mardi 31 mars 2009

10 LIVRES… (9)


Depuis des années, depuis ma rencontre avec Hugo Pratt, je savais que la bande dessinée pouvait être aussi de la littérature. De grandes oeuvres. Aussi fortes, aussi profondes, que peuvent l'être les grands romans, les grands poèmes.
Corto Maltese pourrait être dans cette liste.
Mais puisque je joue le jeu des empreintes, des traces laissées dans mon âme, j'opte pour cette autre BD, lue plus tard, en quelques nuits hallucinées, que je porte en moi.
Que je porterai en moi jusqu'à la fin des temps.
Parce que le monde la porte en elle aussi.
Parce que c'est le monde qu'elle nous donne à voir, sous un angle un peu différent, le monde et ce qu'il a d'essentiel, d'invariant.

Voilà les oeuvres qui doivent figurer dans cette liste: celles qui changent notre vision du monde. J'entends vision au sens fort, au sens premier.

Refermez la dernière page du dernier épisode de The Sandman, de Neil Gaiman.
Maintenant, regardez le monde.
Ce n'est plus le même.

Maintenant vous voyez les forces qui le tendent et le parcourent, ces forces qui sont beaucoup plus que des dieux — qui peuvent changer, qui le doivent parfois, mais qui ne finiront jamais.
Maintenant, vous savez que les Endless vous accompagnent.

Depuis, je suis amoureuse de Dream (bien sûr, je l'étais déjà avant, mais maintenant, je sais que je le suis), je lui parle, et à Death, et à Desire, et même parfois à Destruction et à Despair (pas à Delirium, ou pas en mots — mais je ris avec elle, parfois — et pas à Destiny — on ne parle pas à Destiny, même si on visite son jardin.)

Depuis, je retrouve leurs traces dans tous mes textes. Je pourrais placer chacun d'entre eux sous le haut patronage d'un des Endless.
Et pour la peine, pour que ce soit clair, j'ai titré l'une de ces nouvelles à paraître bientôt "Une histoire de Désir" (voir à droite, encore), même si Dream y joue aussi un rôle.

De fait, il y a tellement de raisons d'aimer The Sandman que je les ai écrites dans un article pour la revue Faeries (voir à droite de cette page).

Celle-ci surtout : ils sont en vous ; et vous êtes dans le livre. Promis.

lundi 30 mars 2009

10 LIVRES… (8)

Les mythes n'en finissent pas de vivre. De s'écrire. De renaître. De marcher à nos côtés.
Il y a longtemps que je le sais.
Les mythes sont peut-être les seules histoires qui comptent vraiment.
Les seules qui durent.

Je les ai lus, les lis encore ; je les écris ; les étudie aussi, parfois.
La fantasy est aussi une écriture du mythe.

En maîtrise, c'est aux mythes que j'ai volé leurs voix, pour parler d'Elles.

Elle s’appelle Antigone. Elle a été une enfant grave, née dans la
pourpre royale de Thèbes, et dans l'inceste. Elle attendait d'autres
voix. Seule elle a suivi son père aveugle dans l'interminable chemin
de sa propre fatalité. Antigone marchante et veillante. Seule elle
quittera les murs de Thèbes une nuit pour contrevenir aux ordres
du roi, au nom d'une loi divine, ou d'une loi d'amour, ou d'un
destin - sa propre fatalité. Elle ne mourra pas seule. Antigone
droite comme le bâton d'un roi aveugle, renvoyant au pouvoir un
regard un peu trop clair.

Elle s'appelle Cassandre. Elle a été belle et savante, bénie du
soleil-dieu, née dans la pourpre royale de Troie. Elle entendait
d'autres voix. Seule elle a continué de parler et de penser
l'impitoyable chemin d"une fatalité. Cassandre orante et voyante.
Seule elle a prévenu et averti sans être crue, sans y croire - sa
propre fatalité. Elle ne mourra pas seule. Cassandre debout au
milieu des flammes d'un monde mourant, fixant sur les dieux et
les lendemains un regard désespérément trop clair.

Elle s’appelle Electre. Elle a été une enfant silencieuse, née dans
la pourpre royale et sanglante de Mycènes, et d'une race maudite.
Elle entendait d'autres voix. Seule elle a pleuré sans larmes,
protégé et prévu, juré plus qu'elle n'aurait dû. Electre servante et
patiente. Seule elle a connu les voix du tombeau, reconnu les
visages oubliés, marchant sans hésiter vers un destin qui ne
sauvera personne - leur fatalité d'Atrides. Seule elle ne mourra
pas. Electre courbée sous le poids d'une consécration, inflexible
comme une lame, avec le regard clair d'une enfant qui ne veut pas
pardonner.

Elle s’appelle Médée. Elle a été sage et magicienne, née dans la
pourpre royale de Colchide, à des rivages lointains. Elle attendait
d'autres voix. Seule elle a regardé l'étranger venu de la mer, seule
elle a combattu ses propres sortilèges, entraînée sur un chemin
d'invincible fatalité. Médée tissante et aimante, choisissant ses
propres allégeances, au delà de toute trahison. Seule et sans
regarder en arrière elle a quitté les siens sur le navire aux hautes
voiles. Seule elle finira et tuera, offerte à l'horreur des peuples.
Médée combattante fuyant dans le ciel sorcier, assumant ses choix,
avec ce regard effrayamment clair de ceux qui ne se retournent pas.


