jeudi 29 décembre 2005

QUESTIONS DU JOUR (2) : PARADIS PERDUS

Suite de la contrainte, dans la rubrique Regarder en arrière:
"Les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus." (Marcel Proust) Quels paradis avez-vous perdus?
J'ai souvent parlé de cela, cette division des êtres en deux domaines, ceux qui ont un paradis perdu et ceux qui n'en ont pas. J'ai souvent parlé d'exil. Mais je n'ai pas de paradis perdu.
Bien sûr (en fait cela n'a rien d'une certitude universelle), je me souviens avec plaisir de mes étés d'enfant dans les Alpes, innocents et cruels, libres, audacieux, sauvages. Du sentiment de pouvoir factice qui naît de la solitude et de la manipulation, le pouvoir exercé sur ma compagne de jeux de ce temps-là (néanmoins aimée, mais si douce, si passive, si vulnérable en face de mes folies) et sur un environnement dont nous étions les maîtresses, que nous arpentions, cartographions, déchiffrions. Le torrent et ses trous d'eau, le petit bois et ses ombres, la cascade et ses défis, le grand pré pentu et ses roulades, la maison abandonnée et ses interdits, tout cela à portée de nos pas de fillettes, sans frein adulte. Plus loin, la rivière au nom draconique, avec la richesse de ses argiles et ses ilôts de pierre sur lesquels on pouvait être capitaine, défiant les pirates. Plus loin, la grande forêt, ses légendes, ses grands rocs que l'on pouvait gravir, du sommet desquels on pouvait, sonnant du cor, être un chevalier ou un héros celte.
Mais je n'ai pas de nostalgie à y repenser. La femme que je suis ne regrette pas l'enfant.
Alors?
Au creux des rêves, le souvenir diffus de terres plus lointaines, dont je suis comme tous à jamais exilée. Les îles au-delà des mers, à l'Ouest, les royaumes secrets des fées, les paysages d'Onirie dont le réveil me chasse, le havre sublime de Rivendell, les tours d'argent d'Avalon... Ceux-là sont des paradis perdus, j'imagine. Comme le sont les bras de tous les bien-aimés qui sont au loin.

mercredi 28 décembre 2005

QUESTIONS DU JOUR (DÉCLENCHEUR)

Je viens de découvrir (en quête de travaux d'écriture pour mes élèves), une remarquable liste de "questions du jour" pour diaristes en mal d'inspiration :
http://www.colba.net/~micheles/dujourf.htm
J'aime à expérimenter d'abord les sujets que je leur donne, exercice que nous oublions trop souvent, et je vais donc me livrer ici, jour après jour, à répondre à l'une de ces questions.
Il est juste que pour moi la contrainte soit plus rigide que pour eux : je choisirai une question par thème, dans l'ordre.

Aujourd'hui, donc, dans Parlez moi de vous..., une question à laquelle je m'apprêtais de toute façon à répondre ici, car son urgence venait de m'apparaître (c'est le propre des meilleures questions et des meilleures contraintes) Quand avez-vous le sentiment d'être réellement vous-même?
Pendant les vacances. Pas lorsque je travaille, hélas. Pas lorsque je prends ma voiture pour accomplir le long trajet familier qui traverse la nuit pour me conduire en un lieu de champs et d'arbres, perdu dans un no-man's-land. Pas lorsque je joue le jeu, prépare mes cours, corrige mes copies, parle à mes collègues, réponds à mes élèves. Non que je m'y sente déplacée, ni que cela ne soit pas amusant parfois, intéressant souvent. C'est peut-être le plus effrayant : la facilité avec laquelle j'endosse ce costume et ce rôle. La facilité avec laquelle je cesse d'être réellement moi-même. J'ai déjà évoqué ma surprise lorsque ces rôles se mêlent.
Je me sens moi-même, réelle, vraie, lorsque je suis seule avec un être que j'aime.
Ou lorsqu'une solution m'apparaît, lorsque des éléments disparates s'organisent enfin pour composer l'histoire, révéler l'énigme.
Lorsque je ris de bonheur en découvrant une clef, une traduction, un lien, un secret.
Lorsque je souris ou pleure en relisant le texte tout juste achevé.
Je suis moi-même dans ces joies-là qui sont celles de l'intellect, de la création, de l'amour, du déchiffrement du monde.

