Une architecte, habituellement, peut être sûre que ses œuvres lui survivront. Quel étrange cas que celui d'une architecte vieille de plusieurs siècles, qui a vu dépérir ou brûler plusieurs de ses édifices…
Ce fut, autrefois, la plus
belle cité à l’ouest de la Mer.
Ce l’est toujours, d’une amère et
ténébreuse façon.
Les parcs, la pierre blanche des
monuments, la symétrie des perspectives et la façon dont elles dessinent
l’horizon, tout cela demeure. Et pas seulement dans mon esprit, pas seulement
parce qu’ici je perçois le temps aussi bien que l’espace, pas seulement parce
que mes yeux plongent aux racines, remontent aux fondations, effeuillent les
sédiments de la ville. Sur cette place, un arbre a été coupé, il y a vingt ans,
et sous cette peinture furent autrefois tracés des symboles hermétiques ;
un sénateur est mort ici, et ce mur porte l’empreinte des balles, et sous cette
arche une nuit j’ai… Non, la beauté
demeure aussi, réellement. Nulle trace de sang ne souille la façade de la
Library of Congress, personne n’a abattu la flèche du Washington Monument. Tout
cela demeure. Mais ils se trompent, ceux qui croient qu’un architecte ne
perçoit que les pierres. Ils oublient que l’espace d’une ville s’articule aux
hommes.
Washington
est encore belle et c’est pire. Elle sonne creux. Un sang noir coule dans les
veines intactes de ses avenues. Un air lourd pèse sur ses édifices, et sur nos
têtes. La pluie qui lave les ecchymoses de ses façades ne suffit pas à laver
cette odeur de mensonge, et de meurtre, et de peur. Washington est encore belle
comme si un embaumeur doué l’avait préparée à ma venue, redonnant à ses joues
le rose de la vie en espérant masquer le silence de son cœur.
Ce n’est pas vrai. Son cœur bat. Je l’entends à
chacun de mes pas. Les hommes ont peur mais ils sont là. Simplement ils sont
moins nombreux dans les rues après le couvre-feu, et se jettent des regards
méfiants, et trop d’armes déforment les poches de leurs vêtements. Washington
est malade mais pas au-delà de toute guérison. Bien sûr. Sinon j’aurais fait
demi-tour, et laissé le sang se mêler à la pluie de mes joues, et tout aurait
été fini. Mais je suis là où je peux lire ces signes et compter ces cicatrices
et respirer cette odeur. Washington est une lettre ouverte à mon intention. Un
piège, et je suis la souris qui s’y précipite sciemment.
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