Demain, je retourne travailler. Bien sûr, j'ai travaillé aussi ces derniers mois, à la maison, chaque fois que je le pouvais, chaque fois que les enfants dormaient (pour Beau-Dodu: peu) ou qu'une grand-mère les emmenait en promenade.
Mais demain, c'est la rentrée, la vraie, avec des élèves, des cours à assurer, des copies à corriger, un emploi du temps.
Je n'en suis pas triste.
De même que ces mois de congé parental n'ont pas été de tout repos, comme chaque jeune parent le sait.
Pourtant, étrangement, ce furent des mois de grand bonheur.
Ne vous scandalisez pas que ce soit étrange.
Si on m'avait demandé ce qu'était le bonheur, il y a quelques années, ce n'est sûrement pas ce que j'aurais décrit. J'aurais parlé de lectures et d'écriture, de créations en tous genres, de voyages, de passion, de jeux.
Et sûrement pas de couches à changer, de réveils à des heures indécentes, de discussions avec d'autres mamans à la sortie de l'école, ni des hurlements du Petit Magicien à la moindre écorchure.
Ne dites pas : "mais tout change quand on devient parent."
Après la naissance du Petit Magicien, j'avais pris les mêmes six mois de congé, que je ne regrette pas, mais je m'étais sentie débordée plus qu'heureuse.
Cette fois... Je ne sais pas. Beau-Dodu n'est pas un bébé plus "facile", surtout en ce moment, et l'harmonie entre eux n'est pas, hum, idéale.
("Mamaaaaan ! — Qu'est-ce qu'il y a mon chéri ? — Il se déplace ! — C'est bien, chéri, laisse le faire tant qu'il ne pleure pas. — Mais il touche mon pouf ! Je veux pas qu'il le touche !")
Vraiment, je ne sais pas.
Je sais que chaque semaine et presque chaque jour je me suis émerveillée de ce bonheur. De ce temps passé avec eux. Des petits corps chauds blottis contre moi.
Pas l'absence de rythme et sûrement pas l'absence de contrainte, je ne connais rien de plus rythmé ni de plus contraignant que la vie avec des jeunes enfants, mais un rythme différent. Ne pas me poser de question si certains jours étaient difficiles, si je ne pouvais rien faire d'autre que m'occuper d'eux. Non que cela rende ces moments moins difficiles, mais du moins je n'avais pas à m'inquiéter du reste, des cours non préparés, des copies non corrigées, des mails-boulot auxquels répondre.
Pas non plus l'absence d'engagement ni le retrait hors du monde. Au contraire. L'articulation entre le très-vaste de la planète et le très-intime de la famille, comme une respiration.
Mais l'absence d'invasion extérieure, peut-être. Un bonheur de minuscule démiurge dans un royaume très agité mais très aimé.
Ce bonheur, je l'ai ressenti surtout dans les trajets en poussette pour aller chercher le Petit Magicien à l'école, l'aller seule avec le bébé, à me repaître du paysage, du calme, de la paix en moi, de la paix de notre région, de ma chance.
De la simplicité du bonheur. De son évidence. De cet état de grâce très différent de celui de l'amour-amoureux.
Je ne sais toujours pas.
Je ne sais pas non plus ce que seront les semaines et mois à venir.
Mais je sais que pour la première fois, j'ai rêvé que ces mois durent toujours, que je les revive encore et encore.
Et jamais, jamais, je n'aurais cru que mon bonheur ait ces couleurs.
(encore un cross-post avec la Maman des Magiciens, puisque.)
dimanche 31 août 2014
dimanche 6 avril 2014
Les (Autres) Métiers que je Pourrais Exercer
Parce que le congé parental est un moment où on se pose de
telles questions.
Le reste du temps, on a le nez dans le guidon, on avance, au
jour le jour, pas le temps de se demander si c’est ce qu’il nous faut.
Mais comme la première fois, en ces six mois où je ne suis
plus au lycée, je m’interroge, j’interroge ce qui en moi n’en finit pas de
bouillonner.
Voici donc une liste incomplète et circonstancielle de ce
que je pourrais faire si je n’étais pas prof de lycée.
Maître de conférences (enseigner à l’université, quoi)
Surtout depuis qu’on y enseigne des choses amusantes comme
Tolkien et autres fantasy. Ce
regret-là restera peut-être : ne pas avoir eu le courage de travailler sur
ce qui me passionnait et qui était si mal vu dans les universités françaises au
temps où je passais l’agreg, ne pas avoir fait de doctorat. J’enseignerais la
fantasy, donc, et les réécritures arthuriennes (pas toutes de fantasy,
d’ailleurs) et les réécritures de mythes et de contes.
Professeur de Défense Contre les Forces du Mal
Je le disais déjà ici. Je n’ai pas changé d’avis. Ces deux premiers métiers montrent bien que l’enseignement
me convient, remarquez.
Chef de Projets Transmedia
Pas seulement parce que je viens de suivre le MOOC
Comprendre le Transmedia Storytelling.
