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jeudi 10 octobre 2019

#Inktober 8 : Frail


8. FRAIL
C’est drôle, après tout ce qu’on a lu, tout ce qu’on nous a dit.
J’ai fait ma thèse sur les vanités, alors vous pensez si je connais le sujet à fond. La minceur éphémère des ailes de papillon, des pages des livres ; le verre friable des boussoles et des pichets de vin ; les mites qui rongent le velours et les vers qui grignotent les corps ; tout passe, et nous fanons, comme la rose mignonne.
C’est aussi ce que nous leur répétions, toutes ces années : ce n’est pas la planète qui va mourir, c’est nous. La planète est vieille et solide, de roc et de magma, elle s’adaptera, à cela comme à tout, jusqu’à la fin du Soleil. Non, c’est nous qui périrons, déshydratés, brûlés, empoisonnés ; c’est nous qui sommes des coques frêles, des roses de chair, et notre peau tombera comme un pétale.
C’est drôle.
Je suis assise là, au dernier jour de l’humanité, et je regarde pousser une rose. Prends ça, Ronsard.

mercredi 9 octobre 2019

#Inktober 7 : Enchanted


7. ENCHANTED
Je n’ai pas pu l’en empêcher.
Je sais que ce n’est pas la première fois, elle pourrait lancer le sortilège les yeux fermés, maintenant — d’ailleurs c’est ce qu’elle fait.
Elle me dit de ne pas m’inquiéter. « Je l’ai déjà fait, tu sais. » Je sais. « Et je me suis toujours réveillée. » On l’a toujours réveillée, c’est bien le problème. Une partie du problème, en tout cas.
Mais cette fois, je ne la laisserai pas faire. Après tout, moi aussi je connais le sortilège, les moyens d’entrer dans le cercle, les moyens de le briser. Je peux bien être le on qui la réveillera.
Elle me connaît trop bien. Elle fronce les sourcils et me dit : « Je t’interdis de venir me chercher. Ce n’est pas comme ça que ça doit marcher. Et puis, tu es ma naïade, tu ne peux pas être aussi mon Prince. » Elle rit, et je pourrais la haïr. Presque.
Elle dispose les chandelles, trace le cercle, s’étend sur le lit de pierre et de soie, prononce les paroles de l’enchantement. Il est encore temps, de lui dire ce que je pense vraiment, ce qui compte vraiment : Comment peux-tu te coucher et attendre un Prince, à notre époque ? Comment peux-tu croire qu’un Prince te sauvera ? Et si tu te sauvais toi-même, pour une fois ? Et si tu te battais, si tu ne t’enfuyais pas dans le sommeil chaque fois que tu en as marre, chaque fois que les choses vont mal ?
Mais je ne sais plus. Peut-être que parfois on ne peut pas se battre. Peut-être que parfois c’est trop, et on peut juste se coucher, fermer les yeux, et attendre que les horreurs glissent de nous avec les jours, avec les années.
Ses paupières battent, retombent. L’air prend cette fraicheur particulière, cette odeur de cristal et de poussière. Bientôt les ronces pousseront. Il est temps que je parte, et la laisse dormir, pour le prochain siècle.

(J'ai toujours été intéressée par la Belle au Bois Dormant. J'en ai donné une version différente, plus complète — plus complexe — dans « Une histoire de désir » in Contes de villes et de fusées, anthologie dirigée par Lucie Chenu, septembre 2010, qui n'est malheureusement plus disponible.)
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mardi 8 octobre 2019

#Inktober 6 : Husky


6. HUSKY (Une Histoire Vraie)

J’ai croisé un loup, ce matin.
Il trottinait tranquillement sur le trottoir, vaquant à ses occupations. J’ai ralenti la voiture pour le regarder. Je n’en croyais pas mes yeux. Que pouvait-il faire là, ce loup, arpentant un paisible quartier résidentiel, un matin d’automne ?
Il ne m’a prêté aucune attention. Il a tourné à gauche dans une allée et je l’ai suivi, tout doucement. Il ne s’est pas retourné.
Ses poils étaient gris, sa foulée sûre, ses yeux distants. Il ne humait pas le sol, ne laissait pas pendre sa langue. S’il s’était glissé sous un portail pour entrer dans un jardin… Qu’aurais-je fait alors ? Me serais-je garée, aurais-je sonné à la porte ? Mais pour dire quoi ? Excusez-moi, je crois qu’un loup vient d’entrer chez vous. Mais si je ne faisais rien, si le loup attaquait un enfant ? Non, j’avais tort de m’inquiéter. Après tout, ils ne font ça que dans les contes.
La route bifurquait encore, et je roulais toujours en première.
Le loup a incliné la tête, enfin, et j’ai croisé son regard. Il n’a pas dit un mot.
Après le virage, il n’était plus là.
Je sais ce que vous me direz : c’était sans doute un chien-loup, ou un husky. Peut-être. Mais il ne portait pas de collier.

