Ils nous disaient : "Vous verrez, ça
change la vie". Et nous hochions poliment la tête en songeant que tout
de même, les gens pourraient nous épargner ces poncifs.
Et nous
voilà, deux ans plus tard, réalisant sans cesse combien chacune de nos
journées est profondément transformée, en vérité, que nous le voulions
ou non, et posant sur les femmes enceintes un regard de vieux sage
chinois. Nous ne pouvons nous empêcher de leur dire : "Vous verrez, ça
change la vie." Elles hochent la tête, nous savons ce qu'elles pensent,
et nous sommes un peu vexés qu'elles ne prennent pas notre avis au
sérieux.
Deux ans plus tard, bien sûr, je n'ai plus le temps d'entretenir ce blog,
ni d'écrire, ni de créer le site de l'équipe de lettres de mon lycée
(ou peut-être que si ?), ni de créer un merveilleux jeu sur StoryNexus qui permettrait à mes futurs Terminale L de jouer et travailler Lorenzaccio en même temps, ni d'aller au cinéma, et tout juste de travailler.
Bref, je suis une maman.
Ce n'est pas toute mon identité.
Je
reste, à temps réduit mais à désir inaltéré, une prof de lettres, une
auteur intermittente, une geek, une rôliste, une amatrice de théâtre et
d'opéra, une amoureuse, une amie, une voyageuse, et un tas d'autres
choses.
Mais je suis une maman et cette facette-là ne déborde pas
seulement sur mon emploi du temps. Elle s'invitait sur mon blog, elle
occupe une partie de mes projets, même créatifs, et il m'a semblé juste
de lui ouvrir son propre espace sur ce nouveau blog : La Maman du Magicien.
Affichage des articles dont le libellé est mère. Afficher tous les articles
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vendredi 17 août 2012
dimanche 11 décembre 2011
Atelier d'Ecriture : Corps au Travail
La consigne hebdomadaire de mon atelier d'écriture n'a pas été facile… Je n'avais aucune envie de parler de mon propre travail, pas en cette fin de période toujours éreintante. Puis mon travail, n'étant pas manuel, ne permet pas de décalage entre le geste et la pensée, la contrainte et l'intériorité. C'est une des spécificités de mon métier, si difficile à imaginer quand on n'a jamais enseigné: en classe, on ne pense à rien d'autre. On entre dans un monde clos où l'extérieur cesse d'exister. Même enceinte, j'oubliais ma grossesse pendant une heure de cours. Même à présent, même quand j'ai laissé un bébé grognon ou patraque à la maison, tout s'efface pendant que j'enseigne.
J'ai donc choisi un autre travail et une autre narratrice, un personnage dont j'ai toujours voulu écrire l'histoire. Sans doute prolongerai-je ce petit texte par une nouvelle complète…
PS : Les infinitifs étaient exigés par la contrainte.
Verser la cendre. Verser le sel. Tapoter les tas, pyramides lisses, murmurer — ne pas marmonner — les paroles d’offrande, les paroles de garde, les paroles d’augure, en dévider le fil monocorde et coloré.
Laver les mains souillées, le noir sous les ongles, ne pas regarder les crevasses sèches et blanches de sel.
S’asseoir, le dos bien droit, les mains posées à plat. Assouplir les phalanges, les poignets, étirer les fibres des muscles, les fibres du tissu, les fibres du monde.
Dénouer les faisceaux arrêtés tout à l’heure.
Et lancer la navette, insecte et rapace, à travers la foule.
Plonger, piquer, tordre. Diviser, nouer.
Ne pas s’arrêter, mains voltigeantes, poignets ailés, avec la légèreté surnaturelle des pattes d’araignée ; croiser, décroiser, écarter. Une araignée tisse sa propre toile là-bas, sur le mur est, les araignées sont les seules avec elles à travailler, à savoir, elle interdit à ses femmes de les chasser.