Et c'est encore une dette.
Car la premier de ce quatuor antique et terriblement moderne, ce n'est pas l'Antigone d'Anouilh ni celle de Sophocle.
C'est l'Antigone d'Henry Bauchau.

C'est celle-là qui m'a frappée en plein coeur, soulevée de terre, réchauffé l'âme, élargi les yeux
L'Antigone d'un romancier qui n'en finit pas d'être poète, d'un homme qui a la grâce absolue des vieillards et des enfants, qui réussit ce tour de force d'être à la fois vieillard et enfant, et jeune homme vibrant de vie, et femme vibrante de tendresse.
Henry Bauchau a même gentiment répondu à l'envoi de ce mémoire de maîtrise.

Il interdit toute question sur la pérennité de l'art, la survie de la littérature. Par sa seule existence il suffit à prouver qu'il est encore de grands écrivains. Vastes comme la mer. Incontestables.
Ceux qui continuent, inlassablement, de poser les questions qui importent.

Pourquoi est-ce que tous [demande Polynice à sa soeur Antigone] nous te laissons déranger nos existences, troubler nos désirs, nos folles ambitions et notre goût effréné de la vie? Oui, pourquoi t'aimons-nous tellement, je ne m'étais jamais posé cette question, mais ta présence, ton silence m'interrogent. Nous t'aimons à cause de ta beauté,qui n'est pas celle de Jocaste ni d'Ismène, mais, plus cachée, plus attirante, celle des grandes illusions célestes. Et tu n'es pas seulement belle, ma soeur, tu es encore si étonnamment folle, tu fais si bien croire à ta folie, tu la fais si bien vivre autour de toi. […] Avec toi, on croit aux dieux, à ceux qui éclairent et à ceux qui transpercent. On croit au ciel, aux astres, à la vie, à la musique, à l'amour à un degré inépuisable.

— Henry Bauchau, Antigone.

lundi 23 mars 2009

10 LIVRES… (7)

« La réalité de notre amour échappe à ce texte qui n’a plus de raison d’être, même si parfois l’évidence d’une merveille a frôlé ces lignes ; perdure ce qui ne transige pas.»
« Maudits soient celles et ceux qui rendent le malheur malheureux. Le malheur est vigueur, capacité, appel, il ne faut pas attendre de réponse. »

Yves Navarre, Ce sont amis que vent emporte

En même temps que Yourcenar, et que Gide, je lisais donc Yves Navarre.
J'y puisais les mêmes folies, j'y cherchais les mêmes élans, j'y retrouvais les mêmes exigences d'intensité, à vif.
Entre dix-huit et vingt ans, j'ai lu toute son oeuvre, copié des dizaines de citations.
Je suis allée dénicher quelques-uns de ses livres jusque dans les bouquineries parisiennes.
(c'était avant Amazon, c'était l'âge où l'on faisait cela)

Mais j'ai une dette envers Navarre, qui va bien au-delà d'un élan adolescent ou de ma période gay friendly.
Une dette immense et que je n'ai jamais payée.

Je sortais de khâgne avec en moi l'inquiétude confuse de nous tous qui venons trop tard: y avait-il vraiment encore de quoi dire, de quoi écrire? Y avait-il encore une voix possible, qui soit davantage que l'écho dérisoire des voix du passé?
Mais voilà que Navarre aussi venait tard, et que sa voix ne ressemblait à aucune autre.
Son écriture ne ressemblait à aucune autre.
On la reconnaissait sans hésiter.
C'était donc possible.

Pendant des années j'ai écrit comme Navarre. Sans doute mon écriture conserve-t-elle encore quelque chose de la sienne, dans le rythme des phrases.
Je n'ai jamais payé cette dette.
Pour l'anniversaire de sa mort (le premier ? le deuxième ? je ne me souviens pas), j'ai écrit un article d'hommage pour le journal de l'IEP.
Je crains d'avoir perdu ce texte.
Mais il ne suffit pas de toute façon, ni cette note.

Yves Navarre, entre autre choses, et autres êtres, aimait les chats.
L'un de ses chats a créé un site Internet pour lui rendre hommage — hébergé en Suisse, qui plus est. Je vous assure que je ne l'ai pas aidé.
Je le regrette.

Le site d'Yves Navarre - administré par son chat

dimanche 22 mars 2009

10 LIVRES… (6)

« La vérité que j’entends exposer ici n’est pas particulièrement scandaleuse, ou ne l’est qu’au degré où toute vérité fait scandale. Je ne m’attends pas à ce que tes dix-sept ans y comprennent quelque chose. Je tiens pourtant à t’instruire, à te choquer aussi. »

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien

Sûrement l'un des plus grands livres jamais écrits.
Je l'ai cru alors, je le crois encore.
L'un des plus grands, des plus riches, des plus profonds — des plus incandescents.
Et pour cette liste c'est cela qui importe.
La trace incandescente que ce livre a laissée dans ma vie.

