'amphithéâtre le regard qui s'envole au-dessus des toits et vous serre la gorge de joie, et bien sûr il y a le soleil sur la Croix-Rousse, et les marches qui disparaissent dans l'eau du lac de la Tête d'Or, et les pierres disjointes pavant les méandres de la Roseraie, et les caresses des saules sur les ruisseaux, et je suis passée entre "Pullman Orient-Express" et "Royal Romance".
Et bien sûr il y a les artistes qui s'étalent sur les quais du Marché de la Création, et bien sûr il y a la Demeure du Chaos, et les boutiques désuètes et magnifiques du Passage de l'Argue, et des rues où l'on s'arrêterait à chaque restaurant.
Je sais bien: il y a les pavés, et les hôtels particuliers, et les églises, toutes différentes, toutes merveilleuses, l'impressionnante cathédrale de Saint-Jean et la gothique Saint-Nizier et la baroque Saint-Bruno, et... oui, oui, il y a les masses harmonieuses et chaudes des Subsistances, et le dôme saisissant de l'Opéra, et le cloître de l'Hôtel-Dieu, oui, et la sobre solennité de l'ancienne Ecole Normale, et la labyrinthique Cour des Voraces qui pourrait être un tableau d'Escher, et encore, encore.
Mais est-ce que cela suffit?
Est-ce qu'on s'éprend d'un catalogue de merveilles, si riche soit-il?
Est-ce qu'il ne faut pas plus, un plus auquel je me heurte, que je peine à identifier?

Est-ce que j'aurais aimé Lyon si je n'avais pas dormi dans la Presqu'Île, si je n'avais pas traversé chaque jour l'une de ses rivières? Est-ce que j'aurais aimé Lyon sans ces deux rivières, justement, qui la rythment et la structurent, qui la dessinent, qui l'enlacent? Est-ce que j'aurais aimé Lyon sans ses collines et leurs à-pics, est-ce que je l'aurais aimée sans l'escalader et la dégringoler, sans me décrocher le cou à la verticale de l'Homme de la Roche ou du fort Saint-Jean?
Aurais-je aimé Lyon si je n'avais pas marché étonnamment seule dans ses rues, vidées par les vacances, ou le froid, ou le vent? Peut-être faut-il être seul pour s'éprendre d'elle, pour sentir son cœur frémir à chaque traboule, à chaque nouvel escalier, à chaque perspective vertigineuse. Lyon est une ville de secrets, comme Venise. J'ai marché, marché, ouvert des portes, passé des ponts, gravi des marches et reconnu des noms: c'est ainsi que se découvrent les secrets. L'amour, qu'on le veuille ou non, est aussi une prise de possession.

Et cependant aurais-je aimé Lyon sans ses êtres, sans les trois filles comiquement dissemblables de "Raconte-moi la terre", sans le prêtre en robe de bure, un bouquet à la main, plongé dans la lecture de la carte d'un restaurant, sans le chat doré hésitant sur les marches du lac au Parc de la Tête-d'Or, sans la femme yougoslave qui cherchait un travail et un toit, et qui insistait, jardin des Chartreux, pour m'offrir l'anneau d'or sur lequel son pied venait de buter, sans les silhouettes pauvres et sombres des pentes de la Croix-Rousse, les derniers enracinés dans un centre-ville réhabilité?
Aurais-je aimé Lyon sans les caprices et les sourires de Côme, sans l'aimable gravité de Mattéo, sans les quêtes idéalistes et la culture de Stef, sans les enthousiasmes et l'intégrité de Nath, la pureté de Nath, face à laquelle nous sommes tous des Déchus?

Tout cela, tout cela.

Mais est-ce que cela suffit?
N'y a-t-il pas autre chose dans l'amour, une magie, irréductible au sens et aux mots? Je me souviens: au parc de la Tête d'Or de vieux réverbères poussaient dans l'herbe, comme à Narnia. Aimer Lyon, aimer un Lion, vieux et magnifique, tient peut-être d'un miracle enfoui dans les cœurs, aimer Lyon est peut-être comme aimer Aslan.