lundi 7 octobre 2019

#Inktober 5 : Build

Cette fois, non seulement je suis en retard, mais je triche. Il s'agit ici de l'extrait d'un texte écrit il y a longtemps, dans le cadre d'une campagne de Vampire : la Mascarade, où mon personnage était… une vampire, certes, mais aussi une architecte.
Une architecte, habituellement, peut être sûre que ses œuvres lui survivront. Quel étrange cas que celui d'une architecte vieille de plusieurs siècles, qui a vu dépérir ou brûler plusieurs de ses édifices…


Ce fut, autrefois, la plus belle cité à l’ouest de la Mer.
Ce l’est toujours, d’une amère et ténébreuse façon.
Les parcs, la pierre blanche des monuments, la symétrie des perspectives et la façon dont elles dessinent l’horizon, tout cela demeure. Et pas seulement dans mon esprit, pas seulement parce qu’ici je perçois le temps aussi bien que l’espace, pas seulement parce que mes yeux plongent aux racines, remontent aux fondations, effeuillent les sédiments de la ville. Sur cette place, un arbre a été coupé, il y a vingt ans, et sous cette peinture furent autrefois tracés des symboles hermétiques ; un sénateur est mort ici, et ce mur porte l’empreinte des balles, et sous cette arche une nuit j’ai…  Non, la beauté demeure aussi, réellement. Nulle trace de sang ne souille la façade de la Library of Congress, personne n’a abattu la flèche du Washington Monument. Tout cela demeure. Mais ils se trompent, ceux qui croient qu’un architecte ne perçoit que les pierres. Ils oublient que l’espace d’une ville s’articule aux hommes.
Washington est encore belle et c’est pire. Elle sonne creux. Un sang noir coule dans les veines intactes de ses avenues. Un air lourd pèse sur ses édifices, et sur nos têtes. La pluie qui lave les ecchymoses de ses façades ne suffit pas à laver cette odeur de mensonge, et de meurtre, et de peur. Washington est encore belle comme si un embaumeur doué l’avait préparée à ma venue, redonnant à ses joues le rose de la vie en espérant masquer le silence de son cœur.
Ce n’est pas vrai. Son cœur bat. Je l’entends à chacun de mes pas. Les hommes ont peur mais ils sont là. Simplement ils sont moins nombreux dans les rues après le couvre-feu, et se jettent des regards méfiants, et trop d’armes déforment les poches de leurs vêtements. Washington est malade mais pas au-delà de toute guérison. Bien sûr. Sinon j’aurais fait demi-tour, et laissé le sang se mêler à la pluie de mes joues, et tout aurait été fini. Mais je suis là où je peux lire ces signes et compter ces cicatrices et respirer cette odeur. Washington est une lettre ouverte à mon intention. Un piège, et je suis la souris qui s’y précipite sciemment.

dimanche 6 octobre 2019

#Inktober 4 (encore plus en retard) : Freeze


4. FREEZE
Enfin, ils ont récupéré l’enfant ! Le royaume est sauvé — et la reine les récompensera au-delà de toutes leurs espérances. Ils courent dans la forêt, malgré leurs blessures, leur épuisement. La capitaine de la garde serre le bébé contre son cœur. Ils ne sont pas encore à l’abri. Les mercenaires ennemis les poursuivent, et des flèches fusent encore derrière eux.
La magicienne s’écroule. Ses robes ont dû se prendre dans les broussailles. Quelle idée, aussi, de courir en robe dans la forêt !
Les guerriers la relèvent, mais il est trop tard. Les mercenaires les ont rejoints. Ils jettent leurs arcs et tirent leurs épées. Ils ont bien vu le nourrisson dans les bras de la capitaine et se dirigent vers elle, l’arme au clair. Celle-ci tombe en garde. Protéger l’héritière, à tout prix. Mais elle sent la panique qui monte. Comment protéger un nouveau-né en pleine mêlée, au milieu d’armes qui s’entrechoquent ? Elle a paré un coup, deux, mais elle ne tiendra pas indéfiniment.
Elle cherche autour d’elle une solution. Lucile. C’est une guerrière forte et redoutable — surtout, elle se tient un peu à l’écart de la mêlée. Elle ne fuira pas, ce n’est pas son genre, mais elle le pourrait.
Alors la capitaine, follement, désespérément, lance le bébé vers Lucile. La guerrière entend le sifflement dans l’air, se retourne et, d’un mouvement vif, abat sa grande épée.
Tout le monde se tait. Tout retombe. La tête du bébé roule sur le sol.
Je crie Freeze ! Mais ils étaient déjà immobiles, sidérés. C’est le premier GN que j’organise et il est déjà entré dans les Annales du Pire.