Pendant de longs mois je n'ai pleuré, cherché, contemplé qu'Antinoüs.
Pendant des mois je n'ai pu aimer, comme l'empereur Hadrien, que des adolescents solaires et condamnés qui brûleraient mes yeux et mon coeur.
Pendant des mois j'ai vécu et écrit cette histoire, comme un éternel manuscrit jamais achevé, sans cesse décliné, dont je conserve pieusement les fragments.

Des fragments, dès l'origine : c'est tout ce que permettent l'Histoire, les souvenirs, le passage du temps depuis l'Antiquité. Des fragments de textes et de marbres, de légendes et d'icônes.

Voici l'un de ces fragments, l'une de ces variantes, lâchement dissimulée parmi les souvenirs d'une vampire, d'un voyage en Ecosse et des Libertins de Planchon.

.IV. Le Dict d’Aubier
(…nuit du 13 au 14 juin 1707 )

Me voici encore une fois à cette page à redire ta légende, bâtir ta mémoire, couronner ton nom. Comme notre histoire est devenue banale, Aubier — et cela est aussi à cause de moi, j’ai tellement parlé de toi, j’ai tant voulu te donner ce dont je n’avais pas eu le temps.
Après toutes ces phrases, comment te dire encore ? Comment te dire, toi qui savais ce que j’étais avant même l’aveu — toi qui ne trouvais de sens à ta vie, ta vie jeune et lumineuse et belle, que dans ma compagnie. Pour eux tous j’étais la mort et la nuit, pourvoyeuse des enfers, dents cristallines de carnassière. Pour Philippe même j’étais devenue cela — mais de toute façon Philippe était mort depuis plus d’un demi-siècle.
Comment te dire alors ? Ton rire de gamin quand tu rentrais de la chasse, le gibier sur ton épaule, tu disais « Nous sommes pareils » — tu étais le soleil, Aubier.
Et c’est moi, je crois, qui ai souhaité de t’épouser. Le mariage n’avait pas vraiment d’importance à tes yeux, il était de ton monde et tu nous voulais autres, auréolés d’une lumière différente, d’un amour différent.

Qui était-il, ce sanglier, cette bête noire surgie des taillis clairs pour te heurter, te mettre à bas ? Ce sanglier qui t’a piétiné, Aubier, déchiqueté, j’ai voulu le haïr, moi qui n’avais jamais haï que quelques hommes.
Et tu le savais — je ne voulais pas le croire mais tu le savais. Tu avais tout accepté, même les noces, tu aurais peut-être demandé plus. Le mariage devait avoir lieu au solstice. Tu n’y croyais pas vraiment — et pourquoi, sinon parce que tu savais ?
Tu es mort loin de moi, Aubier, aussi loin que possible. Je dormais tout près. Je n’ai pu entendre. A mon réveil bien sûr il était trop tard, et ta peau était plus froide que la mienne. Tu es mort en plein jour, Aubier, tu étais le soleil.

Ils ne m’ont pas laissée te dresser un tombeau de roi, un temple de dieu. D’ailleurs je me méfiais un peu des mausolées depuis cette première pierre. Roi sans couronne, dieu sans temple, je t’ai donné une légende. Et j’ai pris le nom que je continue de porter pour ne jamais, jamais cesser d’être la trop jeune veuve d’Aubier d’Arbonne.


Malgré tout, la même histoire.
Presque oubliée à présent que le temps a passé, que je me suis éloignée du soleil, que mes yeux ont recommencé de voir.
Il m'arrive encore de rêver d'Antinoüs, de reconnaître sa silhouette.
Mais Hadrien survit en moi, comme il a survécu au garçon tant-aimé.

De tous les livres, l'un des plus humanistes jamais écrits.
L'un des plus humains.

mercredi 18 mars 2009

10 LIVRES… (5)

Arthur Rimbaud, Une saison en enfer.

Peut-on, à dix-sept ans, ne pas aimer Rimbaud ?
Peut-on ne pas l'aimer, vraiment ?

Oh, quelles qu'en soient les raisons, bonnes ou mauvaises, l'aimer pour sa précocité ou pour son abandon, l'aimer pour son enfance parmi les bourgeois de Charleville, pour ses années au désert, l'aimer pour ce front d'enfant buté ou pour sa beauté du diable, l'aimer pour ses visions ou pour le bleu de son regard, l'aimer pour sa cruauté, ses folies, sa lucidité, ses espoirs toujours renouvelés, l'aimer pour l'ampleur de son être, la dérisoire ironie de sa vie, l'aimer quand il est impitoyable ou quand il est enthousiaste, quand il s'envole ou quand il est rendu au sol.

A dix-sept ans, ne nous sommes-nous pas tous rêvés mages ou anges, pour mieux retomber ensuite sur la terre avec nos mains de paysans et nos rêves de poètes ?

A dix-sept, peut-on ne pas rêver d'amours interdites, de révolutions, de grands déplacements de races et de continents, de réussir enfin l'alchimie que tous nos prédécesseurs ont cherchée en vain, de créer une langue nouvelle, de donner à voir tous les enchantements ?
Ne voit-on pas, à dix-sept ans, tout ce que l'Homme a cru voir et qui n'en finit pas de lui échapper ?