Passer la duite, aller, retour. Faire vibrer les fils, du bout des doigts. Tendre, tendre, rester tendue, ne pas s’attendrir. Ne pas rêver, le rêve est dangereux, il engendre des variations, des possibles qui ne seront pas, qui ne doivent pas être, c’est ici la constance qui importe, la régularité, la répétition infinie. Le monde est un cycle.
Chasser-croiser, sans cesse, entre l’œil et le doigt, le fil et le tissu, la couleur et le motif, le détail et l’ensemble. C’est ainsi que progresse la trame du monde, c’est ainsi que doivent aller et venir les autres Fileuses, celles qui sont assises à un métier tellement plus vaste, pour leur tâche sans fin — sa tâche à elle n’est pas sans fin, c’est ce qu’elle se dit, la fin viendra forcément et tranchera les fils, nouera le dernier point.
Avancer, ne pas se laisser distraire, ne pas se mettre en retard sur le soleil. Elle a intégré ce rythme-là, l’a avalé, digéré, le recrache chaque jour à son métier, le soleil la traverse de part en part, de l’aube au coucher, du soir au matin, le soleil passe dans son corps comme la brûlure d’un lit déserté.
S’arrêter. Changer le tendeur. Masser les mains endolories, les doigts, étirer les poignets. Les mains reviennent à la vie, rêvent d’autres gestes, d’autres moments, du bain où elle plongera tout à l’heure, des autres mains de ses servantes qui oindront d’huile son corps, dénoueront les tensions de son dos, l’assoupiront — ne pas s’assoupir, ne pas perdre le compte. Deux cent trois, deux cent quatre. Reprendre le ballet.
Soulever les fils, le premier, le deuxième, le troisième, le septième, le huitième, le neuvième, non, pas cette fois, le quatorzième… Tasser, passer le peigne de fer.
Se lever enfin, s’étirer. Tailler les bouts aux ciseaux, que rien ne dépasse, surtout. saisir le lissoir, éprouver sa patine dans la paume, frotter le tissu, frotter, frotter. Recueillir le duvet qui jonche le sol, soigneusement, ne rien oublier, le mettre de côté pour l’oreiller de l’enfant, l’oreiller de tous les enfants, il y en a tant, nuit après nuit, assez pour tous les enfants de l’île, elle ne sait plus à qui en faire don, elle devrait les brûler dans l’âtre. Elle n’ose pas.
Tourner l’ensouple, tourner encore, y revenir. Ne plus regarder le modèle, depuis longtemps, connu par cœur, connu par doigts, l’indigo de l’océan, le blanc et le vert de l’île, les rames parallèles et les voiles carrées des trirèmes, l’automne qui n’en finit pas, le port qui reste désert, la cohorte des pleureuses.
Pas d’interstices où se glisseraient les démons et les songes ; serrer, serrer, ne pas perdre de place ni de temps, gercer les doigts jusqu’à l’os s’il le faut et faire éclore les figures, prendre garde à ce moment critique, le pli du tissu, les boucles des cheveux, le visage aux traits nobles, ne pas le déformer, surtout pas, le reproduire toujours semblable, inchangé, le visage qui n’existe plus dans le monde que sur cette tapisserie.
Trop vite : ne pas prendre d’avance.
Sept cent soixante. S’arrêter. Ne pas céder à la tentation de poursuivre un peu, d’ajouter, d’achever peut-être, ne serait-ce que pour contempler enfin l’image révélée. Ne jamais achever.
Déplier le corps raidi, les doigts gourds.
Se laver les mains, savon, serviette. Sécher soigneusement, jusqu’à la dernière goutte. Les oindre d’eau de citron. Pourtant des gerçures, de plus en plus profondes, dans ces mains qui n’en finissent pas de tisser, de détisser, ces mains qui seules portent l’empreinte du temps écoulé, ces mains qu’Ulysse ne reconnaîtrait pas.
J'ai donc choisi un autre travail et une autre narratrice, un personnage dont j'ai toujours voulu écrire l'histoire. Sans doute prolongerai-je ce petit texte par une nouvelle complète…
PS : Les infinitifs étaient exigés par la contrainte.
