mardi 27 décembre 2005

L'ÉPREUVE DU VISAGE OBSCUR

C'était un songe récurrent. L'un de ceux qui émaillent souvent mes parcours d'amante chevaleresque, en cette région du Rêve où l'on se met soi-même à l'épreuve.
Car l'amour n'est pas donné à jamais, il doit être remis en question — l'amour n'est pas une chose fixe, un territoire cartographié, il faut sans cesse repousser ses limites — prendre des risques.
Lui imposer des épreuves pour voir jusqu'où, vraiment, mène ce chemin.
Et c'était l'une de ces épreuves.

Le sorcier de ma conscience me donnait à voir tous les côtés négatifs du bien-aimé. "Voici ce qu'il est. Regarde. Est-il digne d'être aimé, vraiment ? Est-il digne des risques que tu prends ? Mérite-t-il ton périple ici ?"
Et il faut, bien sûr, que le noir tableau soit exact. Subjectif peut-être, partial sans doute, mais vrai. Ou ce n'est pas de jeu. Ou il serait trop facile de rejeter l'épreuve d'un éclat de rire, comme le château de cartes d'Alice.
Non, c'était l'Epreuve du Visage Obscur, parce qu'il s'agissait de regarder les ombres sur le visage aimé, de les regarder en face, d'accepter leur réalité et d'y répondre. Un équilibre à trouver entre la tentation du déni et le risque de la folie sacrificielle, car l'amour doit se frayer un chemin entre les deux.
Et il le trouvait, je le trouvais. Mon moi onirique est brave, mon âme de lumière et d'acier, je le trouvais, avec fierté. Chaque fois je le trouvais, pour chacun de mes bien-aimés.

Mais c'était un rêve, n'est-ce pas ? Une épreuve que je n'avais passée que dans les Terres du bienveillant Morphée, qui toujours me fut doux.
Dans le monde de l'Eveil, je n'avais mené que des escarmouches, face à ce visage-là. Les escarmouches que mènent tous ceux qui aiment et qui voient, celles qui nous font sourire tendrement d'un défaut de l'aimé(e), ou le combattre avec amusement, ou l'intégrer à la vaste toile toujours retouchée des longues et profondes amours.
Dans le monde de l'Eveil, l'épreuve était moins terrible, et je pouvais donc être brave aussi, et mon amour de joie et d'airain.

Jusqu'à avant-hier.
Car avant-hier j'ai regardé en face le visage d'ombre d'un bien-aimé. Je l'avais pourtant déjà entrevu et frôlé maintes fois, je l'avais pourtant apprivoisé déjà, accepté déjà, avec toujours la même folle lumière, la même absurde bravoure. Et pourtant son ombre à lui est bien noire, bien noire, bien cruelle, en vérité.
Mais l'Epreuve est tellement plus que cela. Avant-hier j'ai regardé en face, peint de chatoyantes couleurs, mis en scène dans une dramatique narration, ce visage-là. Ce qu'un autre verrait en lui. Ce qui est en lui, ce que je peux voir en lui, mais —
Oh. Et l'ombre qui s'est abattue sur moi alors, le froid qui m'a saisie alors, le vide qui a enserré mon coeur, le silence affreux de mon esprit cherchant sa réponse, une réponse, il devait y en avoir une, j'en avais toujours trouvé une, si aisément, j'ai une telle habitude de ces joutes... L'ombre, le froid, le silence, la peur.
C'est avant-hier seulement que j'ai vu ce qu'elle était, à quoi elle ressemblait, dans le monde glacé et précis de l'Eveil — l'Epreuve du Visage Obscur.
C'est avant-hier seulement qu'elle est devenue une épreuve.

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