Et à dix-huit ans, ou à vingt, ou à trente, rendus au sol, ne choisissons-nous pas l'exil et l'auto-dérision plutôt que l'amertume ?

Et si l'on est poète, ne serait-ce qu'un peu, dans une toute petite part de nous, là où ça compte,
ne reste-t-il pas toujours à nos côtés, avec ses contradictions, avec ses énigmes, avec son fichu regard bleu de sale gosse qui nous a précédés depuis si longtemps?
Avec ses mots.

A dix-huit ans — on est beaucoup plus sérieux qu'à dix-sept — j'écrivais son agonie.

« Il fait chaud. J’avais oublié qu’il faisait chaud aussi de l’autre côté de la mer. J’avais même oublié que je pouvais avoir “trop chaud”, moi qui grelotte depuis des années. J’oublie tout. Tant mieux.
C’est curieux : je sens encore ma jambe. Il faut baisser les yeux pour vérifier qu’elle a disparu. Bientôt je marcherai avec une prothèse. Je pourrai sans doute monter à cheval aussi.
J’ai même oublié le désert. Non. Mais je ne trouve pas les mots qui rappelleraient son souvenir. Ils croient tous que je ne sais plus penser, représenter, concevoir. Mais c’est le passage aux mots que j’ai perdu, la transcription. A force de parler toutes ces langues, je ne sais plus la mienne. Mais non : quelle connerie ! Comme si ma langue existait ! La seule langue mienne est cette chose rouge et pâteuse dans ma bouche. Aurais-je les mots qu’il me manquerait encore à qui les dire. Personne n’en a besoin, de ces mots. Personne ne comprendrait, de toute façon. Ou peut-être Djami. Où est Djami ?
Isabelle m’écoute mais elle croit que je délire. Elle a peut-être pitié de moi. Ha ! Mais Djami se foutrait de ces phrases et il aurait raison.
J’entends ces sales chiens aboyer.
Du cyanure. Qu’on me donne du cyanure.
J’ai entendu les médecins annoncer ma mort. Les crétins ! Personne ne leur a donc dit que j’étais increvable ? Dans dix jours je serai reparti.
Il paraît que quelques abrutis viendront me relancer jusqu’ici. Ils n’ont pas compris encore que dans le silence bruissant du désert il y avait tous les mots possibles et les seuls à n’être pas faux.
Je ne supporte plus ces chiens.
Isabelle va venir bientôt, et me dire des choses paisibles et tristes et bêtes et belles. Je l’écouterai. Je serai sage et serein, et beau, et stupide. Je répondrai des phrases décousues volées au Coran et à la Bible, et à d’autres choses encore dont je ne me souviens plus. »

Les derniers rayons du soleil viennent frapper le lit de l’homme à la jambe coupée, au visage sillonné de stigmates de fer, de sueur et de sang. Regard bleu étincelant. Que peut-il regarder encore, cet agonisant ?

« Je vais mourir peut-être demain.
Je monterai peut-être comme un cierge vers le paradis du Prophète, ou bien je descendrai à la mer par le fleuve. La mer, enfin ! Ce sera forcément très lent et très silencieux.
Ou bien je ne mourrai pas, car je suis increvable, ils le disaient tous, et alors je saurai que j’avais raison et tout recommencera. Ha ! Quelles conneries je peux dire ! J’ai raison de me taire surtout. Ils diraient que je suis idiot, et ils n’auraient pas tort, même s’ils sont plus stupides encore.
Je retournerai là-bas, près de Djami. Là-bas je me ferai sultan. Je sais maintenant comment je peux m’enrichir. Je ne me ferai plus avoir. Ou bien j’irai rejoindre ma mère à la ferme et je les aiderai. Mais à Charleville ils me retrouveraient, certainement. »

Chatoiement soudain d’une lueur incandescente sur le drap blanc. Des pas dans le couloir, qui ne s’arrêtent pas. Isabelle est-elle en retard ? Il ne sait pas. Il ne sait jamais l’heure qu’il est.

« Je vais mourir bientôt.
Pourtant j’ai vu… des déserts bas tachés d’horreurs iniques… j’ai vu… des hommes pleuvant comme une plaie purulente sur le sol avide,… et j’ai survécu. J’ai marché sous le soleil plus loin, bien plus loin qu’eux. C’est que… je venais de l’enfer le plus glacé du Coran, et la chaleur me nourrissait encore trop peu. Ou bien… je m’étais tant brûlé déjà dans le plus chaud des enfers chrétiens que j’étais noirci jusqu’au fond… Immunisé au poison par l’habitude du poison… Trop de cyanure … J’ai vu … Donc je ne peux pas mourir, je dois mourir.
J’ai froid. »

“On” vient chercher le corps. “On” ne sait pas qui est cet homme. L’homme le plus merveilleux de tous les temps, songe sa sœur en pleurant. Isabelle n’a pu se résoudre à fermer ces yeux-là, regardant, là-bas, cette chose-là. Elle sait très bien qu’ ”on” le fera, dès qu’elle ne sera plus auprès de lui. Isabelle serre la petite croix, au bout de sa chaîne de baptême. Les sœurs passent, muettes et efficaces. Une novice, immobile, quelques pas derrière Isabelle, fixe ce visage émacié.
“Que peut-il bien voir ?”, lâche-t-elle brusquement.
La jeune femme sursaute. Une vieille religieuse foudroie la sœur qui vient de parler. Elles savent toutes ce qu’il voit, maintenant, lui signifie-t-elle.



