dimanche 27 novembre 2005

PORTRAIT CHINOIS (3) : SI J'ÉTAIS UN PERSONNAGE DE ROMAN...

e serais peut-être Oroshi Mélicerte l'aéromaître(sse) de La Horde du Contrevent d'Alain Damasio.
Pour son exigence intellectuelle, pour son apparente froideur aristocratique, pour ce côté intimidant, pour ce sens de la quête qui l'habite et l'oriente, pour son affection protectrice envers les femmes plus fragiles, pour l'intensité et le secret de son feu, la curiosité du monde poussée jusqu'au bout, jusqu'à l'absolu, jusqu'au risque ultime, au sein de sa propre chair. Même pour ses goûts amoureux: Pietro et Caracole comme les deux aspects de l'Amant, et la sensibilité de Sov comme le nom-même du Compagnon, à l'Extrême-Amont du monde.
Je serais Oroshi Mélicerte.

Ou bien je serais Atmeh, Sovaz, Ajriaz dans Le Dit de la Terre Plate de Tanith Lee. Pour les couleurs qu'elle porte, pour la route qu'elle suit, pour ses sortilèges, parce qu'elle n'est pas toujours bonne et humaine, parce qu'elle se bat sans relâche pour le devenir, pour sa relation avec son père Ajrarn, pour son amour pour le Prince La Folie, pour la folie de ses propres choix, pour l'amour qu'elle incarne peut-être elle-même, pour l'immensité du pardon qui est dans sa nature comme dans celle de sa mère. Pour son voyage et sa quête, encore. Parce qu'elle sait que le secret du monde est évolution. Changer ou mourir. Et que parfois les deux ne s'opposent pas: mourir et changer, mourir pour changer, pour avancer, pour évoluer.

Ou bien, toujours de Tanith Lee, je serais l'héroïne sans nom du Bain des Limbes. Pour sa lutte entre superficiel et profondeur, entre folie et sagesse, entre consécration et caprice, pour son androgynie à dominante féminine, pour ses goûts romantiques pour les poètes maudits, l'escrime et le drame, pour la voie qu'elle crée, pour sa vanité et son charisme volatil.
Elle aussi bifurque, change.

Enfant, j'aurais été, beaucoup plus sagement, la Sara Crewe de Petite Princesse de Frances H. Burnett, encore une figure de savoir et de protection, mais plus docile, qui crée des merveilles par le pouvoir du verbe, et s'efforce en toutes circonstances de se comporter en princesse. On n'est pas loin, avec Sara, de cette proclamation de la Mrs Dalloway de Virginia Woolf: "Those ruffians, the Gods, shan't have it all their own way—her notion being that the Gods who never lost a chance of hurting thwarting and spoiling human lives, were seriously put out if, all the same, you behaved like a lady."

jeudi 24 novembre 2005

PORTRAIT CHINOIS (2) : SI J'ÉTAIS UNE LETTRE...

je serais, pour une fois sans hésitation, le D.

Comme je l'ai écrit dans un de mes propres textes :
"Car tant sa mère, qui avait rêvé cent ans, que son père, qui avait défié bien des vieilles puissances, savaient que les seuls noms qui importent commencent par un D."

Les noms qui importent, les noms qui n'ont pas de fin: Dream, Death, Destiny, Desire, Destruction, Delirium, Delight, Despair.
Et Doubt, le Doute, qui est la clef du savoir et du progrès et de toute vérité, de toute pensée.
Et Dawn, l'Aurore, qui est de toutes les heures la plus magique, qui est l'espoir devenu lumière.
Et Door, Porte, qui est bien davantage qu'un personnage du même enchanteur.
Et les Dimensions sur lesquelles ouvrent les portes.

Et Dieu, j'imagine.
Et d'une toute autre façon, Dante.
Et peut-être Dorian.

Ce n'est en fin de compte qu'une coïncidence (une Devinette, un jeu du Destin), que mon propre nom de baptème commence aussi par un D.

mercredi 23 novembre 2005

PORTRAIT CHINOIS (1) : SI J'ÉTAIS UN FILM...