Verser la cendre. Verser le sel. Tapoter les tas, pyramides lisses, murmurer — ne pas marmonner — les paroles d’offrande, les paroles de garde, les paroles d’augure, en dévider le fil monocorde et coloré.
Laver les mains souillées, le noir sous les ongles, ne pas regarder les crevasses sèches et blanches de sel.
S’asseoir, le dos bien droit, les mains posées à plat. Assouplir les phalanges, les poignets, étirer les fibres des muscles, les fibres du tissu, les fibres du monde.
Dénouer les faisceaux arrêtés tout à l’heure.
Et lancer la navette, insecte et rapace, à travers la foule.
Plonger, piquer, tordre. Diviser, nouer.
Ne pas s’arrêter, mains voltigeantes, poignets ailés, avec la légèreté surnaturelle des pattes d’araignée ; croiser, décroiser, écarter. Une araignée tisse sa propre toile là-bas, sur le mur est, les araignées sont les seules avec elles à travailler, à savoir, elle interdit à ses femmes de les chasser.
Passer la duite, aller, retour. Faire vibrer les fils, du bout des doigts. Tendre, tendre, rester tendue, ne pas s’attendrir. Ne pas rêver, le rêve est dangereux, il engendre des variations, des possibles qui ne seront pas, qui ne doivent pas être, c’est ici la constance qui importe, la régularité, la répétition infinie. Le monde est un cycle.
Chasser-croiser, sans cesse, entre l’œil et le doigt, le fil et le tissu, la couleur et le motif, le détail et l’ensemble. C’est ainsi que progresse la trame du monde, c’est ainsi que doivent aller et venir les autres Fileuses, celles qui sont assises à un métier tellement plus vaste, pour leur tâche sans fin — sa tâche à elle n’est pas sans fin, c’est ce qu’elle se dit, la fin viendra forcément et tranchera les fils, nouera le dernier point.
Avancer, ne pas se laisser distraire, ne pas se mettre en retard sur le soleil. Elle a intégré ce rythme-là, l’a avalé, digéré, le recrache chaque jour à son métier, le soleil la traverse de part en part, de l’aube au coucher, du soir au matin, le soleil passe dans son corps comme la brûlure d’un lit déserté.
S’arrêter. Changer le tendeur. Masser les mains endolories, les doigts, étirer les poignets. Les mains reviennent à la vie, rêvent d’autres gestes, d’autres moments, du bain où elle plongera tout à l’heure, des autres mains de ses servantes qui oindront d’huile son corps, dénoueront les tensions de son dos, l’assoupiront — ne pas s’assoupir, ne pas perdre le compte. Deux cent trois, deux cent quatre. Reprendre le ballet.
Soulever les fils, le premier, le deuxième, le troisième, le septième, le huitième, le neuvième, non, pas cette fois, le quatorzième… Tasser, passer le peigne de fer.
Se lever enfin, s’étirer. Tailler les bouts aux ciseaux, que rien ne dépasse, surtout. saisir le lissoir, éprouver sa patine dans la paume, frotter le tissu, frotter, frotter. Recueillir le duvet qui jonche le sol, soigneusement, ne rien oublier, le mettre de côté pour l’oreiller de l’enfant, l’oreiller de tous les enfants, il y en a tant, nuit après nuit, assez pour tous les enfants de l’île, elle ne sait plus à qui en faire don, elle devrait les brûler dans l’âtre. Elle n’ose pas.
Tourner l’ensouple, tourner encore, y revenir. Ne plus regarder le modèle, depuis longtemps, connu par cœur, connu par doigts, l’indigo de l’océan, le blanc et le vert de l’île, les rames parallèles et les voiles carrées des trirèmes, l’automne qui n’en finit pas, le port qui reste désert, la cohorte des pleureuses.
Pas d’interstices où se glisseraient les démons et les songes ; serrer, serrer, ne pas perdre de place ni de temps, gercer les doigts jusqu’à l’os s’il le faut et faire éclore les figures, prendre garde à ce moment critique, le pli du tissu, les boucles des cheveux, le visage aux traits nobles, ne pas le déformer, surtout pas, le reproduire toujours semblable, inchangé, le visage qui n’existe plus dans le monde que sur cette tapisserie.
