L'été dernier, j'évoquais ma conviction que ce nouvel objet d'étude en classe de première était, en fait, au coeur de notre enseignement.
En octobre j'illustrais par un Wordle la diversité des réponses de mes élèves à cette question.
Je persiste. Il y a beaucoup à redire à la réforme des lycées en général et aux nouveaux programmes en particulier. Mais cet infléchissement de l'étude jusque là technique de l'argumentation autour de cette question centrale, la volonté répétée de "contribuer ainsi à donner sens et substance à une formation véritablement humaniste" me semble positive, cruciale, rendant à l'étude littéraire pour les non-spécialistes que sont nos lycéens une fonction essentielle, en ces temps où la littérature est en "état de siège".
Seule la littérature, seuls les arts, me paraissent poser réellement cette question dans toute sa complexité.
Ainsi la posé-je inlassablement à mes élèves et avec eux, semaine après semaine, tandis que nous naviguons de théâtre en argumentation, de réécritures en Renaissance.
De toutes les oeuvres que j'ai lues ou relues cet été, la pièce de Vercors Zoo ou l'Assassin philanthrope dont vous pouvez lire aussi la version romanesque Les Animaux dénaturés est celle qui m'a le plus enthousiasmée.
Elle pose la question de l'homme et de son impossible définition dans toute sa fausse candeur, rappelant sa nécessité au fondement de toute pensée et de toute décision, sa tétanisante absence au sein de nos textes de loi qui ne se soucient pas de définir l'évidence (j'ai vérifié auprès de Maître Eolas et il en est bien ainsi: pas de définition de l'homme dans le droit français.) Elle lui rend, par le biais de la fiction, son urgence: l'enjeu est ici de vie ou de mort, pour un homme et pour tout un peuple, et il est bon de s'entendre redire que les questions métaphysiques peuvent aussi changer le monde. Elle ne diminue pas sa complexité, ne cède pas à la démagogie: à cette infernale question, ni les scientifiques ni le bon sens populaire ne peuvent apporter de réponse simple, unique, satisfaisante… sans doute parce qu'il n'y en a pas. Il est aussi salutaire, en ces temps où l'on oscille entre la révérence aveugle pour les spécialistes et la croyance démagogique au sens commun, de constater que certaines questions échappent à la fois aux uns et aux autres, qu'elles sont trop vastes et trop complexes pour être réglées. Les élèves aiment trop souvent que tout soit réglé, que le sens leur soit donné une fois pour toutes, qu'aucune question ne reste en suspens.
Celle-ci est perpétuellement en suspens. Sa réponse ne peut être que circonstancielle, décidée pour de mauvaises raisons, comme le déplore le héros, vouée à ne satisfaire personne. Pourtant elle doit être posée, pourtant la réponse que propose finalement Vercors est belle et féconde: la principale caractéristique de l'homme est son "esprit de rébellion".
Cet animal rebelle, nous le déclinons dans tout notre parcours de cette année.
C'est Antigone, bien sûr, dont le "Non" résonne en nous de Sophocle à Henry Bauchau en passant par Anouilh.
C'est l'homme double du théâtre qui ne sait plus s'il est chair ou masque, si ses actes ont un sens, si la vie à un sens, mais qui pourtant se dresse contre les tyrans. C'est Caligula, c'est le Lorenzaccio de Musset, ce sont les "meurtriers délicats" de Camus qui ne savent plus si finalement la fin justifie les moyens, s'il faut ou non se salir les mains, s'il faut être Hugo ou Hoederer, Néron ou Auguste, Britannicus ou Cinna, Jules César ou Richard III.
Ce sont les premiers humanistes, ceux qui nous ont légué leurs doutes avec ce mot, des Cannibales de Montaigne à la Folie d'Erasme, qui se sont demandé si la servitude de l'homme devait être volontaire, si une utopie était possible, ou s'il fallait choisir Machiavel.
Ce sont les savants raisonnables ou fous du temps où les utopies se changèrent en dystopies, ceux qui se demandent si l'homme peut créer l'homme et se poser en rival prométhéen de Dieu, si le progrès fait toujours le bonheur.
Ce sont ceux qui s'efforcèrent de penser l'Homme après la colonisation, après les camps.
Ce sont les poètes qui cherchent inlassablement à répondre à toutes les questions sans réponse, à dire tout ce qui est indicible, et s'avouent humblement ignorants.
Ce sont les romanciers qui nous rappellent la bête en nous, et combien la frontière entre l'ogre et le héros, le monstre et le justicier, est fragile et poreuse.
C'est ce qui fait qu'en fin de compte j'enseigne la littérature plutôt que la Défense contre les Forces du Mal, et que ce n'est pas si différent.
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