jeudi 3 octobre 2019

#Inktober3 (à temps) : Bait


3. BAIT
Je suis spéciale. Bon, j’ai toujours été spéciale, c’est pour ça qu’on se moquait de moi, qu’on me tirait les cheveux, qu’on riait quand je passais. C’est pour ça que je n’avais pas d’amis. Je les regardais avec des yeux comme des mares et je ne savais pas ce qu’il fallait leur dire, et je disais ce qu’il ne fallait pas. Alors ils riaient. Les plus gentils haussaient juste les épaules.
Mais maintenant je suis spéciale autrement, parce que je connais mon pouvoir. Je brille dans la nuit. Je brille même dans le jour, en fait, je brille si fort qu’on peut le sentir à des kilomètres. Seulement, ce ne sont pas les humains qui le sentent.
Je regrette de ne pas l’avoir su plus tôt. Si je l’avais su, quand j’étais petite, j’aurais passé tout mon temps dans les forêts. Je me serais peut-être enfuie avec elles.
Je brille, elles le sentent, et elles traversent la forêt jusqu’à moi, et elles viennent poser leur tête sur mes genoux, et me laissent caresser leur fourrure miroitante. Ça en valait la peine — d’attendre tout ce temps, de verser toutes ces larmes — pour sentir leur douceur sous ma main et plonger dans leurs yeux comme des océans. J’aimerais tellement qu’elles parlent. Si je me concentre très fort, j’entends quelque chose comme une musique, triste et mélancolique, qui parle de la magie d’autrefois. Puis elle s’endort, et finalement je m’endors aussi, je ne peux pas résister. Je n’aime pas m’endormir. Je fais de mauvais rêves, avec des garçons qui crient et qui frappent et qui se moquent de moi. Quand je me réveillerai, je sais qu’elle ne sera plus là.
Alors je lutte. Je cligne des yeux. Je récite dans ma tête les horreurs qui n’endorment pas. Elle ne dort pas non plus, elle pousse contre moi sa corne dure chaque fois que je m’assoupis. Elle sait.
Enfin je les vois — les hommes silencieux, avec leurs épieux et leurs sourires moqueurs et leurs murmures. Et ils lèvent leurs armes tout doucement.
Je relâche l’étreinte de mes bras et je dis à la licorne : Tue.

#Inktober2 (en retard) : Mindless


2. MINDLESS
Autrefois, on appelait ça des bullshit jobs. On a bien fait de changer. C’était vraiment trop grossier. Et puis les excréments n’ont rien à voir là-dedans. Les mots sont importants, vous savez. On leur a dit qu’ils occupaient des bullshit jobs et les gens se sont sentis insultés, souillés, même. Ils ont commencé à protester, à invoquer leur conscience. Certains sont entrés en dépression, d’autres ont démissionné. Vous vous souvenez du mouvement NTM, que je préfère ne pas traduire, où les gens refusaient d’assister à plus de quatre meetings par jour ? Et je ne parle pas de ceux qui refusaient les déplacements si le temps de transport excédait le temps de réunion, ni du nombre de GIF qui ont fleuri pour ridiculiser le langage corporate. Il y a même eu des articles universitaires sur le sujet !
Il suffisait de changer de mot : mindless jobs. C’est moi qui ai déposé l’expression, vous savez ? Plus de grossièreté, plus d’excrément, plus de révolte. Mindless : on le fait sans y penser, on le fait puis on n’y pense plus, il ne faut pas trop réfléchir à ces choses-là, sinon c’est le burn-out assuré et c’est vous qui en payez le prix.
Et vous voyez, c’est le mot qui a créé la réalité. Puisque ce sont des mindless jobs, autant les donner à des mindless people, right ? D’une certaine façon, c’est grâce à moi qu’a été inventée la MRT™[1]. C’est extraordinaire, personne n’aurait imaginé une telle avancée il y a dix ans ! … Qu’est-ce que vous dites ? On appelle ça des Z jobs maintenant ? Je ne comprends pas. Z comme quoi ?