Et tous ceux qui cherchent à le rattraper, depuis cette heure-là, depuis avant peut-être.
Rimbaud nous est irréductible.
Pourtant nous le portons en nous.

mardi 17 mars 2009

10 LIVRES… (4)

Enfant, adolescente, je dévorais les romans d'aventures historiques.
Des héros brillants et courageux, un cadre passionnant d'intrigues politico-historiques, des combats à l'épée, de grands serments d'amour ou d'amitié (qui finissaient mal, en général.)

En choisir un pour cette liste, un seul, est un crève-coeur.

Cela aurait pu être Dumas (Grabuge m'en voudra terriblement qu'il n'en soit pas ainsi.) C'est lui, après tout, qui a lancé en France cette habitude d'enfanter à l'Histoire de beaux bâtards. Cela aurait pu être Dumas, pour Les Trois Mousquetaires qui furent ma première émotion de théâtre avant d'être une émotion de lectrice, pour la fougue de D'Artagnan que j'ai même incarné, pour la sombre mélancolie d'Athos, pour la subtile séduction d'Aramis, pour les larmes versées par auteur et lecteur à la mort du brave Porthos. Ou, plus tard, pour le long et vain et rageant et sanglant duel, à la fin de La Dame de Monsoreau.

Ou bien cela aurait pu être Paul Féval. Lagardère reste inscrit en moi de bien des façons, et aussi ses interprètes au cinéma — je parle de ceux d'autrefois, ceux qui étaient rediffusés dans mon enfance. Je pense aux sourires et à l'enthousiasme qui me soulevait dans mon fauteuil en regardant Jean Marais, à la tendresse que j'ai gardée pour lui. Je pense à l'émotion plus grave qui m'étreignait en regardant Pierre Blanchar veiller sur son Aurore.

Ou bien, dans un genre un peu différent, cela aurait pu être Les Rois Maudits de Maurice Druon. Pendant des mois, j'ai su Le Roi de Fer par coeur. J'entends par coeur au sens littéral : je l'avais adapté et mis en scène pour deux comédiennes, nous nous partagions tous les rôles, et savions l'intégralité des dialogues par coeur. J'avais treize ans. J'aimais la verve de Robert d'Artois, les défis de Marguerite de Bourgogne, l'intelligence politique de Philippe. Je ressemblais, surtout, à Isabelle d'Angleterre, j'étais déjà partagée entre la maîtrise et la passion, et ces désirs qui peuvent conduire aux grands règnes, aux grands sacrifices, aux grandes amours, aux grandes tragédies.

Cela aurait pu.
Mais c'est, finalement, Michel Zévaco et son Pardaillan.

Pour ce héros nouveau qui ressemble à tous les autres et les dépasse.
Pour sa bravoure sans illusion, pour son panache plus magnifique d'être plus désespéré, pour son ironie salutaire qui ne se change jamais en cynisme, pour sa solitude essentielle et sans amertume.
Parce que Pardaillan ressemble à Cyrano et le dépasse — en humanité.
Non qu'il soit plus grand ; mais il vient plus tard.
Composé à l'aube du XXe siècle, cette époque de fureur sans concession, de plumes acides, de rêves nouveaux et de désillusions.
Il a en lui le panache et l'énergie du XIXème siècle, les ombres et les désillusions du XXe.
Il sait être flamboyant, impitoyable — tendre.

Je suis revenue à lui longtemps après, en maîtrise, pour l'exercice universitaire qui m'a le plus amusée.

Un jour, peut-être, écrirai-je un roman de cape et d'épée.

lundi 16 mars 2009

10 LIVRES… (3)

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac.

Le théâtre à la portée d'une âme, d'une voix.

Le lire à haute voix en toutes circonstances. Dans une salle d'étude à demi désertée, malgré les yeux écarquillés de vos camarades. Dans l'ombre secrète de votre chambre, pour laisser les sanglots briser votre voix. Ou, si vous êtes brave, à la table d'un festin, entre deux plats.

Ce fut la première leçon de Cyrano et elle ne m'a jamais quittée.
Je lis toujours à haute voix, m'émeus toujours au théâtre, j'ai gardé le goût de la rhétorique, du beau langage, des mots qui pointent comme des rapières, à la fin de l'envoi je touche. Des mots qui pourraient faire s'arrêter au portail/ Du paradis, un saint !
J'ai gardé le goût de cette pièce où l'on trouve à chaque acte des trésors, à chaque acte des morceaux de bravoure.
Le panache du verbe, mais bien sûr aussi le panache du coeur.
Evidence : les livres qui marquent imprègnent à la fois notre écriture et notre vie.