Trop vite : ne pas prendre d’avance.
Sept cent soixante. S’arrêter. Ne pas céder à la tentation de poursuivre un peu, d’ajouter, d’achever peut-être, ne serait-ce que pour contempler enfin l’image révélée. Ne jamais achever.
Déplier le corps raidi, les doigts gourds.
Se laver les mains, savon, serviette. Sécher soigneusement, jusqu’à la dernière goutte. Les oindre d’eau de citron. Pourtant des gerçures, de plus en plus profondes, dans ces mains qui n’en finissent pas de tisser, de détisser, ces mains qui seules portent l’empreinte du temps écoulé, ces mains qu’Ulysse ne reconnaîtrait pas.
vendredi 25 novembre 2011
Une Vie (Biographie Imaginaire)
Encore un exercice de mon atelier d'écriture… Celui que je vous livre n'est qu'un document de travail, car il est beaucoup plus long que ce qui nous est demandé. Il faut couper, et couper dru. Je ne suis pas douée pour cela…
Son histoire est celle d’une absence. La raconter ne revient qu’à cerner ce vide et tâcher de lui donner sens. Le péril, pour son biographe, est sans cesse de réduire sa vie à l’énigme unique de sa disparition.
Le tableau est officiel et romantique : l’adolescent gracile agenouillé dans la nef gigantesque, plongée dans les ténèbres ; les chandeliers qui éclairent ses vêtements de sacre et les statues colossales de ses aïeux. Des épaules fragiles, mais très droites. Un lourd manteau aux plis théâtraux. Quant au regard du jeune prince, le peintre, plus sage que l’historien, ne l’a pas montré.
Le travail du biographe se heurte à cette nuit de veille, dans la cathédrale, à ce silence, à cette solitude, à ce regard dont on ne sait rien.
Au matin du sacre, quand les écuyers ont ouvert solennellement les portes, la nef était vide. Le prince avait disparu.
Il aime les chiens qui roulent avec lui sur le sol, il aime les bains qu’on lui donne ensuite, et s’y laisser glisser sous l’eau, les cheveux flottants, pour faire de petites bulles. Il aime les pommes au four, l’odeur des épices quand l’automne vient, les nappes épaisses sous lesquelles se cacher, les fauteuils profonds, les chênes très grands.
Il attend sagement, la courtepointe remontée jusqu’au nez, que le dernier valet ait quitté sa chambre, que la dernière chandelle soit mouchée. Il attend encore un peu, par précaution, puis se glisse du lit, pieds nus. Il s’étire et roule sur le tapis de laine. Il s’assied en tailleur, toujours en silence, il aspire l’ombre, hume le silence. Parfois il allume une lanterne sourde pour lire à plat ventre sur le tapis. Parfois il se perche seulement sur la table et regarde autour de lui. Le monde est si différent quand il fait nuit, quand on est seul.
Il traverse la ville en calèche au côté de sa mère. Près d’un carrefour, un vieux mendiant qui ne supplie pas, n’acclame pas, ne bénit pas. Sa mère lui glisse des pièces dans la main, murmure Donne lui, il s’exécute, se retourne vers la reine, et voici qu’elle pleure. L’enfant caresse ces larmes mais s’étonne : le philosophe qu’il étudie a dit, pourtant, qu’on ne devrait pas pleurer sur les malheureux, que c’était s’identifier aux faibles… et sa mère s’insurge : Non ! Elle est Reine, et elle pleure sur eux, parce que c’est un poids qu’elle doit porter, que sa force doit porter. C’est aussi ce poids, ce fardeau de larmes, qui empêche la force de se changer en tyrannie.
Sa mère est toute vêtue de noir et elle le serre dans ses bras, fort, comme elle le serrait quand il était petit et qu’il n’y avait personne pour les regarder.