A cause du Portrait Chinois de ma breda
et de ma propre et ancienne incapacité à dresser un tel tableau. J'en suis incapable, j'y répugne, donc j'essaie. Exigence masochiste.

Si j'étais un film, donc, je serais probablement un de ceux de Visconti. Pas Le Guépard. Plutôt Les Damnés, ou Violence et Passion ou Ludwig.
Un de ces films que j'ai découverts adolescente —je m'en souviens très bien, j'avais quatorze ans, j'étais en seconde, et seule chez moi pour quelques jours, pour la première fois; j'en avais profité pour regarder le "Cinéma de Minuit". Certainement cette solitude, cette obscurité, ont joué dans mon émerveillement. Blottie dans le salon silencieux, à l'heure où dormait le soleil, où dormait mon ancien monde diurne de fillette, je regardais, fascinée. Découvrant, c'est si vain, si pompeux à dire, que le cinéma était art, création. Que le cinéma, qui jusque là avait été pour moi agréable et légère distraction, recelait la même sombre et puissante magie que certains livres.
Ce furent, donc, Les Damnés. Et tout ce que j'aimais, que je ne savais pas encore aimer, le crépuscule d'un monde ancien, les déchirements complexes de familles folles et malades et trop vieilles, la nécessité du sacrifice malgré tout, du combat malgré tout, dût-il se résoudre en vaine mort, la nécessité aussi de rappeler la fascination du mal, de ne jamais l'oublier, de ne jamais se reposer sur de confiantes certitudes, sans quoi on serait tout prêt à refaire le même faux-pas, oui, la nécessaire acceptation de la séduction des ténèbres pour mieux leur faire face, mieux les combattre. Et le cortège des amours interdites qui marche avec ce temps-là, ces êtres-là, ces passions-là: adultères, incestes, homosexualité, trahison. Des amours des marges, des frontières, déjà. Et la beauté androgyne, sombre, comme malsaine, d'Helmut Berger. Et l'identité-même de Visconti.
Ce furent ensuite tous ses autres films. Ce fut la magnifique lassitude des survivants du passé, de Dirk Bogarde dans Mort à Venise, de Burt Lancaster dans Violence et passion, de Ludwig et d'Elisabeth dans la neige et le deuil. Les combats perdus d'avance qu'il faut mener quand même, avec dignité.

Si j'étais un film, je serais l'un de ceux de Visconti.

samedi 19 novembre 2005

MUSIQUE

Parce que de tous les arts le plus immatériel. Parce que donc la jumelle inversée de la sculpture, et une fascination aussi grande, plus grande peut-être, plus ancienne aussi.
Parce que le plus immatériel et donc le plus magique. Parce que l'abstraction du chiffre et le frisson de l'onde. Parce qu'invisible.
Parce que la musique des sphères, le ballet des astres, l'écho des étoiles.
Parce que l'harmonie, parce que le rêve d'équilibre, parce que la proportion divine.
Parce que le don d'ubiquité, parce que le voyage à la vitesse du son.
Parce que mot, résonance, voix, corde, souffle.
Parce que secret, parce que crypté, parce qu'une autre langue.
Parce qu'union des contraires, parce qu'esprit et cœur, intellect et intuition, homme et cosmos.
Parce qu'une lecture et une parole.
Parce que magique. Simple et immense.

Je ne suis pas musicienne. Je suis écrivain.
Alors je triche.