mardi 27 décembre 2005

L'ÉPREUVE DU VISAGE OBSCUR

C'était un songe récurrent. L'un de ceux qui émaillent souvent mes parcours d'amante chevaleresque, en cette région du Rêve où l'on se met soi-même à l'épreuve.
Car l'amour n'est pas donné à jamais, il doit être remis en question — l'amour n'est pas une chose fixe, un territoire cartographié, il faut sans cesse repousser ses limites — prendre des risques.
Lui imposer des épreuves pour voir jusqu'où, vraiment, mène ce chemin.
Et c'était l'une de ces épreuves.

Le sorcier de ma conscience me donnait à voir tous les côtés négatifs du bien-aimé. "Voici ce qu'il est. Regarde. Est-il digne d'être aimé, vraiment ? Est-il digne des risques que tu prends ? Mérite-t-il ton périple ici ?"
Et il faut, bien sûr, que le noir tableau soit exact. Subjectif peut-être, partial sans doute, mais vrai. Ou ce n'est pas de jeu. Ou il serait trop facile de rejeter l'épreuve d'un éclat de rire, comme le château de cartes d'Alice.
Non, c'était l'Epreuve du Visage Obscur, parce qu'il s'agissait de regarder les ombres sur le visage aimé, de les regarder en face, d'accepter leur réalité et d'y répondre. Un équilibre à trouver entre la tentation du déni et le risque de la folie sacrificielle, car l'amour doit se frayer un chemin entre les deux.
Et il le trouvait, je le trouvais. Mon moi onirique est brave, mon âme de lumière et d'acier, je le trouvais, avec fierté. Chaque fois je le trouvais, pour chacun de mes bien-aimés.

Mais c'était un rêve, n'est-ce pas ? Une épreuve que je n'avais passée que dans les Terres du bienveillant Morphée, qui toujours me fut doux.
Dans le monde de l'Eveil, je n'avais mené que des escarmouches, face à ce visage-là. Les escarmouches que mènent tous ceux qui aiment et qui voient, celles qui nous font sourire tendrement d'un défaut de l'aimé(e), ou le combattre avec amusement, ou l'intégrer à la vaste toile toujours retouchée des longues et profondes amours.
Dans le monde de l'Eveil, l'épreuve était moins terrible, et je pouvais donc être brave aussi, et mon amour de joie et d'airain.

Jusqu'à avant-hier.
Car avant-hier j'ai regardé en face le visage d'ombre d'un bien-aimé. Je l'avais pourtant déjà entrevu et frôlé maintes fois, je l'avais pourtant apprivoisé déjà, accepté déjà, avec toujours la même folle lumière, la même absurde bravoure. Et pourtant son ombre à lui est bien noire, bien noire, bien cruelle, en vérité.
Mais l'Epreuve est tellement plus que cela. Avant-hier j'ai regardé en face, peint de chatoyantes couleurs, mis en scène dans une dramatique narration, ce visage-là. Ce qu'un autre verrait en lui. Ce qui est en lui, ce que je peux voir en lui, mais —
Oh. Et l'ombre qui s'est abattue sur moi alors, le froid qui m'a saisie alors, le vide qui a enserré mon coeur, le silence affreux de mon esprit cherchant sa réponse, une réponse, il devait y en avoir une, j'en avais toujours trouvé une, si aisément, j'ai une telle habitude de ces joutes... L'ombre, le froid, le silence, la peur.
C'est avant-hier seulement que j'ai vu ce qu'elle était, à quoi elle ressemblait, dans le monde glacé et précis de l'Eveil — l'Epreuve du Visage Obscur.
C'est avant-hier seulement qu'elle est devenue une épreuve.