C'est la leçon intime de Cyrano.
Celle de l'Acte II que reprend le final.
Et que faudrait-il faire?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce,
Grimper par ruse au lieu de s'élever par force?
Non, merci. Dédier, comme tous il le font,
Des vers aux financiers? se changer en bouffon
Dans l'espoir vil de voir, aux lèvres d'un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d'un crapaud?
Avoir un ventre usé par la marche? une peau
Qui plus vite, à l'endroit des genoux, devient sale?
Exécuter des tours de souplesse dorsale?…
Non, merci. D'une main flatter la chevre au cou
Cependant que, de l'autre, on arrose le chou,
Et, donneur de séné par desir de rhubarbe,
Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe?
Non, merci! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames?
Non, merci! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant? Non, merci!
S'aller faire nommer pape par les conciles
Que dans des cabarets tiennent des imbeciles?
Non, merci! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d'en faire d'autres? Non,
Merci! Ne decouvrir du talent qu'aux mazettes?
Etre terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse: 'Oh, pourvu que je sois
Dans les petits papiers du "Mercure Francois"?'
Non, merci! Calculer, avoir peur, être blême,
Aimer mieux faire une visite qu'un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter?
Non, merci! non, merci! non, merci! Mais… chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l'oeil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre,— ou faire un vers!
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
A tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N'écrire jamais rien qui de soi ne sortit,
Et modeste d'ailleurs, se dire: mon petit,
Soit satisfait des fleurs, des fruits, meme des feuilles,
Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles!
Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard,
Ne pas être oblige d'en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d'etre le lierre parasite,
Lors même qu'on n'est pas le chene ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
(Acte II, scène VIII)


Le panache qui fait vibrer les adolescents, les rebelles, qui me fait vibrer encore de toutes mes fibres idéalistes.
Qui fait vibrer l'auteur en moi, aussi.
Mais qui à présent me touche davantage tel que Cyrano le formule à la fin de la pièce — vieilli, assagi peut-être, toujours libre mais plus lucide, plus… doux.

Cette ultime scène qui fait encoure couler mes larmes, tomber la nuit, chaque fois que je la lis.

CYRANO (est secoué d'un grand frisson et se lève brusquement):
Pas là! non! pas dans ce fauteuil!
(On veut s'élancer vers lui):
— Ne me soutenez pas!— Personne!
(Il va s'adosser a l'arbre):
Rien que l'arbre!
(Silence):
Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre,
— Ganté de plomb!
(Il se raidit):
Oh! mais!. . .puisqu'elle est en chemin,
Je l'attendrai debout,
(Il tire l'épée):
et l'épée à la main!

LE BRET:
Cyrano!

ROXANE (défaillante):
Cyrano!

(Tous reculent épouvantés.)


CYRANO:
Je crois qu'elle regarde. . .
Qu'elle ose regarder mon nez, cette Camarde
(Il leve son épée):
Que dites-vous?… C'est inutile?… Je le sais!
Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès!
Non! non! c'est bien plus beau lorsque c'est inutile!
— Qu'est-ce que c'est tous ceux-là ? — Vous êtes mille?
Ah! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis!
Le Mensonge?
(Il frappe de son epee le vide):
Tiens, tiens!— Ha! ha! les Compromis!
Les Préjugés, les Lâchetés!. . .
(Il frappe):
Que je pactise?
Jamais, jamais!— Ah! te voilà, toi, la Sottise!
— Je sais bien qu'à la fin vous me mettrez à bas;
N'importe: je me bats! je me bats! je me bats!
(Il fait des moulinets immenses et s'arrête haletant):
Oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose!
Arrachez! Il y a malgré vous quelque chose
Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
J'emporte malgré vous,
(Il s'élance l'épée haute):
et c'est…

(L'épée s'échappe de ses mains, il chancelle, tombe dans les bras de Le Bret
et de Ragueneau.)


ROXANE (se penchant sur lui et lui baisant le front):
C'est?…

CYRANO (rouvre les yeux, la reconnait et dit en souriant):
Mon panache.


Rideau.

dimanche 15 mars 2009

10 LIVRES… (2)

Enfant, j'engloutissais tous les livres que je pouvais trouver.
La littérature jeunesse (à qui on ne donnait pas même ce nom) était moins diversifiée qu'à présent.
On m'achetait, bien sûr, des dizaines de livres de la "bibliothèque rose" puis de la "bibliothèque verte". Je lisais aussi les livres d'enfants de mes parents, dans la vieille collection "Rouge & or". Je me souviens de ces derniers bien mieux que des livres achetés pour moi. Je les ai lus et relus. Un surtout.

Frances H. Burnett, Petite Princesse.

Il est toujours dans ma bibliothèque et porte sur la page de garde le nom d'enfance de ma mère. Elle en avait gardé peu de souvenirs. Peu importe : les livres sont patients. Ils peuvent attendre, passer de main en main, de génération en génération, jusqu'au lecteur qui les attendait aussi, qui les reconnaîtra.
C'est un livre que j'ai reconnu et que je reconnais toujours.
Un livre qui m'a formée.
Il s'est écoulé tant d'années que je ne sais plus si je ressemblais déjà à Sara, à l'époque, ou si c'est le livre qui m'a amenée à lui ressembler.
Je lui ressemble toujours. J'en garde au coeur des leçons chères, précieuses, centrales.

