dimanche 11 décembre 2011

Atelier d'Ecriture : Corps au Travail

La consigne hebdomadaire de mon atelier d'écriture n'a pas été facile… Je n'avais aucune envie de parler de mon propre travail, pas en cette fin de période toujours éreintante. Puis mon travail, n'étant pas manuel, ne permet pas de décalage entre le geste et la pensée, la contrainte et l'intériorité. C'est une des spécificités de mon métier, si difficile à imaginer quand on n'a jamais enseigné: en classe, on ne pense à rien d'autre. On entre dans un monde clos où l'extérieur cesse d'exister. Même enceinte, j'oubliais ma grossesse pendant une heure de cours. Même à présent, même quand j'ai laissé un bébé grognon ou patraque à la maison, tout s'efface pendant que j'enseigne.
J'ai donc choisi un autre travail et une autre narratrice, un personnage dont j'ai toujours voulu écrire l'histoire. Sans doute prolongerai-je ce petit texte par une nouvelle complète…
PS : Les infinitifs étaient exigés par la contrainte.



Verser la cendre. Verser le sel. Tapoter les tas, pyramides lisses, murmurer — ne pas marmonner — les paroles d’offrande, les paroles de garde, les paroles d’augure, en dévider le fil monocorde et coloré.
Laver les mains souillées, le noir sous les ongles, ne pas regarder les crevasses sèches et blanches de sel.
S’asseoir, le dos bien droit, les mains posées à plat. Assouplir les phalanges, les poignets, étirer les fibres des muscles, les fibres du tissu, les fibres du monde.
Dénouer les faisceaux arrêtés tout à l’heure.
Et lancer la navette, insecte et rapace, à travers la foule.
Plonger, piquer, tordre. Diviser, nouer.
Ne pas s’arrêter, mains voltigeantes, poignets ailés, avec la légèreté surnaturelle des pattes d’araignée ; croiser, décroiser, écarter. Une araignée tisse sa propre toile là-bas, sur le mur est, les araignées sont les seules avec elles à travailler, à savoir, elle interdit à ses femmes de les chasser.
Passer la duite, aller, retour. Faire vibrer les fils, du bout des doigts. Tendre, tendre, rester tendue, ne pas s’attendrir. Ne pas rêver, le rêve est dangereux, il engendre des variations, des possibles qui ne seront pas, qui ne doivent pas être, c’est ici la constance qui importe, la régularité, la répétition infinie. Le monde est un cycle.
Chasser-croiser, sans cesse, entre l’œil et le doigt, le fil et le tissu, la couleur et le motif, le détail et l’ensemble. C’est ainsi que progresse la trame du monde, c’est ainsi que doivent aller et venir les autres Fileuses, celles qui sont assises à un métier tellement plus vaste, pour leur tâche sans fin — sa tâche à elle n’est pas sans fin, c’est ce qu’elle se dit, la fin viendra forcément et tranchera les fils, nouera le dernier point.
Avancer, ne pas se laisser distraire, ne pas se mettre en retard sur le soleil. Elle a intégré ce rythme-là, l’a avalé, digéré, le recrache chaque jour à son métier, le soleil la traverse de part en part, de l’aube au coucher, du soir au matin, le soleil passe dans son corps comme la brûlure d’un lit déserté.
S’arrêter. Changer le tendeur. Masser les mains endolories, les doigts, étirer les poignets. Les mains reviennent à la vie, rêvent d’autres gestes, d’autres moments, du bain où elle plongera tout à l’heure, des autres mains de ses servantes qui oindront d’huile son corps, dénoueront les tensions de son dos, l’assoupiront — ne pas s’assoupir, ne pas perdre le compte. Deux cent trois, deux cent quatre. Reprendre le ballet.
Soulever les fils, le premier, le deuxième, le troisième, le septième, le huitième, le neuvième, non, pas cette fois, le quatorzième… Tasser, passer le peigne de fer.
Se lever enfin, s’étirer. Tailler les bouts aux ciseaux, que rien ne dépasse, surtout. saisir le lissoir, éprouver sa patine dans la paume, frotter le tissu, frotter, frotter. Recueillir le duvet qui jonche le sol, soigneusement, ne rien oublier, le mettre de côté pour l’oreiller de l’enfant, l’oreiller de tous les enfants, il y en a tant, nuit après nuit, assez pour tous les enfants de l’île, elle ne sait plus à qui en faire don, elle devrait les brûler dans l’âtre. Elle n’ose pas.
Tourner l’ensouple, tourner encore, y revenir. Ne plus regarder le modèle, depuis longtemps, connu par cœur, connu par doigts, l’indigo de l’océan, le blanc et le vert de l’île, les rames parallèles et les voiles carrées des trirèmes, l’automne qui n’en finit pas, le port qui reste désert, la cohorte des pleureuses.
Pas d’interstices où se glisseraient les démons et les songes ; serrer, serrer, ne pas perdre de place ni de temps, gercer les doigts jusqu’à l’os s’il le faut et faire éclore les figures, prendre garde à ce moment critique, le pli du tissu, les boucles des cheveux, le visage aux traits nobles, ne pas le déformer, surtout pas, le reproduire toujours semblable, inchangé, le visage qui n’existe plus dans le monde que sur cette tapisserie.
Trop vite : ne pas prendre d’avance.
Sept cent soixante. S’arrêter. Ne pas céder à la tentation de poursuivre un peu, d’ajouter, d’achever peut-être, ne serait-ce que pour contempler enfin l’image révélée. Ne jamais achever.
Déplier le corps raidi, les doigts gourds.
Se laver les mains, savon, serviette. Sécher soigneusement, jusqu’à la dernière goutte. Les oindre d’eau de citron. Pourtant des gerçures, de plus en plus profondes, dans ces mains qui n’en finissent pas de tisser, de détisser, ces mains qui seules portent l’empreinte du temps écoulé, ces mains qu’Ulysse ne reconnaîtrait pas.

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