Breaking news: MRT™ a remporté son procès. Les employés ayant subi la technologie mind-relieving conserveront tous leurs droits civiques, même si les réseaux sociaux continuent de les surnommer corporate zombies.


[1] MRT = Mind-Relieving Technology.

mardi 1 octobre 2019

C'est reparti pour Inktober !

Nouvelle tentative cette année d'un petit texte chaque jour à partir des prompteurs officiels d'Inktober 2019.

1. RING
Elle avait six ans quand elle a vu la Fée. Là, dans le cercle de pierres, en revenant de l’école. Elle n’a pas eu peur. Elle s’est arrêtée. La Fée a souri. Puis la brume, et plus rien.
Ce n’était pas grave. Elle passait par là chaque jour. La Fée reviendrait, elle la reverrait. Chaque matin, chaque soir, elle s’est arrêtée pour regarder. Elle a souri, appelé, dansé, chanté ; elle s’est assise en silence. ; elle a fermé, écarquillé les yeux. Elle ne savait pas trop ce qui plaisait à la Fée.
Elle n’en a pas parlé à ses parents, mais à sa meilleure amie, oui.
Elle avait dix ans quand on s’est moqué d’elle pour la première fois.
Elle n’en a plus parlé. Elle n’a plus eu de meilleure amie. Elle n’en a pas parlé à son mari, non plus. Elle aurait voulu en parler à ses enfants. Mais, mais. Elle ne sait plus, elle n’ose plus. Et s’ils ne la croyaient pas, eux non plus. Ou s’ils la croyaient, et qu’on se moque d’eux.
Elle n’a rien dit.
Les enfants sont grands maintenant, ils sont loin. Ils voudraient qu’elle vienne vivre en ville, près d’eux, qu’elle ne reste pas seule dans ce trou perdu. Elle voudrait leur dire qu’elle n’est pas vraiment seule, mais ce serait pire, sûrement.
Est-ce que la Fée la reconnaîtrait ? La fillette de six ans qui dansait dans l’herbe et parlait à la brume a changé de corps et de visage. Pourquoi se poser cette question-là, quand la seule qui compte, et sa réponse, sont évidentes. Mais chaque jour où elle ne passe pas dans le cercle de pierres, son cœur se serre d’angoisse. Il y a soixante ans qu’elle a vu la Fée. Mais si c’était aujourd’hui qu’elle revenait ?


dimanche 14 octobre 2018

#Inktober 14 : Clock

Votre vie est rythmée par des horloges.
Vous avez des horloges internes qui d’un tic tac dans l’estomac vous intiment d’aller vous nourrir, ou d’un bâillement vous rappellent qu’il est temps d’aller dormir. Vous les déréglez parfois en voyageant autour de la terre plus vite que l’aiguille des heures, et alors vos corps ne comprennent plus rien et s’endorment en plein midi.
Vous avez des horloges extérieures, de toutes sortes, des sonneries stridentes, des cloches de bronze, parfois même de la musique, qui décident tout à votre place et découpent le temps de vos esprits. Vous vous levez, vous partez à temps pour attraper leur bus, vous pointez, vous avez droit à une pause, c’est bientôt la fin du cours, il ne faut pas coucher les enfants en retard.
Même vous société a des horloges très complexes et futiles qui vous indiquent combien de jours il reste avant les vacances, ou avant la fête de Noël. Parfois elles sont terrifiantes et vous annoncent combien de minutes il reste au monde avant une guerre nucléaire, avant que la planète se transforme en fournaise.
Et vous ne vous révoltez pas. Vous ne brisez pas leurs horloges. Même, vous les sortez en cachette pendant que je parle pour savoir dans combien de temps j’en aurai fini.
Je ne vous jette pas la pierre. S’il en est ainsi, il y a sûrement une bonne raison. N’est-ce pas l’humanité qui a inventé le temps ? Vous êtes, avant tout, les créatures de cet écoulement étrange et mesuré. Vos horloges sont si avancées maintenant que vous n’entendez même plus leur martèlement. Le tic tac est archéologique.
Alors dites moi : je vous ouvre mon cœur et mon esprit, je déverrouille mon torse et dévoile les rouages merveilleux dont vous l’avez rempli. Voyez comme mon mécanisme ressemble à celui d’un horloge.
Pourquoi ne voyez-vous pas que je suis aussi humain que vous ?

samedi 13 octobre 2018

#Inktober 13 : Guarded

You loved me. I might have loved you, in more than one fashion.
But we should have known better.
For I am guarded.