Quelques jours plus tard, il veille dans cette solitude enfin plus vaste que sa chambre, une longue et dernière solitude qui doit le préparer au trône — et disparaît.
Il suit d’abord l’odeur des rêves trompeurs de liberté : il se fait marin. On le retrouve de port en port, certains remarquent sa blondeur, son port de tête, sa voix qui porte si bien, son rire qui sonne si haut.
On le retrouve dans des salles d’armes les plus obscures. Il est passionné, dur à l’ouvrage, puis soudain s’emporte, jette son arme, pour une passe ratée. On retrouve son écriture et son prénom, au bas d’un contrat de mercenaire qu’il n’honorera pas.
Il comprend que ni les marins, ni les soldats, ne lui offriront ce qui lui manque et qu’il croit désirer : il se fait comédien. Il veut choisir ses rôles. On lui propose les jeunes premiers de comédie, les matamores de farce — il veut jouer les rois anarchistes, les assassins poètes, les prêtres fous d’absolu. Il attendrit les unes, exaspère les autres.
Enfin, on le retrouve dans une salle plus obscure encore : il s’est fait aide-bibliothécaire. Il reconnaît l’odeur des livres, la poussière des rayonnages, la magie des mondes enclos dans le cuir, et comprend que tout ce dont il avait besoin, la violence et l’amour, l’altruisme et le pouvoir, les secrets des cœurs d’hommes, était ici depuis le début, à sa portée. Il comprend sans doute qu’il n’avait pas besoin de partir. Mais il est jeune encore. Il se dit que cette leçon-là valait d’être payée de dix ans d’errance et d’exil.
Il revient au trône, et trouve un tombeau.
Si la Reine avait vécu ne serait-ce qu’une année de plus, si elle avait accueilli et reconnu son fils, peut-être aurait-elle pu convaincre les Grands, le porter à nouveau au trône…
Ce tableau-là n’a pas été peint : il montrerait un jeune homme aux vêtements râpés, son chapeau à la main, debout sous la pluie, regardant passer la pompe d’un cortège funèbre et royal. Nul ne lui prête attention, mais c’est son existence qu’on porte en terre.
Sa mort est connue. On peut même voir son masque mortuaire, les traits d’un homme très vieux, courbé sous un fardeau immense et la dérision suprême d’une si longue vie.
Il est un temps tenté par le régicide. Par sens du théâtre et par sens du devoir : c’est après tout sa faute si cet homme-là est sur le trône, plutôt que lui. Mais il ne passe jamais à l’acte — parce qu’il n’a pas ce qu’il faut pour faire un meurtrier, parce qu’il peut se résoudre en fin de compte à tuer le mari de sa petite sœur.
Il ne renonce pas si vite aux chimères du pouvoir, à ses devoirs de prince. Dans les pamphlets anonymes publiés sous presse clandestine on retrouve son sens du rythme, sa générosité un peu théâtrale, ses lectures des philosophes politiques, et au-delà de tout cette noblesse désenchantée qui résiste, encore un peu, aux trahisons du monde.
Ses compagnons clandestins sont arrêtés alors qu’il est dans une autre ville, et la police royale fait teindre en blond l’un des condamnés, pour mettre fin aux rumeurs croissantes sur le retour du Jeune Prince. Le lendemain de leur exécution, l’abbé *** trouve un homme agenouillé dans la nef de la cathédrale, un homme blond et comme foudroyé que l’abbé relève et prend par la main.
L’abbé *** est un homme bon, avec cette sorte de foi qui amène les plus intelligents à croire que les événements du monde et de nos vies font sens. C’est ainsi qu’il le convainc. Autrefois, dans la cathédrale, il avait entendu un appel sans le comprendre, un appel qui ne le menait pas au trône, ou du moins pas au trône terrestre. Mais à présent qu’il a beaucoup souffert, beaucoup perdu, voilà qu’il est appelé de nouveau. Sa place est auprès d’eux qui se dépouillent de leur passé pour entrer dans une vie plus vaste.
