Il y a longtemps que je le sais.
Les mythes sont peut-être les seules histoires qui comptent vraiment.
Les seules qui durent.
Je les ai lus, les lis encore ; je les écris ; les étudie aussi, parfois.
La fantasy est aussi une écriture du mythe.
En maîtrise, c'est aux mythes que j'ai volé leurs voix, pour parler d'Elles.
Elle s’appelle Antigone. Elle a été une enfant grave, née dans la
pourpre royale de Thèbes, et dans l'inceste. Elle attendait d'autres
voix. Seule elle a suivi son père aveugle dans l'interminable chemin
de sa propre fatalité. Antigone marchante et veillante. Seule elle
quittera les murs de Thèbes une nuit pour contrevenir aux ordres
du roi, au nom d'une loi divine, ou d'une loi d'amour, ou d'un
destin - sa propre fatalité. Elle ne mourra pas seule. Antigone
droite comme le bâton d'un roi aveugle, renvoyant au pouvoir un
regard un peu trop clair.
Elle s'appelle Cassandre. Elle a été belle et savante, bénie du
soleil-dieu, née dans la pourpre royale de Troie. Elle entendait
d'autres voix. Seule elle a continué de parler et de penser
l'impitoyable chemin d"une fatalité. Cassandre orante et voyante.
Seule elle a prévenu et averti sans être crue, sans y croire - sa
propre fatalité. Elle ne mourra pas seule. Cassandre debout au
milieu des flammes d'un monde mourant, fixant sur les dieux et
les lendemains un regard désespérément trop clair.
Elle s’appelle Electre. Elle a été une enfant silencieuse, née dans
la pourpre royale et sanglante de Mycènes, et d'une race maudite.
Elle entendait d'autres voix. Seule elle a pleuré sans larmes,
protégé et prévu, juré plus qu'elle n'aurait dû. Electre servante et
patiente. Seule elle a connu les voix du tombeau, reconnu les
visages oubliés, marchant sans hésiter vers un destin qui ne
sauvera personne - leur fatalité d'Atrides. Seule elle ne mourra
pas. Electre courbée sous le poids d'une consécration, inflexible
comme une lame, avec le regard clair d'une enfant qui ne veut pas
pardonner.
Elle s’appelle Médée. Elle a été sage et magicienne, née dans la
pourpre royale de Colchide, à des rivages lointains. Elle attendait
d'autres voix. Seule elle a regardé l'étranger venu de la mer, seule
elle a combattu ses propres sortilèges, entraînée sur un chemin
d'invincible fatalité. Médée tissante et aimante, choisissant ses
propres allégeances, au delà de toute trahison. Seule et sans
regarder en arrière elle a quitté les siens sur le navire aux hautes
voiles. Seule elle finira et tuera, offerte à l'horreur des peuples.
Médée combattante fuyant dans le ciel sorcier, assumant ses choix,
avec ce regard effrayamment clair de ceux qui ne se retournent pas.
Et c'est encore une dette.
Car la premier de ce quatuor antique et terriblement moderne, ce n'est pas l'Antigone d'Anouilh ni celle de Sophocle.
C'est l'Antigone d'Henry Bauchau.
C'est celle-là qui m'a frappée en plein coeur, soulevée de terre, réchauffé l'âme, élargi les yeux
L'Antigone d'un romancier qui n'en finit pas d'être poète, d'un homme qui a la grâce absolue des vieillards et des enfants, qui réussit ce tour de force d'être à la fois vieillard et enfant, et jeune homme vibrant de vie, et femme vibrante de tendresse.
Henry Bauchau a même gentiment répondu à l'envoi de ce mémoire de maîtrise.
Il interdit toute question sur la pérennité de l'art, la survie de la littérature. Par sa seule existence il suffit à prouver qu'il est encore de grands écrivains. Vastes comme la mer. Incontestables.
Ceux qui continuent, inlassablement, de poser les questions qui importent.
Pourquoi est-ce que tous [demande Polynice à sa soeur Antigone] nous te laissons déranger nos existences, troubler nos désirs, nos folles ambitions et notre goût effréné de la vie? Oui, pourquoi t'aimons-nous tellement, je ne m'étais jamais posé cette question, mais ta présence, ton silence m'interrogent. Nous t'aimons à cause de ta beauté,qui n'est pas celle de Jocaste ni d'Ismène, mais, plus cachée, plus attirante, celle des grandes illusions célestes. Et tu n'es pas seulement belle, ma soeur, tu es encore si étonnamment folle, tu fais si bien croire à ta folie, tu la fais si bien vivre autour de toi. […] Avec toi, on croit aux dieux, à ceux qui éclairent et à ceux qui transpercent. On croit au ciel, aux astres, à la vie, à la musique, à l'amour à un degré inépuisable.
— Henry Bauchau, Antigone.