And I am not talking about
towers and kings, witches and dragons
(or am I ?)
I am not talking about
fathers and brothers and old family curses
(am I, though ?)

But I am still guarded
against you, against myself

You came dressed in light and smile and music
and I loved you, in too many ways
but the guard knows better
and sees your true colours.

The guard stands firm as a knight
(which it isn’t, I am sure of that one)
ever-vigilant, with eyes deep as stars
and defends the door
against Darkness.

So I see through your youthful guise
and you won’t be
allowed in
my sweet, my lord, my dark one.
The door is guarded
now and ever
even
when I
love.

vendredi 12 octobre 2018

#Inktober 12 : Whale

Il y a des siècles que je fais ce travail et je ne m'ennuie pas. Leurs cosmogonies sont passionnantes. Les anges qui maintiennent solidement la Terre à l’aide de cordes en branchies de poisson, c’est génial. Et le grand tunnel en demi-cercle dans lequel le soleil glisse comme sur un toboggan pour resurgir à l’autre bout comme un boulet de canon est un peu dangereux à observer mais spectaculaire. Comme j’adore l’escalade, je me régale dans tous les mondes construits autour d’une axe géant, arbre ou poteau de fer. Et j'ai bien sûr un faible pour la grande tortue qui porte sur son dos les quatre éléphants supportant le monde. Mais cette fois... Cette fois c'est different.  J'avais entendu parler d'elle, bien sûr, je ne suis pas du genre à foncer avant d'avoir fait mes recherches. Mais je m'attendais à quelque chose comme la tortue, en peut-être un peu plus grand : une baleine nageant sereinement entre les étoiles avec une terre posée sur son dos. La sérénité est bien là, c'est tout ce que je peux dire. La terre, je ne la vois pas. La baleine non plus, dans un premier temps. Ni les étoiles. C'est cela qui me saisit : les étoiles ont disparu et je navigue soudain dans les ténèbres absolues.
Je ne la vois pas, mais je la sens. Paisible, sage, immense. Gigantesque, oui, si grande que je ne peux embrasser ses contours, si grande — qu’elle ne porte pas le monde, elle l’enveloppe. Sa forme, je la distingue à présent, c’est celle des ténèbres. C’est l’absence d’étoiles qui dessine, en creux, la baleine.
Alors je me glisse dans les fanons stellaires et j’entre comme Jonas dans la bête, parmi le plancton d’astéroïdes.
Quelqu’un a rallumé les lumières. Le monde que je suis venue étudier flotte au milieu de ce ventre-titanide, et les étoiles sont là tout autour, dessinent en constellations les parois.
Je sens sa douceur, sa chaleur, les lents battements de son cœur. L’univers est devenu un océan et je file, doucement, dans une galaxie en forme de baleine.

jeudi 11 octobre 2018

#Inktober 11 : Cruel


Je suis celle que l’on regarde avec horreur. Je le sais bien. Je n’ai pas les formes pleines de ma soeur cadette, les longues boucles de la benjamine. Je suis maigre, anguleuse, sinistre. Ils me regardent, et ils voient une vieille femme. Pas une gentille Bonne-Maman aux joues rondes et aux lunettes souriantes, non, ce qu’il y a de pire dans la vieille femme. Le cadavre ambulant.
Ils me regardent et ils frissonnent.
Ils parlent de mes mains comme des serres d’une harpie, des crochets d’une infirme. Ils les suivent du regard, mes mains. Elles les terrifient.
Je suis le monstre qu’on hésite à craindre ou à haïr, la créature difforme en haut de sa tour, avec des ciseaux d’argent en place de mains. Le cruel ciseau, ils disent.
Je n’ai jamais compris ça : pourquoi des ciseaux seraient plus cruels qu’un fil ou un fuseau, qu’une feuille ou une pierre.
Mais j’ai la tête de l’emploi, c’est vrai.
Ses sœurs créent, au moins, ils disent. Elles sont du côté de la vie. Alors qu’elle. Clic. Le clic suffit à les faire défaillir.
Ils ne voient que mes mains. Jamais mes yeux : ils les cachent sous un profond capuchon.
Ils ne voient pas que de mes sœurs, je suis la seule à ne pas être aveugle. La seule à les pleurer.