Parce que j’aime construire des projets, les faire avancer, coordonner un
effort d’équipe, et parce que le transmédia, je l’ai dit ici,
m’a fascinée avant que je n’en connaisse le nom. J’adorerais créer ainsi, entre
fiction et réalité, entre écriture et scénario.
Variante du précédent : Conceptrice de Serious Games.
Même que j’en ai sur le feu…
Là encore, c’est un domaine auquel je crois profondément et
j’ai une partie des compétences nécessaires : pédagogiques d’une part,
ludiques de l’autre. Après tout, j’ai été et suis encore rôliste, et en
particulier MJ concevant et faisant jouer ses propres campagnes. Je n’avais
jamais pensé croiser ces compétences et celles que j’ai acquises en enseignant,
et voilà que c’est possible.
Ecrivain
C’est mon métier de rêve depuis l’enfance. Et j’ai écrit, un
peu, publié, un peu. Des nouvelles. Pas un seul roman. Je n’y crois plus vraiment, à ma capacité
de devenir écrivain. Je ne suis pas assez disciplinée pour m’astreindre à
écrire chaque jour, dans quelque condition que ce soit, et c’est pourtant la
seule façon d’y parvenir. Je l’ai compris un peu tard.
Femme Politique
Là encore, ce n’est pas un appel si nouveau, puisque j’ai
étudié à l’IEP d’Aix en Provence. Je n’ai pas fait les sacrifices nécessaires
et j’ai préféré d’autres voies, mais j’aime encore la parole publique, la
rhétorique, la stratégie, je crois encore aux grands enjeux, aux grandes
valeurs, à l’importance de ces engagements-là, à l’importance du politique.
Journaliste Radio
Bien sûr je pourrais être journaliste-rédactrice. Mais la
radio, c’est autre chose. Ceux qui me connaissent, ceux qui me connaissent
vraiment très bien, savent l’importance que j’accorde à la voix, combien j’aime
lire et dire à haute voix. Le journalisme radio est donc pour moi une merveille
particulière. Je n’animerai jamais d’émission sur France Culture (hélas) mais
je ne désespère pas de monter une webradio au lycée, un jour ou l’autre).
Je pourrais.
J’ai énuméré ici des alternatives réalistes, pas
Astrophysicienne ni Super-Héroïne (j’aimerais aussi).
Mais, c’est étrange, je suis plus sereine que la dernière
fois. Aucun de ces regrets n’est assez vif pour me blesser.
La preuve : je suis en train de construire des projets
scolaires pour 2014-2015.
samedi 29 mars 2014
Mère et Féministe ?
La question a agité le web féministe ces dernières semaines.
Les féministes ont-elles abandonné les mères ? Ou pour
formuler les choses de façon moins dramatiques, ont-elles écarté les
problématiques spécifiques de la maternité, les considérant comme irrelevant, comme
hors-du-féminsme ?
Et donc, est-il possible d’être mère et féministe ?
Je ne dispose pas des outils théoriques pour proposer une
réponse académique à la question. Pour cela, vous pouvez lire le très bon
billet de Sophie Gourion et pour le point
de vue sensé et intelligent d’une féministe sans enfants, celui d'Aezaria.
C’est un billet éminemment personnel que j’écris.
Et pour moi, évidemment, la réponse est oui. Je suis mère.
Je suis féministe. Ces deux facettes de mon identité ne s’excluent pas, de même
que je suis mère ET prof, que je suis geek ET féministe (ce qui pose d’autres
problèmes, cf. par exemple Mar Lard).
Pourtant si la question s’est posée avec tant d’acuité c’est
bien qu’elle pose problème, qu’elle ne peut être si vite balayée, même à la
toute petite aune d’un individu (moi).
Je suis mère.
J’allaite mon deuxième enfant comme j’ai allaité mon
premier. Voici qui aggrave mon cas : allaiter c’est bien donner place à
une de ces fonctions primaires du corps-femme, du corps réduit à sa fonction
nourricière. Pourtant j’ai choisi
d’allaiter. Choisi donc cet usage de mon corps, comme le réclament les
féministes. Ce choix m’a-t-il été imposé par la pression sociale
pro-allaitement de ces dernières années ? Je n’en ai pas l’impression.
J’aime allaiter, à titre personnel. Je ne fais pas de prosélytisme autour de
moi. N’empêche que c’est un des éléments sensibles.
Pirouette : je peux, tout en allaitant, lire les tweets
de @A_C_Husson
(et je le fais). Je peux, tout en allaitant, écrire cet article
(et je le fais). Mon cerveau ne bascule pas dans une zone de vache laitière. La
compatibilité existe.
J’ai pris six mois de congé parental, pour mon deuxième
comme pour mon premier enfant. Moi, et pas mon compagnon. Là encore, voilà qui
aggrave mon cas. Bien sûr, je peux donner des raisons objectives, la première
étant que mon compagnon est Suisse et travaille en Suisse et n’a donc pas droit
à un tel congé. C’est parfaitement exact. Mais c’est peut-être un peu facile.