Je triche: Morgana fait des notes blanches et noires du piano un héritage, un fil, un amour, un deuil, un espoir. Héloïse y déchiffre le monde, y crée une harmonie parallèle et inaccessible. Aoifa a une voix pour chanter et révéler le secret obscur de l'amour. Pour Chimène je chante en espagnol, pour Yukiko en japonais, pour Eldawen en gaélique ou en elfique, la musique abolit les frontières.
Je triche, je quête et recueille en toutes terres les airs qui me ressemblent, qui font écho à mes folies, qui sont comme la toile impressionniste de mes plagiats.
Je triche, je contourne, comme si la musique avait un contour, comme si elle n'était pas cette présence absolue sur laquelle nul ne peut poser le doigt. J'écris ses échos, je la laisse cheminer en moi et se figer en d'autres rythmes qui sont mes phrases, de Voyage de Noz en Requiem du Feu. Comme si la musique avait un reflet.
Je triche, je pousse plus loin la folie, je raconte les airs que je ne puis écrire, j'en ai déformé tant, composé tant, décomposé tant, les thèmes du Non-Requiem à Corwin, les expériences dodécaphoniques de la Musique des Dimensions, la BO intégrale des Giovanni Symphonies.


Et puis j'écoute.
It's a fine line, isn't it, Paul ?
So fine a line, so long the way, between chaos and creation.

Le site non-officiel de Noz (ci-devant Voyage de Noz)


Le site du projet Flamma, le Requiem du Feu

dimanche 13 novembre 2005

GOLDSWORTHY

Son nom le dit: il vaut de l'or, et mieux que de l'or.

Ses mains sont sales, ses ongles cassés. J'aime qu'il en soit ainsi: la nature, il la prend à pleines mains. Il délaisse les outils, se sert de ses doigts pour malaxer, de ses dents pour sectionner, de la nature pour bâtir.

Mieux que de l'or, plus ancien, plus fragile, plus essentiel, plus vivant. La terre qui résonne, les pierres qui parlent, le bois qui ouvre, les feuilles qui glissent, l'eau qui tournoie, le vent qui dessine, la couleur qui tranche, la laine des moutons d'Ecosse qui marque le territoire.

Il chemine, de l'aube au couchant, il suit le cours de la lumière, le rythme de la marée, les méandres des murs, les détours des fleuves, le lacis des racines. Des quatre dimensions il n'en néglige aucune : il est peintre des murs, architecte des portes, artiste du temps.

Il commence et il finit. Il croule et il rebâtit. Il jette sur l'onde des serpents de feuilles. Il suit les flux. Il descend aux racines. Il laisse l'oeuvre affleurer sous un craquellement d'argile. Il creuse le printemps sous la neige. Il laisse la mer le recouvrir.

Mieux que de l'or.
Les règnes s'emmêlent. Le cairn est graine, oeuf, pomme de pin. Le tourbillon de bois et le tourbillon d'eau se reflètent et se rejoignent. Le sang des pierres inonde les rivières. Les feuilles se tordent comme des animaux. Les trous noirs descendent des étoiles aux racines des arbres. Les portes aériennes frémissent doucement dans les brindilles, aux cimes.

Il s'appelle Andy Goldsworthy et il vaut beaucoup mieux que de l'or.

mercredi 9 novembre 2005

CROULER

Gris.
Est-ce celui du calendrier seulement, entrée dans la moitié sombre de l'an, décalage horaire qui précipite nos soirées dans la nuit?
Est-celui du monde qui nous renvoie à la figure nos impuissances, nos erreurs, les limites de nos idéaux? Le monde qui nous rappelle que parfois la parole perd sa magie, que parfois l'humain glisse vers la violence, en une nuit, et à quel point nous sommes démunis face à ce glissement. Le monde qui nous rappelle que personne n'a raison, que personne ne comprend, même pas les hommes de bonne volonté riches de leur empathie.
Est-ce celui de mon propre monde, des visages fermés de quelques élèves que j'échoue à ouvrir, que j'échoue à toucher, qui lui aussi me renvoie à la figure ma propre impuissance de pédagogue? Celui de l'écart qui se creuse sous mes yeux ébahis entre une classe et l'autre, une classe et l'autre, à tous les sens de ce fichus noms?
Gris.
Le monde tremble et croule sur ses bases.
S'effrite entre mes mains.
La bonne volonté, l'empathie, l'émerveillement, la nuance, l'harmonie, l'amour, le courage... tout cela ne suffit pas. Tout cela semble vain, soudain. Et je ne sais plus. Où est l'issue. S'il y en a une.