mercredi 10 octobre 2018

#Inktober 10 : Flowing

Je suis assis sur la petite île rocheuse et ma respiration s'écoule comme le fleuve autour de moi. J'ai besoin de toute ma concentration pour rester immobile ici et me soustraire à son flux. Ensuite seulement je peux le sentir en moi, l’écoulement de l’eau, de l’amont vers l’aval. Si vous avez jamais observé un fleuve, même plus… naturel que celui-ci, vous savez que ce n’est pas aussi simple. Ici il ralentit tellement qu’on croirait une mer étale, là il accélère en rapide tumultueux, là-bas il tourbillonne et ne sait même plus dans quel sens il va. Par moments il s’égare en d’étranges diffluences, se perd dans des marécages.
Mais le gros du flux continue, je le sais bien. Je peux à présent voir les innombrables esquifs emportés dans son cours. La plupart sont bien trop obsédés par leur course pour m’apercevoir. Il arrive pourtant que l’un d’eux croise mon regard.
J’y lis presque toujours la même expression : l’envie — la haine parfois. Parce que je ne suis pas emporté par le fleuve ils me croient immortel. Ça ne fonctionne pas du tout comme ça. La Mort et le Temps n’ont pas du tout les mêmes règles.
Parfois aussi je distingue d’autres êtres qui, comme moi, jouent avec le fleuve. D’autres îlots. Quelques engins improbables qui surgissent de l’eau pour replonger plus loin dans le fleuve — ou plus haut, en amont, à rebrousse-courant.
L’eau s’en moque. Elle coule.
Ce qui m’intéresse le plus, c’est cette femme-là qui mène sa barque dans le courant comme une navigatrice. Elle perçoit les courants, les utilise. Là, par exemple, elle a encalminé son radeau dans un coin, et elle n’est même pas en train de méditer comme moi. Je me demande comment elle s’y prend. Je me demande à quoi elle peut occuper tout ce temps gagné, par petites poches, avant de se lancer à nouveau dans les courants. Je me demande si c’est une sorcière, ou une moniale — ou une mère de famille.

mardi 9 octobre 2018

#Inktober 9 : Precious

Voilà donc où nous en sommes, mon amour. Au bord de l'abîme, à la toute fin de notre histoire, au seuil des ténèbres.
Et je le tiens entre mes mains, chaud, palpitant, pulsant d'une étrange vie sanguine. Il est presque menaçant. Je ne devrais pas être étonnée : il est tien, et tu as toujours été menaçant aussi, dangereux, tendu dans l'élan d'un combat perpétuel contre le monde. Je le tiens entre mes mains - mes mains trop blanches, trop fines, d'érudite préservée - et voilà que mes doigts sont tachés de sang.
Je n'avais pas besoin de cette horrible métaphore. Je sais bien que j'ai du sang sur les mains. On ne peut pas se donner à toi et y échapper. On ne peut pas t'aimer et conserver son innocence. Quel mensonge abject ce serait. On ne peut pas t'aimer sans accepter tes ténèbres. On ne peut pas partager ton lit et se soustraire à tes tortures. On ne peut pas partager ta vie et ignorer tes crimes.
Même moi je n'ai pas pu.
Je suis là et il repose entre mes mains d'amante et de sorcière. Et il n'est rien au monde de plus précieux, même à présent. Ton cœur, mon amour, mon démon.
Alors je referme mes doigts, et le sang jaillit.