vendredi 16 décembre 2005

L'ESPRIT BLESSÉ DE NOËL

J'aime Noël. Pour toutes sortes de bonnes et mauvaises raisons. Ce n'est pas branché, d'aimer Noël, je sais bien. A Noël, les jeunes adultes égrènent leurs traumatismes familiaux, les jeunes cyniques moquent l'ambiance fleur bleue/rose bonbon, les jeunes anti-capitalistes conspuent le mercantilisme triomphant, les athées s'insurgent contre cet arrogant symbole religieux.
Et moi qui ne suis ni vraiment capitaliste ni vraiment catholique, j'aime toujours, j'ai toujours aimé, le temps de Noël.
J'aime les couleurs vives qui repeignent les villes, de rouge velours, de vert forêt, de blanc neigeux, d'or et d'argent. J'aime les étoiles qui émaillent les rues d'étranges constellations. J'aime les sourires des gens. J'aime qu'on s'y préoccupe soudain du cadeau qui va plaire, qui va toucher. J'aime qu'on s'y souvienne soudain de gens auxquels on n'a pas écrit de l'année, et se sente coupable, et prenne un peu de notre précieux temps pour le faire. J'aime entendre d'angéliques choeurs chanter l'amour pour les hommes de bonne volonté. J'aime rire et pleurer devant la Pastorale, du "mistral qui souffle à décorner les taureaux de Camargue" à l'Aveugle qui refuse son propre miracle, et déclare qu'il n'a pas désir de retrouver la vue, sauf à l'heure de sa mort, "quand ça vaudra vraiment la peine de voir"...
Je souris, chaque année, aux disputes bon enfant de Pistachié et de sa femme. Je pleure chaque année en écoutant le Berger.

J'aime cet Esprit qui descend sur les hommes, même si on y croit pas, simplement par la force de la collectivité. J'aime qu'on y donne plus volontiers aux mendiants. J'aime me souvenir des trêves spontanées de Noël dans les tranchées. J'aime l'espoir qui renaît sans raison. J'aime la naissance de l'année nouvelle, de l'illusion nouvelle d'un monde meilleur, envers et contre tout. J'aime que le Verbe se soit fait chair, j'aime que nos phrases faciles se fassent réelles aussi, au moins pour quelques semaines.
J'aime tout cela, malgré tout, et dans ce tout il y a tous ceux qui sont loin des villes illuminées, il y a toutes les guerres sans trêve, tous les foyers sans feu, il y a les hommes qui meurent de froid et les longues files devant les Restos du Coeur, il y a les 50 autres semaines de l'année.
Et malgré tout, j'aime Noël, et son Esprit n'en finit pas d'illuminer les yeux.

Seulement voilà: en rentrant chez moi, ce soir, dans les premières minutes de mes vacances, j'apprends qu'un élève a poignardé son enseignante.
Et les étoiles s'éteignent.
C'est tout bête, c'est moins grave que bien des événements, mais les étoiles s'éteignent. Pas parce que l'enseignante avait mon âge. Parce que le prétexte de l'élève, l'élément déclencheur était le refus d'enlever son blouson. Et tout enseignant ne peut qu'être pétrifié devant l'absolue banalité, l'absolu réalisme de la scène. Et moi-même ne puis que constater à quel point ce drame est révélateur. A quel point les élèves, surtout issus de milieux défavorisés, en sont venus à considérer la plupart de leurs enseignants comme "l'ennemi". Cette rupture-là, ce point de non-retour, ce renversement des rôles — je n'arrive pas à en identifier clairement l'origine. L'erreur monumentale qui nous a menés là.

Et l'esprit de Noël se prend une sacrée gifle, une sale, crade, sanglante. Une dont on n'est pas sûr de se relever.

dimanche 4 décembre 2005

PORTRAIT CHINOIS (FIN) : SI J'ÉTAIS TOUT LE RESTE...

Si j'étais un élément, je serais l'air: indépendant, porté à l'abstraction, aux grandes envolées, soucieux d'esprit, d'âme, plus que des réalités physiques, d'évolution plutôt que d'enracinement. Et "quand le vent souffle, je ne suis amoureuse que de lui."

Si j'étais une couleur, je serais le bleu, pas seulement à cause de ma breda, pas seulement à cause de mes yeux qui sont aussi ceux d'Atmeh. Aussi parce que j'ai écrit un jour que tout ce qui importait, la mer le ciel l'encre et nos veines, était bleu. Que ce fût un texte vampirique ne change rien, sinon que par nos veines j'entendais notre amour. L'amour est donc bleu, et pas rouge, comme on le croit souvent, et pas rose non plus.