Je ne saurai pas. C'est un secret qui palpite au coin de ma conscience, et ne se livre pas.

dimanche 12 février 2006

SEULEMENT DEUX CHOSES

Parfois j'oublie.
Parce que je suis un être de devoir, parce que je suis un être de nuance; parce que je suis un animal politique et sociable; parce que le travail, parce que les plaisirs, les fous rires, parce que le temps.
J'oublie, souvent.
Ou je fais pire, je refuse, foin des absolus adolescents, foin des absurdités qui nous séparent du monde, l'univers est beaucoup plus complexe que ça.
Il l'est.
Mais voilà — je m'en souviens — je ne sais pas pourquoi ce soir plutôt qu'un autre soir.
Je m'en souviens: il n'y a que deux choses qui m'importent vraiment, qui m'emportent vraiment, seulement deux choses vraiment profondes, vraiment intenses, vraiment vraies.
Je me souviens: le reste est emploi du temps, le reste est plaisir minuscule.
Il n'y a, vraiment, que deux choses.
La création et l'amour.

mercredi 8 février 2006

COMPLIMENT

C'est un art, qui n'a rien de neuf.
Un art de cour et de courtoisie, un art qui ne s'enseigne peut-être pas mais qui s'apprend, et qui fut précieux au temps des Précieuses et des Protecteurs, où les nobliaux impécunieux et les apprentis séducteurs se divisaient en deux camps: ceux qui savaient "tourner un compliment" (comme on tourne les blancs pour les monter en neige périlleuse) et ceux qui ne savaient pas.
Et puis il y avait Cyrano, bien sûr, qui savait, ô combien, mais s'y refusait souvent, par la grâce d'un "Non merci" plein de panache.
Cyrano ne tournait de compliment que lorsque cela reflétait un sentiment vrai, que lorsqu'il parlait à Roxane.

C'est un art que j'aime et cultive, depuis des années, sur les fertiles terrains que sont certains de mes proches. Avec les mêmes limites que Cyrano : je suis trop raide, sans doute, pour complimenter ceux que je n'aime ni n'admire. Je peux les exagérer -- je ne peux pas mentir. Je peux les amplifier, les laisser se déployer en fleurs grandiloquentes aux couleurs insensées -- mais il faut que la graine en soit réelle.
C'est un art et c'est un jeu.

Mais dans cette fable je suis tout à la fois renard et corbeau: je n'en finis pas d'être sensible aux compliments, d'en rougir et d'en sourire, de m'y emmêler parfois, leurs rubans trop flatteurs luttant contre mes exigences de lucidité.
Parler donc ici et aujourd'hui de compliments reçus. En choisir trois, très différents.

D'abord celui de Maîtresse d'Ecole, sur ce blog: les plus simples, les plus sobrement formulés, me touchent toujours au coeur. Parce qu'ils sonnent si vrai. Et puis nul écrivain ne résiste à ceux-là qui vantent son écriture. Foin des généralisations hâtives! Moi, en tout cas, je n'y résiste pas. Merci, merci. Puissiez-vous lire ici le rouge de mes joues.
De la maîtresse à l'élève: les flatteries de ces derniers sont toujours ambiguës, à ne jamais prendre à la lettre. L'élève est malin et souvent flagorneur, et même quand ses compliments semblent sincères, ce sont des bulles de savon. A la prochaine remarque sévère, à la prochaine note décevante, à la prochaine sonnerie, il vous en voudra à nouveau. Des compliments d'élèves il n'en est qu'un que je garde au coeur. Sans doute parce que celui qui l'a formulé n'était plus mon élève, et sans doute aussi parce qu'il s'agissait d'un des plus beaux compliments jamais reçus. Beau non pas dans ses fioritures de style mais dans le sens qu'il portait, et que désire entendre tout pédagogue et tout adulte.
Et puis ?
Et puis Tentatrice du Dragon

Je puis donc faire ici la plus inconvenante des choses, déroger aux règles de bonne conduite, ne pas me contenter d'accepter d'un sourire et d'un signe de tête, je puis -- remercier pour un compliment.
A ces trois-là, à tous les autres, merci, merci, merci.