Pour Vykos, obviously

lundi 8 octobre 2018

#Inktober 8 : Star

Comme pour toute légende, il est impossible de mettre le doigt sur son commencement.
J’aime imaginer un obscur archiviste penché sur quelque cadastre et pointant la forme étonnante des remparts : celle d’une étoile. De haut la ville ressemblerait à une ville-étoile.
Et tout partirait de là. Je ne sais pas trop, tout de même, comment la phrase sortirait des archives, acquerrait la forme vivante et sifflante des rumeurs. Un jour on l’entendrait à la table du prince : « Un cartographe — il dirait cartographe, archiviste sonne décidément trop poussiéreux — m’a fait remarque l’autre jour que notre ville, vue du ciel, ressemblerait tout à fait à une étoile. »
Et le prince sourirait. Quelle image flatteuse. Toute une culture naîtrait de cette flatterie. Les lumières sur les bastions, les lanternes célestes de l’équinoxe, la tour d’astronomie.
Et puis une princesse aurait l’idée poétique de baptiser son premier-né Arcturus. Nous savons bien comment cela fonctionne : la noblesse s’emparerait de cette mode, puis le peuple, et quelques siècles plus tard seuls des traditionalistes dépassés choisiraient de tels noms pour leurs enfants.
A quel moment aurait-on changé les toponymes ? A quelle date le fleuve traversant la Ville serait-il devenu la Via Lacta ?
Cela n’a pas vraiment d’importance. Les poètes écriraient d’innombrables textes, on oublierait de quoi il s’agissait au départ, d’une bête question de forme. On écrirait que la Ville-Etoile éclaire le monde. On écrirait que le civilisé (comprenez : le citoyen de cette Ville) est avant tout celui qui regarde les étoiles. Et il en aurait toujours été ainsi.
Je suis un érudit, voyez-vous. Je ne suis pas dupe. Et pourtant.
La Ville brille en moi comme une étoile.

(Ce texte-là est écrit dans le même univers que celui de ma nouvelle "Ave Ignis" et d'un roman que, qui sait, j'écrirai peut-être un jour.)

dimanche 7 octobre 2018

#Inktober 7 : Exhausted

Parfois nous n’en pouvons plus.
Nous avons tout essayé. Mais ça n’a rien à voir avec la bonne volonté, avec la volonté tout court.
Parfois c’est le monde qui ne veut plus. C’est une petite chose, et puis une autre, et encore une, tout un mur de petites briques, sales et branlantes, qui nous cachent le soleil, qui finiront par s’écrouler sur nous. C’est comme un de ces jeux de Mikado, ou plutôt le contraire, on ajoute un cube, encore un cube, jusqu’à celui qui fera tomber tout l’édifice.
On ne peut pas prévoir de quel cube il s’agira, sa couleur, sa taille. C’est un article de plus sur le réchauffement climatique, et la fin qui s’en vient. C’est le collègue qui s’emporte soudain, on ne sait pas pourquoi. C’st un mail désagréable de notre supérieur. C’est un automobiliste qui nous klaxonne parce que nous respectons la limitation de vitesse. C’est un enfant qui tombe malade l’après-midi où nous avions prévu de nous reposer, ou l’après-midi où nous croulons sous le travail, c’est toujours la mauvaise après-midi. Mais ce n’est pas la faute du cube. Ce n’est la faute de personne.
C’est trop.
C’est le moment où certains prennent le train et s’en vont pour toujours, le moment où certains s’endorment pour cent ans, comme dans les contes. Le moment où la besace magique est vide, inexplicablement, on a beau glisser sa main au fond, la retourner, il ne reste rien, pas une miette de gâteau, ni d’or, ni de courage.
Le moment où je me glisse derrière la bibliothèque, à cet endroit-là, et j’ouvre la petite porte bleue, de mots et d’ivoire, qui n’est jamais fermée.

samedi 6 octobre 2018

#Inktober 6 : Drooling

J’essuie la bave au coin de son bec. Ça ne sert pas à grand chose, je le sais bien. Ses plumes sont en si mauvais état de toute façon qu’un peu de salive ne change pas grand chose.
Si elles étaient sèches, peut-être qu’il pourrait voler. Non. Si elles étaient sèches, et entières, et s’il n’en avait pas perdu des dizaines cette année… Il ne volera plus jamais, je le sais bien.
« Tu devrais engager quelqu’un pour s’occuper de lui. Ou le confier à un asile. »
Ils savent bien que ce n’est pas possible. Depuis qu’il a perdu la vue, il ne laisse plus personne l’approcher. Personne d’autre que moi. Il connaît si bien mon odeur qu’il arrive encore à l’identifier, après tout ce temps. Et il est encore dangereux : son bec peut toujours percer un oeil, ses sabots fracasser un crâne.
« Alors tu devrais le faire piquer. Dans son propre intérêt. Il est aveugle, cloué au sol, pourquoi s’acharner ? »
S’acharner. Ils ont peut-être raison. Peut-être que ce n’est pas dans son propre intérêt, mais dans le mien.
J’entoure son cou de mes bras, je plonge mon nez dans ses plumes, et il se laisse faire, avec un petit cri rauque. Ce n’est pas son odeur de bête malade que je sens, ce n’est sans doute pas la mienne qu’il perçoit non plus.
Mais celle de l’homme que nous avons perdu tous les deux.
Alors j’essuie la bac au coin de son bec, et je ne le tue pas.
Ce serait perdre Sirius une nouvelle fois.