Si j'étais une légende, je serais peut-être celle d'Ariane, que j'ai beaucoup aimé réécrire. Ariane qui aima et trahit, qui sacrifia peut-être absurdement, qui chemina d'appolinien à dionysiaque, qui devint finalement étoile et phare.

Si j'étais une arme, je ne serais pas une plume, mais une épée, je n'ai jamais réussi à aimer ni estimer une autre arme que celle-ci, honorable, ancienne, absurde, brillante, maîtrisée, dansée presque, presque symbolique. La stupide folie du cher Hugo: "J'aurais été soldat si je n'étais poète."

Si j'étais une terre ou un pays, je serais l'Ecosse, que je porte au coeur, que je ne puis dire en quelques lignes, il faudrait un livre, il faudrait toute une vie, pour cette terre où se mêlent les royaumes, où se reflète l'autre monde, où le soleil se couche sur la vieille Europe.

Si j'étais un vêtement, je serais un corset de velours: rigide et soucieux de contrôle et de paraître, pas un vêtement facile, un vêtement de représentation. A quoi d'autre pourrait servir un vêtement? Il lui faut être tout en même temps armure, arme et parure.

Si j'étais une devise, je serais Aimer les ténèbres tout en combattant pour la lumière. Sans commentaire.

Si j'étais une fleur, je ne serais pas originale. Une rose blanche.
Si j'étais un climat, je serais océanique.
Si j'étais une sculpture, je serais une de celles de Goldsworthy, une de celles qui ont à voir avec le vent et les portes,
mais si j'étais un tableau, je serais beaucoup plus classique et terre à terre, l'Autumn Leaves de Millais.
Si j'étais une boisson, je serais le thé, avec toutes ses britanniques connotations.
Si j'étais une planète, je serais lointaine, une de celles que j'ai créées (Al-Avir?), ou que des écrivains ont rêvées (Ténébreuse?), ou qui se sont abîmées dans une guerre d'étoiles (Alderaan?)
Et si j'étais un véhicule, je serais une navette d'exploration spatiale,
et si j'étais un métier, je pourrais bien être astrophysicienne, et vraiment les étoiles ont toujours eu mon amour, un amour ancien et profond et intense et polymorphe.
Mais si j'étais une drogue je serais la morphine, comme toi
et comme toi si j'étais un sentiment je serais celui de l'exil.

jeudi 1 décembre 2005

PORTRAIT CHINOIS (4) : SI J'ÉTAIS UN PÉCHÉ CAPITAL...

Je serais l'orgueil.
Je suis l'orgueil.

Que l'on accepte ou pas l'idée de péché, l'orgueil est bien un vice, et un cercle vicieux. Dont je ne me sors pas.
Je peux rationaliser, lui trouver des causes, dès mon enfance.
Je peux lui rendre la monnaie de sa pièce, et décider d'admirer les autres, ériger en art le compliment, en même temps immense et sincère, honnête et hyperbolique.
Je peux le transformer en système de valeurs, exiger de moi toujours davantage.

Mais je n'en sors pas: quand je m'oblige à l'autocritique, on loue ma lucidité; quand je donne, on loue ma générosité; quand... assez.
Et qui n'aime pas les compliments? La question n'est pas si rhétorique qu'elle le semble: il existe, vraiment, quelques êtres qui n'aiment pas vraiment les compliments. J'en connais au moins un.

La vérité est là pourtant, dans ce jugement impitoyable d'acuité porté sur moi, il y a plus de 10 ans, par une fille que je connaissais à peine et dont j'ai oublié le visage et le nom. Je n'ai pas oublié ses mots, justes et redoutables, que je mérite toujours.
"Cette fille (a-t-elle dit, parlant de moi) est un monstre d'orgueil. Elle est tellement orgueilleuse qu'elle nous traite avec la plus grande amabilité."
Et ce n'est pas un paradoxe. C'est la vérité. Ma bonté et ma courtoisie ne sont que de l'orgueil. Je n'en sors pas.