lundi 26 mars 2007

L'HEURE DÉROBÉE

Bien sûr, je n'ai jamais aimé ce changement d'heure. Qui l'aime? Il nous arrache du lit une heure plus tôt, et nous éloigne du soleil en prétendant nous annoncer l'été.
Mais cette année c'est bien pire.
On nous a volé cette heure, cette année.

Une sale convention qui se glisse en douce dans notre havre, à l'heure de tous les crimes, pour commettre l'un des pires qui soient. Pour dérober une heure, sans espoir de retour, assassiner soixante onces du plus précieux de nos trésors: le temps passé ensemble. Le temps à Nous, à la fin d'une semaine sombre où nous avions été séparés plus longtemps que de coutume.

Cette année c'est pire parce que le changement précédent ne saurait compenser celui-ci.
Les heures n'ont pas toute la même longueur, vous savez bien, pas toutes le même poids ni le même prix. Il y a les heures de travail et les heures de vacances, les heures d'embouteillages, les heures de migraine, les heures de jeu, les heures de sommeil. Il y a les heures d'amour.

Le changement précédent, l'heure offerte doucement au creux d'un dimanche d'automne, une heure pour se blottir, pour apprivoiser l'ombre et entamer l'Avent... Le changement précédent, que j'ai toujours chéri, était venu cette année aggraver l'attente, au temps où nous étions séparés par le fer et le sang.

Une heure de plus où nous agonisions d'attente.
Une heure de moins où nous nous blottissions ensemble.
Voilà un double crime qui demande réparation.
Une éternité ensemble. Au moins.

mercredi 21 mars 2007

UNE RÉPONSE

J'ai toujours été très mauvaise pour les questionnaires de Proust et consorts (comme si Proust pouvait avoir des consorts).
A d'innombrables questions je suis incapable de trouver une vraie réponse.
Par exemple ceci: quel personnage historique j'aurais aimé être?
Bien sûr, ils sont plusieurs à avoir eu des vies passionnantes, vécu des aventures exaltantes, accompli de grandes choses. Je me souviens que Bruno Etienne nous affirmait un matin que lui, il aurait voulu être Richard Francis Burton, l'explorateur. J'adore Burton, et je l'admire. Mais puis-je désirer être Burton, puis-je m'identifier à lui, puis-je adhérer à l'ensemble de sa vie, et pas seulement aux épisodes célèbres?
Je n'avais jamais trouvé de réponse.
Et voilà qu'une s'impose, évidente, presque banale, presque honteuse de bons sentiments, une réponse tout sauf provocatrice, une réponse très vraie.
J'aurais voulu être Lucie Aubrac.
Oh, bien sûr, pour le romanesque aussi, pour libérer deux fois mon mari des mains de l'ennemi. Je ne nie pas ce côté-là.
Mais j'aurais voulu être Lucie Aubrac pour la force et pour l'évidence, pour la seule réponse honorable à la question que l'Histoire n'a pas posé à notre génération, pour la Résistance, immédiate, spontanée, même, pour le naturel de cette Résistance. Et pour sa durée. J'aurais voulu être Lucie Aubrac parce qu'elle est restée vive, active, vigilante, lucide, jusque dans son très grand âge. Parce qu'elle prouve que la vieillesse n'est pas toujours un renoncement. Parce qu'elle s'est engagée jusqu'au bout, et aussi parce qu'elle a eu trois enfants, aussi parce qu'elle fut mariée jusqu'au bout, parce qu'elle rappelle qu'une femme n'a pas à choisir comme on le prétendait. J'aime qu'elle ait été agrégée d'histoire, jeune mariée, enceinte, et Résistante. Tout en même temps. Parce que tout cela procédait d'un même élan.
J'aime qu'elle parle de Résistance et d'amour avec les mêmes mots, avec le même ton.

C'est une vraie réponse. Une qui guide.

mercredi 14 mars 2007

FRANCE

Bien sûr, c'est parce qu'ils se sont tous mis à parler d'identité nationale. Pourtant ce ne fut pas le début.
Le début, ce fut la question de T***. "Tu te sens Française, toi?"
Sa curiosité était sincère. T*** est mi-Turc, mi-Kurde, expatrié en Suisse, marié à une Franco-Anglaise. Il a du mal à se trouver une identité nationale, quelle qu'elle soit.
Et j'ai cherché une réponse à sa question, avec la même curiosité et la même sincérité. Et je cherche toujours.

Je me suis toujours rêvée Exilée et Frontalière, et par un tour imprévu du destin, je serai bientôt telle en pratique.
Je me suis toujours reconnue Européenne, je porte cet immense héritage-là, que je le veuille ou non, je suis du Vieux Monde et de cette vieille culture arrogante d'Occident. Je porte en moi la littérature d'Europe, l'histoire d'Europe, la fichue sensibilité et la vision du monde de l'Europe. Je porte Hugo et Shakespeare, Austen et Dumas, Rimbaud et Woolf, je porte les Brigands de Schiller et les rêves de Ludwig, les songes enfiévrés de Dante et les constructions ludiques de Calvino, je porte les sagas du Nord, les pièces de Synge et de Yeats, le Golem des ombres de Prague, l'odeur des steppes d'Ukraine et la lumière des côtes dalmates, OEdipe et les massacres de Chios, l'attentat de Sarajevo et l'assassinat de Lorca, et toutes ces guerres civiles. Ma mémoire est pleine de guerres civiles. Je suis d'Europe. Ces racines-là sont profondes, sombres, solides.

Mais en quoi suis-je Française?
Je me retrouve à trier des lieux communs. Cartésianisme, non, Révolution Française, pas plus que les mille autres révolutions d'Europe, Voltaire, non, l'esprit, le bel esprit, non non.
En quoi suis-je Française?
Et voici qu'il me semble que les seules traditions enracinées en moi qui soient spécifiquement de France sont les traditions sociales. L'attachement au service public. Front Populaire, congés payés, grèves dures, Sécurité sociale, crier haut ces valeurs, les vieux piliers de la République.

Enfin je pense à Lucie, à Amin Maalouf, aux identités meurtrières.
Peut-être ne suis-je Française que lorsque ces valeurs-là, ces traditions sociales-là, sont menacées. Peut-être ne suis-je de France que lorsque sa devise est meurtrie.
Peut-être serai-je très Française, finalement, dans les années à venir.