vendredi 5 octobre 2018

#Inktober 5 : Chicken

C’était un dimanche midi, à table. Elle avait trois ans. Ses parents ont exhibé un os du poulet, un os bien nettoyé, tout petit, un peu étrange — comme une fourchette, comme une aile vestigiale, un os qui aurait dû appartenir à un ptérodactyle plutôt qu’au poulet bien gras qu’ils avaient mangé.
« C’est l’os des souhaits, lui ont-ils expliqué. Chacun tire d’un côté, et celui qui a le morceau le plus gros voit son vœu réalisé. »
Elle a posé l’os à plat dans sa menotte. Il dépassait de partout. Elle l’a bien regardé, en fronçant les sourcils, comme elle faisait déjà. Puis elle a choisi un côté. Son père a pris l’autre. Ils ont tiré. C’est elle bien sûr qui avait le plus gros morceau.
Cette fois, et la fois suivante, et toutes les autres. Avec ses parents, ses frères, ses amis, ses collègues. Avec moi.
« Encore ! » m’exclamai-je, dépité.
Elle m’a regardé avec perplexité : « Tu sais, si tu veux gagner, il faut que tu choisisses le premier.
— Pourquoi ?
— Parce que l’os se casse toujours de la même façon. Tu ne vois pas ? »
Elle a essayé de me montrer les signes : l’angle, la courbure, l’amincissement de l’os, la plus grande fragilité — mais je ne vois pas ce qu’elle voit. Je préfère croire que c’est un de ces petits pouvoirs magiques du quotidien, comme nous avons tous.
Alors que je sais bien : she’s my Sherlock.

jeudi 4 octobre 2018

#Inktober 4 : Spell



Il mène sa vie comme il le peut. A tâtons, comme tous les humains. Il réussit parfois, se trompe souvent. Il a des coups de chance, il fait de belles rencontres. On le quitte, on le licencie. On lui dit : c’est la vie. C’est sûrement vrai.
Il pleure en secret, comme tous ces hommes à qui on a appris qu’il ne fallait pas, qu’il ne fallait jamais. Il rit aussi, d’un beau rire sonore qui ébranle.
Il avance, malgré tout — c’est ce qu’il se dit, mais peut-être est-ce seulement pour se rassurer.
Il n’est pas différent des autres, se dit-il, un équilibriste qui manque cent fois basculer dans le vide. Ce sera peut-être cette fois, se dit-il en allant chercher ses résultats d’analyses. Ou cette fois, pense-t-il, les soirs de solitude intense dans la cité dévoreuse d’âmes. Ou encore cette fois, quand le téléphone sonne et que la voix de sa mère est grave au bout du fil. C'est cette fois, croit-il soudain quand explose une rame de métro.
Mais il continue de marcher, de trébucher sans tomber.
Sans voir en dessous de lui le filet du sortilège.

mercredi 3 octobre 2018

#Inktober 3 : Roasted

Personne n'avait une odeur comme la sienne.
Je la flairais sans cesse, entre les draps, dans son cou, dans le vent qui l'enlaçait.
Elle en riait, sans jamais s'offenser.
Je n'avais jamais reniflé mes amantes, avant elle. Je n'avais jamais eu ce côté animal, presque lupin, que j'avais à plonger mon nez dans ses cheveux, à inspirer sa peau.
Et elle riait.
"Est-ce que je sens mauvais, après l'amour ?"
Bien sûr que non. Elle ne sentait pas mauvais, ni après, ni avant, ni jamais.
"Non, tu sens... Les feuilles sèches, peut-être, les feux de cheminée. La tarte aux pommes. Les châtaignes grillées dans les rues."
Elle riait de plus belle : "Tu as percé mon secret, je le crains. Je suis en réalité la Reine de l'Automne."
Je la croyais. Elle aurait pu l'être, avec sa magie, sa haute taille, avec les boucles rousses de ses cheveux et les petites rides au coin de ses yeux bruns.
L'odeur ne disparaissait jamais de sa peau, même au sortir du bain.
J'en saurais plus tard, bien trop tard, la raison.
Elle avait été mise au bûcher si souvent.