lundi 22 mai 2006

LA VÉRITÉ SORT DE LA BOUCHE DES ENFANTS

Toute la question est de savoir quelle vérité.

J'étais accoutumée à leurs entêtements naïfs. Des élèves de 13 ans furent persuadés que j'avais été pirate, puisque je savais tant de choses sur leur vie, ou que j'avais tourné dans Excalibur, "Non, vraiment, Madame, elle vous ressemble trop !"
Mais ce n'était pas la même chose.

D'abord parce que ces élèves-là sont de lucides et cultivés adolescents de 15 ans, au sens historique bien affirmé. On ne la leur fait pas.
Ensuite parce que... Vous allez voir.

Nous parlions du Cid, de la rencontre nocturne de Rodrigue et Chimène autour de l'épée ensanglantée, de l'horreur et de la violence de l'acte exigé. Et quelques élèves (des filles, forcément) de proclamer: "Elle aurait dû le tuer, puisqu'il le demandait. Moi, je l'aurais tué."
Et là... Qu'ai-je dit, exactement, et surtout, comment l'ai-je dit, pour qu'ils réagissent ainsi? Qu'est-ce qui est passé sur mon visage, qu'est-ce qui a filtré dans ma voix?
Je croyais avoir dit: "C'est beaucoup plus difficile que vous ne l'imaginez. D'abord c'est affreusement difficile de tuer quelqu'un de sang-froid, quelqu'un que vous n'êtes pas en train de combattre, qui ne se défend pas, qui n'est pas même armé. Et si en plus c'est l'homme que vous aimez (ai-je dit "même s'il le faut", ai-je dit "même s'il l'a mérité"?) alors c'est presque impossible."
J'ai dû dire "Croyez moi." J'ai dû dire cela. Je ne sais pas.
Je sais qu'il y a eu un silence. Que quelqu'un (un garçon - mais qui, qui?) a murmuré: "Vous l'avez fait? On dirait que vous l'avez fait."
Un silence et une ombre. Un étau froid, de ceux qui vous saisissent quand vous découvrez soudain des ténèbres en un lieu familier, en un être familier. Un frisson, de ceux qui vous parcourent quand le monde se révèle plus profond et plus sombre que vous n'attendiez.
Je sais, avec certitude, que je n'ai pas répondu.
Et qu'aucun n'a osé me poser à nouveau la question.

dimanche 14 mai 2006

TRIADES

Je me souviens de deux.
C'était il y a longtemps, dans un autre monde, deux fois un autre monde, donc.
Mais je m'en souviens aujourd'hui parce que c'est leur magie et leur fonction, dire les choses trop immenses, trop graves, trop pesantes et trop dérisoires pour être dites.
Deux triades, donc, prononcées dans la beauté étrangère, dans l'harmonie décalée, d'une salle de banquet aux marches des Cours du Chaos. Je me souviens des mots et des regards, et des voix qui les ont prononcés.

Douloureux comme...
— L'aube qui sépare les amants.

Un lieu commun. Il est des choses bien plus terribles que l'aube pour séparer les amants, des herses bien plus tranchantes et plus lourdes.
— Le désir inassouvi.
Encore une banalité. Ou pas. Ou il faut rappeler que le désir compte, quoi que disent les fables, qu'on n'esquive pas le désir, ni son absence. Qu'il a son rôle à jouer dans l'amour, ni un trop grand rôle ni un trop petit.
Et puis la femme aux cheveux d'or, qui connaît depuis longtemps les cent nuances de désirs et d'amours achève la triade:
— Le désir, assouvi.
Et c'est plus qu'un retournement facile, qu'une astuce rhétorique. C'est dire la douleur du désir qui s'étiole, de l'amour qui s'éteint, l'inacceptable absolu de ce qui était, immense et infini, et qui, sans raison, sans cataclysme, sans deuil, cesse d'être.
C'est le première triade dont je me souviens, aujourd'hui.

La seconde est sombre aussi. Poignant comme...
Le premier homme à parler est un guerrier et un amant, un ami et un exilé, un homme qui a traversé trop de batailles. Un survivant.
— Les mots qui sont dits trop tard.
La seconde est une femme enthousiaste, passionnée, entière.
— Etre trahi par l'être qu'on aime.
Et le retournement est le même, si facile en apparence, si éprouvant en réalité, si... poignant, oui. Qui faut-il être pour parvenir à prononcer ces mots, à en connaître l'affreuse nécessité?
— Trahir l'être qu'on aime.
C'était, cette fois-là, dans ce monde-là, une femme de devoir, qui sait que l'amour ne suffit pas.

Un bien-aimé, un mashiaru m'a dit un jour très justement que je racontais souvent la même histoire d'amour, une histoire disant que l'amour ne suffisait pas, un personnage amené à sacrifier cet amour, non pour quelque chose de plus grand, ni de plus intense, juste... pour quelque chose de plus nécessaire. Ou de nécessaire à un plus grand nombre. Banale tragédie.
Ne pas oublier, ne jamais oublier, à quel point elle est poignante. Trahir l'être qu'on aime. Ou le quitter. Ou, et les triades se rejoignent, ne plus l'aimer. Ne pas assez l'aimer.

Et malgré tout, malgré ces deux fois trois réponses, cette note ne dit rien, cette note triche et contourne, te contourne, contourne tes larmes.
Tes larmes seraient une triade sans troisième terme, une triade dont la fin serait tue, une triade dont on espérerait confusément qu'elle soit interrompue par n'importe quoi, la guerre, l'apocalypse, les ténèbres, pour ne jamais avoir à prononcer la fin.

jeudi 11 mai 2006

PRENDRE LA VAGUE

Revenir d'un jeu, d'un voyage et d'un rêve, sortir d'un rythme en vase clos, de noms, de partis, de cycles, de la précision d'objectif à court terme, d'un horizon de quelques nuits. Revenir d'Opalescence et de Morphée, de Clair-de-Lune et d'Honoré, de Merrclaw et de Dante.
Et me noyer, tout de suite.
Me prendre en pleine face la vague que j'attendais, qui m'emporte, m'ensevelit.

Seulement je ne cherche pas à la fuir, ni à m'y soustraire. J'écarte les bras, je souris, j'accueille la violence des flots sur mon visage. Noyez moi.
Des élèves? D'accord. Et des collègues, oui, et des copies, et des réunions, si vous voulez, j'y assisterai, je leur parlerai, je les corrigerai. Et des amis d'autant plus demandeurs que négligés quelques jours? Qu'il en soit ainsi, et qu'eux soient ainsi, je leur écrirai, répondrai. Et un Plan, et des textes suspendus dans l'attente, et des articles, et des taches administratives, et des rendez-vous? S'il le faut. Venez.
L'océan me secoue, m'arrache au sol, nie la gravité. Je le laisse faire, je me laisse prendre, je prends la vague, j'émerge justement parce que je ne cherche pas à surnager. Je laisse les flux et reflux laver mon visage et dépouiller mon corps.
Des amants passés, présents, des rêves, des nouveaux amis, des souvenirs — oui. Venez donc. Profitez en, puisque j'ai laissé ouvertes toutes mes portes.
Noyez moi.
Noyez moi.
Cela s'appelle prendre la vague.
Cela fonctionne: je respire donc je.