samedi 3 mars 2012

Rêver un Vers (ou Deux)


Lecture: Jaccottet, L’Ignorant (inclus dans le recueil Poésie : 1946 – 1967)

Choisissez trois très brefs passages (chacun d’un ou deux vers) qui vous ont touché, intéressé, fait rêver, fait réagir d’une façon ou d’une autre.
Développez vos réactions à chacun de ces trois extraits. Votre développement doit comporter une dimension d’analyse du ou des vers, mais aussi une dimension personnelle que vous pouvez développer autant que vous le souhaitez. Pour une fois dans l’année, la première personne du singulier est acceptée, la digression aussi.
Longueur attendue : au moins 20 lignes par passage choisi.

 J'aime bien traiter les sujets que je donne aux élèves. Surtout ceux d'invention, ceux qui s'ouvrent, ceux qui ouvrent.
Sans compter qu'en attendant que le premier candidat de la demi-journée ait fini de se préparer, je m'ennuie, je m'ennuie.

Voici donc mon tiers de copie, Madame qui êtes et n'êtes pas moi.

La nuit n'est pas ce que l'on croit, revers du feu
chute du jour et négation de la lumière…               ("Au petit jour", p.56)

Il faut croire que de la poésie j'attends encore des révélations, il faut croire que Jaccottet y trouvait encore de telles professions de foi, du temps de L'Ignorant. C'est quand il se trahit qu'il me touche le plus. Me ressemble le plus.

Quand il cède comme ici aux énoncés gnomiques, présent de vérité générale et "on" impersonnel — qui n'a pas grand chose d'impersonnel, n'est pas une facilité, pas ici. Car c'est bien ce que l'on croit, ce que Jaccottet croit lui-même, souvent, lui qui se défie de la nuit dévoreuse, celle qui se glisse entre les amants et fait le jeu du Temps. Alors j'aime ces vers parce qu'ils me flattent, parce que ce on m'exclut, parce que jamais je n'ai cru, moi, toujours j'ai su…

D'ailleurs étrangement j'aime les deux premiers vers du quatrain plus que les suivants qui pourtant donnent à entendre ce secret que je partage. Ce n'est pas seulement une question de vanité (veux-je croire). C'est le rythme aussi qui me touche, alexandrin qui s'emporte et qu'on retient comme un cheval trop fougueux, comme Jaccottet sans doute retient (s'efforce de retenir) cette tentation de l'image et du savoir révélé. Huit et quatre, puis le grand souffle de l'enjambement.
Étrangement, encore, moi qui n'écris qu'en vers libre ou en prose, depuis longtemps, je suis touchée toujours par le rythme des alexandrins, rythme intérieur, connu par cœur, fluide comme ma parole scandée.  Et je suis saisie ici par ces vers presque classiques, alexandrins, groupement ternaire et jeu d'antithèses, un grand vers qui se développe, comme au XIXème siècle. Pourtant, et malgré ce lexique d'ombres et de rayons, rien d'hugolien dans ces vers. Le secret est immense, mais chuchoté, en consonnes douces, qui ne sonnent ni n'éclatent, sans trompettes. Un quatrain d'ailleurs suffit à le dire. La révélation elle-même sera à peine formulée, prudente, négative, à l'envers, presque passive : "ce qui reste irrévélé…"

Ce sont toujours les mêmes vers qui m'importent, les premiers, avec leur grand rythme en chiasme, long, court, court, long ; avec leurs mots ardents à la rime ; avec leur grand blason médiéval, avers et "revers du feu". Je vois tout cela, et combien ces vers sont loin d'être les plus représentatifs de la poésie de Jaccottet, mais leur rythme bat en moi : "La nuit n'est pas", quatre, murmure ; "ce que l'on croit", quatre, chuchotis, rime intérieure ; "revers du feu", quatre encore — trois coups qui résonnent sourdement comme les battements d'un cœur plutôt qu'une entrée en scène. Malgré les figures et les effets, le mode est bien mineur, comme toujours chez Jaccottet.
 Ce battement de cœur musical murmure à mon oreille une vérité que je sais depuis longtemps mais qui sans doute prime sur toutes les autres. Les seules choses qui importent vraiment, en fin de compte, et me structurent comme elles structurent le monde, les vieux Infinis qui marchent dans l'ombre sur les chemins creux que l'oeil devine sans le saisir. La nuit, la lumière, encadrent ces vers qui feignent de les opposer et rappellent leur lien essentiel.

Doucement, le front couronné de lumière, je baise les lèvres secrètes de la Nuit — "la grande femme de soie noire", "d'ébène et de cristal".