Etre princesse, ce n'est pas seulement une question de naissance. Parfois même pas du tout.
C'est une question de dignité, de discipline mentale et morale, une question d'honneur, de générosité — oserais-je dire de vertu?
Etre princesse, c'est un travail permanent et un devoir. Garder les yeux ouverts, protéger les plus faibles, redresser ceux qui tombent, consoler ceux qui pleurent.
Une lucidité exigeante face aux gifles du monde, à l'incompréhension, à la jalousie. Et surtout face à nos propres défauts, face aux tentations de la vanité, de la colère, de l'égoïsme.
Et la récompense n'est qu'en nous.
Dans le sourire intérieur que nous pouvons opposer au malheur, parce que nous savons. Parce que nous détenons ce secret-là. La certitude de notre identité, la force de notre dignité.

Mais Sara a d'autres secrets et d'autres traits qui me ressemblent.
Elle est conteuse. Elle a le goût de l'Histoire et des histoires, de la lecture à haute voix, du récit fabuleux, jusqu'à créer parfois une autre réalité.
Rien de fantastique dans le roman de Burnett. La magie de l'imagination est celle dont peuvent user tous les grands lecteurs, tous les grands conteurs, tous les grands rêveurs. Celle que décrit Karen Blixen dans une phrase que j'ai baucoup citée et qui continue de me hanter : « Je suis conteuse. J’appartiens à une tribu de gens oisifs qui, depuis des millénaires, sont assis parmi les gens honnêtes et laborieux, les gens du réel, et qui parfois parviennent à créer pour eux une autre réalité.»
Un pouvoir qui ne vous abandonne jamais, qui peut réchauffer parfois, par miracle, la plus froide mansarde et le plus grand malheur.
Qui ne changera peut-être pas le monde, mais qui pourrait bien changer notre vie et apporter, peut-être, quelque lumière aux vies qui nous entourent.

samedi 14 mars 2009

QUE LISENT LES ÉCRIVAINS ?

se demande Télérama, et de poser la question à 100 écrivains francophones en leur demandant non pas ce qu'ils lisent en ce moment mais de choisir 10 livres qui les ont marqués.

Je ne suis pas écrivain. Ou à peine. En tout cas, je ne me définis pas comme écrivain.
Et j'ai toujours été incapable de dresser ce genre de listes.
Mais je l'ai fait, un peu avant Télérama, à la demande de l'écrivain et amie Léonor Lara (elle non plus ne se définit pas comme écrivain, elle préfère "auteur".)

Je m'essaie donc à tailler dans le vif de cette liste, à choisir, à déchirer, pour vous livrer ces 10 livres qui m'ont marquée, me marquent sûrement encore.

J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux
Vous êtes nombreux à connaître l'histoire. Ma mère, enceinte, lisait Le Seigneur des Anneaux. Elle l'a emporté à la maternité et s'est hâtée de le finir avant ma naissance, afin que je puisse en profiter (sans quoi, disait-elle, il faudrait attendre que j'apprenne à lire.)
J'ai donc eu ce privilège insolite d'absorber l'oeuvre de Tolkien in utero.
Plus tard, pour mon neuvième anniversaire, un garçon qui ne connaissait pas cette histoire m'a offert Bilbo le Hobbit. J'étais amoureuse de lui et n'ai pas osé lui dire que je l'avais déjà lu, un ou deux ans auparavant. Plus tard encore, je me suis lancée dans une lecture, ou relecture, du Seigneur des Anneaux, ai pleuré la mort de Boromir, aimé Aragorn et Glorfindel. Bien plus tard encore je l'ai relu, en anglais.
A l'évidence, ma vie en a été infléchie. Je rêve encore de Rivendell. Je l'écris, même, quelquefois. Et les voiles qui s'estompent à l'Ouest me mettront toujours les larmes aux yeux.

A suivre…

dimanche 8 mars 2009

LES MAITRES MEURENT AUSSI (et même les presque-maîtres, les maîtres-possibles, les non-maîtres)

Vendredi dernier, je parlais de Bruno Etienne à des amis. Cela m'arrive de temps en temps. Soudain, l'un d'eux s'exclame: "Mais il est mort ! Il vient de mourir, je crois."
J'ai quitté la table pour me précipiter sur la Toile.
Vendredi dernier, je parlais de Bruno Etienne à des amis. C'était le jour de son enterrement. Je ne le savais pas.

Mais les maîtres meurent, bien sûr. S'ils y manquaient, il nous faudrait les assassiner — au moins symboliquement.
Bruno Etienne n'a pas été mon maître. Je me suis éloignée trop vite. Et j'étais trop indépendante, je ne cherchais pas vraiment de maître, même à dix-huit ans. Mais de tous mes professeurs, il fut ce qui s'en rapproche le plus. Le seul qui aurait pu devenir un maître, sur un autre chemin possible. Il n'y a pas tant de professeurs dont on parle encore, après tant d'années.

Voilà que l'affreux exercice imposé de l'hommage funèbre s'impose à moi, se presse, s'exige. Nécessité.
Je le détourne en deux images, deux souvenirs, l'un réel, l'autre inventé. Deux facettes et deux possibles.