Le prince le croit-il ? On sait du moins qu’il le suit. On sait aussi qu’au soir de sa très, très longue vie, il prononce ces dernières paroles : « Je n’étais pas un vrai marin, ni un duelliste de première classe. Je n’étais pas un grand comédien, ni un grand écrivain. Ni un bon moine, que Dieu me pardonne. J’étais un bon roi. » Et encore : « Quel poids, quel poids je porte. »
Ainsi fait-il lui-même le récit de sa vie, mieux que l’humble historien, car il n’aimait pas les biographies et leurs détails, il aimait le théâtre, les mots qui vont à l’essentiel, aux seules choses qui importent, et frappent au cœur.
Son histoire est celle d’une absence. La raconter ne revient qu’à cerner ce vide et tâcher de lui donner sens. Le péril, pour son biographe, est sans cesse de réduire sa vie à l’énigme unique de sa disparition.
Le tableau est officiel et romantique : l’adolescent gracile agenouillé dans la nef gigantesque, plongée dans les ténèbres ; les chandeliers qui éclairent ses vêtements de sacre et les statues colossales de ses aïeux. Des épaules fragiles, mais très droites. Un lourd manteau aux plis théâtraux. Quant au regard du jeune prince, le peintre, plus sage que l’historien, ne l’a pas montré.
Le travail du biographe se heurte à cette nuit de veille, dans la cathédrale, à ce silence, à cette solitude, à ce regard dont on ne sait rien.
Au matin du sacre, quand les écuyers ont ouvert solennellement les portes, la nef était vide. Le prince avait disparu.
Il aime les chiens qui roulent avec lui sur le sol, il aime les bains qu’on lui donne ensuite, et s’y laisser glisser sous l’eau, les cheveux flottants, pour faire de petites bulles. Il aime les pommes au four, l’odeur des épices quand l’automne vient, les nappes épaisses sous lesquelles se cacher, les fauteuils profonds, les chênes très grands.
Il attend sagement, la courtepointe remontée jusqu’au nez, que le dernier valet ait quitté sa chambre, que la dernière chandelle soit mouchée. Il attend encore un peu, par précaution, puis se glisse du lit, pieds nus. Il s’étire et roule sur le tapis de laine. Il s’assied en tailleur, toujours en silence, il aspire l’ombre, hume le silence. Parfois il allume une lanterne sourde pour lire à plat ventre sur le tapis. Parfois il se perche seulement sur la table et regarde autour de lui. Le monde est si différent quand il fait nuit, quand on est seul.
Il traverse la ville en calèche au côté de sa mère. Près d’un carrefour, un vieux mendiant qui ne supplie pas, n’acclame pas, ne bénit pas. Sa mère lui glisse des pièces dans la main, murmure Donne lui, il s’exécute, se retourne vers la reine, et voici qu’elle pleure. L’enfant caresse ces larmes mais s’étonne : le philosophe qu’il étudie a dit, pourtant, qu’on ne devrait pas pleurer sur les malheureux, que c’était s’identifier aux faibles… et sa mère s’insurge : Non ! Elle est Reine, et elle pleure sur eux, parce que c’est un poids qu’elle doit porter, que sa force doit porter. C’est aussi ce poids, ce fardeau de larmes, qui empêche la force de se changer en tyrannie.
Sa mère est toute vêtue de noir et elle le serre dans ses bras, fort, comme elle le serrait quand il était petit et qu’il n’y avait personne pour les regarder.
Quelques jours plus tard, il veille dans cette solitude enfin plus vaste que sa chambre, une longue et dernière solitude qui doit le préparer au trône — et disparaît.
Il suit d’abord l’odeur des rêves trompeurs de liberté : il se fait marin. On le retrouve de port en port, certains remarquent sa blondeur, son port de tête, sa voix qui porte si bien, son rire qui sonne si haut.
On le retrouve dans des salles d’armes les plus obscures. Il est passionné, dur à l’ouvrage, puis soudain s’emporte, jette son arme, pour une passe ratée. On retrouve son écriture et son prénom, au bas d’un contrat de mercenaire qu’il n’honorera pas.
Il comprend que ni les marins, ni les soldats, ne lui offriront ce qui lui manque et qu’il croit désirer : il se fait comédien. Il veut choisir ses rôles. On lui propose les jeunes premiers de comédie, les matamores de farce — il veut jouer les rois anarchistes, les assassins poètes, les prêtres fous d’absolu. Il attendrit les unes, exaspère les autres.
Enfin, on le retrouve dans une salle plus obscure encore : il s’est fait aide-bibliothécaire. Il reconnaît l’odeur des livres, la poussière des rayonnages, la magie des mondes enclos dans le cuir, et comprend que tout ce dont il avait besoin, la violence et l’amour, l’altruisme et le pouvoir, les secrets des cœurs d’hommes, était ici depuis le début, à sa portée. Il comprend sans doute qu’il n’avait pas besoin de partir. Mais il est jeune encore. Il se dit que cette leçon-là valait d’être payée de dix ans d’errance et d’exil.
Il revient au trône, et trouve un tombeau.
Si la Reine avait vécu ne serait-ce qu’une année de plus, si elle avait accueilli et reconnu son fils, peut-être aurait-elle pu convaincre les Grands, le porter à nouveau au trône…
Ce tableau-là n’a pas été peint : il montrerait un jeune homme aux vêtements râpés, son chapeau à la main, debout sous la pluie, regardant passer la pompe d’un cortège funèbre et royal. Nul ne lui prête attention, mais c’est son existence qu’on porte en terre.
Sa mort est connue. On peut même voir son masque mortuaire, les traits d’un homme très vieux, courbé sous un fardeau immense et la dérision suprême d’une si longue vie.
Il est un temps tenté par le régicide. Par sens du théâtre et par sens du devoir : c’est après tout sa faute si cet homme-là est sur le trône, plutôt que lui. Mais il ne passe jamais à l’acte — parce qu’il n’a pas ce qu’il faut pour faire un meurtrier, parce qu’il peut se résoudre en fin de compte à tuer le mari de sa petite sœur.
Il ne renonce pas si vite aux chimères du pouvoir, à ses devoirs de prince. Dans les pamphlets anonymes publiés sous presse clandestine on retrouve son sens du rythme, sa générosité un peu théâtrale, ses lectures des philosophes politiques, et au-delà de tout cette noblesse désenchantée qui résiste, encore un peu, aux trahisons du monde.
Ses compagnons clandestins sont arrêtés alors qu’il est dans une autre ville, et la police royale fait teindre en blond l’un des condamnés, pour mettre fin aux rumeurs croissantes sur le retour du Jeune Prince. Le lendemain de leur exécution, l’abbé *** trouve un homme agenouillé dans la nef de la cathédrale, un homme blond et comme foudroyé que l’abbé relève et prend par la main.
L’abbé *** est un homme bon, avec cette sorte de foi qui amène les plus intelligents à croire que les événements du monde et de nos vies font sens. C’est ainsi qu’il le convainc. Autrefois, dans la cathédrale, il avait entendu un appel sans le comprendre, un appel qui ne le menait pas au trône, ou du moins pas au trône terrestre. Mais à présent qu’il a beaucoup souffert, beaucoup perdu, voilà qu’il est appelé de nouveau. Sa place est auprès d’eux qui se dépouillent de leur passé pour entrer dans une vie plus vaste.
Le prince le croit-il ? On sait du moins qu’il le suit. On sait aussi qu’au soir de sa très, très longue vie, il prononce ces dernières paroles : « Je n’étais pas un vrai marin, ni un duelliste de première classe. Je n’étais pas un grand comédien, ni un grand écrivain. Ni un bon moine, que Dieu me pardonne. J’étais un bon roi. » Et encore : « Quel poids, quel poids je porte. »
Ainsi fait-il lui-même le récit de sa vie, mieux que l’humble historien, car il n’aimait pas les biographies et leurs détails, il aimait le théâtre, les mots qui vont à l’essentiel, aux seules choses qui importent, et frappent au cœur.
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