Examens de fin de première année à l'IEP d'Aix-en-Provence. L'oral qui nous terrifie le plus est celui de Bruno Etienne. Il n'y a pas de cours à apprendre : son heure hebdomadaire d'initiation à la science politique avait le contenu mouvant d'une digression sans cesse renouvelée. Stimulante intellectuellement, mais qu'il serait absurde et impossible de reproduire. Elle ne se reproduisait pas elle-même, d'une semaine sur l'autre, d'une année sur l'autre. Elle rebondissait sur tous les prétextes, de l'actualité ou de la réminiscence personnelle.
Et puis l'homme était impressionnant. Imposant, provocateur, impitoyable.
"Parlez-moi de ce que vous voudrez, avait-il annoncé. Mais intéressez-moi."

Je me tenais sur le palier de son bureau. Des élèves sortaient, plus ou moins blêmes. Plutôt plus.
C'est mon tour.
Il me fait signe de m'asseoir. J'ai décidé de lui parler de Lilith. Il l'a mentionnée un jour incidemment, et cela me permettra de parler mythes, genèses, rapports entre les sexes. Et puis Lilith m'intéresse. La preuve : d'elle aussi je parle toujours, après tant d'années.
Bruno Etienne sourit : "Pas de chance, j'ai une étudiante qui écrit un mémoire sur elle. Mais allez-y." Je déglutis.
Le téléphone sonne sur son bureau."Excusez-moi" et il décroche.
Je ne sais plus combien de temps l'oral était censé durer. Je ne sais plus ce que j'ai dit, finalement, ni si j'ai réussi à parler de Lilith. Pendant ce temps, le téléphone a sonné deux ou trois fois, et il a même dû s'absenter, me laissant seule dans le bureau.
J'ai regardé autour de moi. Longtemps. Ses livres. L'aquarelle du jeune marin devant les pyramides, sortie de La Jeunesse de Corto. Cela je m'en souviens : nous avons parlé de Corto Maltese. Un jour, il avait raconté en amphi qu'il avait tué un homme avec Hugo Pratt, quelque part en Amérique du Sud. Je n'ai jamais su si c'était vrai. Je n'ai jamais cherché à le savoir. Ca n'a pas vraiment d'importance.
Je me souviens de la fin, bien sûr.
Quand je me suis levée pour partir, il s'est levé aussi et m'a tendu la main. Je l'ai serrée. J'ai hésité un peu, mais c'était le genre de choses qu'on pouvait attendre de Bruno Etienne.
Il m'a regardée dans les yeux et m'a dit : "Au-revoir. Vous avez un beau karma."

Et quand j'ai déclaré à un autre élève que la poignée de mains m'avait un peu surprise, on m'a regardée avec des yeux ronds. Apparemment, il ne serrait pas les mains de tous les élèves.

Ce n'était pas le souvenir inventé. Mais cela y ressemble, n'est-ce pas ?


Un ou deux ans plus tard, pour échapper à l'ennui de certains cours, mon amie Valérie et moi nous sommes lancées dans un série de parodies : Les Aventures de Jean Bon, l'espion-charcutier. OSS 117 avant la lettre. Nous composions des synopsis joyeusement foutraques, mêlant James Bond à nos condisciples de l'IEP, et même à quelques professeurs.
J'ai oublié toutes ces parodies, sauf une : L'Homme à la Gamelle d'Or.
On y retrouvait, excusez du peu, le président Edouard-Pôle des Chamelles qui partageait avec Paul Deschanel certains loisirs insolites, comme l'escalade des arbres du parc de l'Elysée — un émule de Gilles de Rais — un père de Fauculd SM qui hésitait entre le révérend de Foucauld et Michel Foucault — Yasser Arafat et Omar Sharif — les Spice Girls — et, encore, Lilith.
La parodie ne s'arrêtait pas à James Bond, mais y mêlait Indiana Jones et la Dernière Croisade ainsi que Starwars. Sean Connery en personne jouait Jean Bon Sr.
Et Bruno Etienne, alors ?
Il y apparaît pour la première fois sur une photographie : un "vieux type de haute taille", un bras passé autour des épaules de Sean Connery. Et sa disciple parle souvent de lui.
Car il n'est plus. Et je joue moi-même le rôle de la disciple, qui s'efforce de terminer l’essai anthropologique commencé par son regretté maître sur le Caché et le Visible dans les mœurs des Arabes. Bruno Etienne était islamologue, entre autres. Et il admirait Richard Francis Burton. Il aurait aimé mener sa vie, nous a-t-il dit un jour.
On le cite. Il avait le sens de la formule. "“ Un chef d’Etat est un terroriste qui a réussi.” rappellent, amusés, ses vieux amis, en plein désert jordanien.
Il rêvait de s'emparer de la Gamelle d'Or, d'éveiller les consciences politiques, de permettre au Proche-Orient d'entrer dans une ère nouvelle.
Et il apparaissait finalement sous la forme d'un fantôme, et le nom — pardonnez moi — de Ben Etienne Kenobi.
Mais c'était sa disciple qui lui rappelait que "Personne par la guerre ne devient grand."

Et cette histoire, bien sûr, est entièrement fausse, parodique, délirante, réductrice.

Mais je souris, car il aurait pu être mon maître.
Je ne sais pas si j'ai un beau karma, ni s'il en avait un.
Et cela n'a, finalement, aucune importance.