S’il y avait droit, l’aurait-il pris à ma place, ce congé ? Sans doute
pas, pour des raisons financières souvent évoquées, et à juste titre, par les
féministes : son salaire est plus élevé que le mien. Dans notre cas très
marginal, c’est à nouveau parce qu’il a un salaire suisse, et moi pas.
Mais évacuons ces questions et creusons : pourquoi l’ai-je
pris, ce congé ?
Pour allaiter. (Oui, je sais, on peut allaiter et
travailler. Mais en tant que prof de lycée, ça ne me paraissait pas très
praticable. Je suis petite joueuse.)
Pour reprendre mes marques après l’accouchement. L’image de
la femme qui, le lendemain de ses couches, reprend toutes ses activités
habituelles est belle mais irréaliste. Il y a d’abord, dans mon cas, la
cicatrice de césarienne. Mes césariennes se sont très bien passées et j’ai récupéré
sans problème. N’empêche qu’il faut plusieurs semaines pour cesser d’avoir mal
chaque fois que l’on marche plus de cinq ou dix minutes. Puis il y a les
premiers mois de vie avec un bébé. L’affirmation qui va suivre est parfaitement
inutile, j’en ai conscience. Soit vous avez des enfants, et vous le savez bien.
Soit vous n’en avez pas, et vous ne le croirez pas vraiment (je ne le croyais
pas non plus, il y a un peu plus de trois ans et demi). Je l’écris quand
même : s’occuper d’un bébé, c’est la chose la plus difficile que j’aie
faite de ma vie.
Pour construire une relation dans le calme. Ou un calme
relatif, disons, puisque j’ai un premier enfant. Quand je travaille, je
suis stressée, je cours sans cesse, je n’ai le temps de rien. Je n’ai pas envie
de découvrir mon enfant dans ces conditions.
Et croyez-moi, si je pouvais prendre aussi des « congés
de maman » de temps en temps, je le ferai. Je le fais, d’ailleurs. Ça
s’appelle : « confier votre enfant une semaine à ses
grands-parents ».
D’accord, diront d’autres féministes, mais cela ne règle pas
le problème. Pourquoi n’y a-t-il pas un mythe équivalent pour Wonder Papa ?
J’ai l’impression qu’il apparaît, ce mythe, et que les pères culpabilisent de
plus en plus, au même titre que les mères, quand leur profession les empêche
d’être assez présents auprès de leur enfant.
Le problème de la parentalité est peut-être en train de
dépasser les frontières de genre, problème du rythme de nos vies en général.
Mais voilà.
Je suis mère. Mère puissance 2, modèle aggravé. J’allaite,
je suis en congé parental, je siège au conseil d’école et au comité Rythmes
Scolaires, j’organise des fêtes à thèmes pour mon aîné, je me suis mise aux bento box, je tiens même un blog de maman, c’est dire.
Et pourtant. Je suis allée à deux réunions de campagne des
municipales avec un bébé en écharpe. Pendant mon premier congé, j’ai suivi un
atelier d’écriture. Pendant mon deuxième, un MOOC. Toujours pendant mon congé,
je prépare un projet pour la prochaine rentrée autour de l’égalité fille-garçon
au lycée. Plus lointainement, un numéro de revue que je codirige. Et un serious
game.
Je n’arrête pas d’être prof, même pendant ce congé (on
n’arrête jamais vraiment). Pas plus que je n’arrête d’être féministe en étant
mère.
Et il y en a des milliers comme moi.
Franchissons encore un pas : ces deux identités ne se
bornent pas à coexister (plus ou moins) pacifiquement. Elles s’ajoutent. Elles
s’enrichissent mutuellement.
Depuis que je suis mère, je suis sensible à d’autres aspects
du féminisme, et en particulier tout ce qui touche à la petite enfance :
jouets genrés, albums pour enfants…
Je hurle devant les catalogues et dans les magasins. Je
fouille pour trouver des albums, livres et magazines pour enfants qui ne
sombrent pas dans les stéréotypes. Je suis vigilante quant à mon propre
langage, et aux histoires que je raconte à mon aîné.
Si le féminisme ignore les mères, il fait une énorme erreur.
Ce sont les mères aussi qui peuvent changer les choses, au
plus près, au plus jeune, pour que les petites filles sachent qu’elles peuvent devenir autre chose que princesse, par exemple Astrophysicienne, Agent Secret,Héroïne de leurs propres vies.
Pour que les petits garçons puissent jouer avec autre chose qu’un pistolet,
tant qu’à faire, et grandissent en respectant les filles comme de vraies
égales, pas des nunuches à snober ou sauver.
Proclamation. Les mères doivent être au premier rang du
féminisme.
Et une dernière pirouette : ma mère est une féministe.
Si c’est une révolution, elle est permanente, sans cesse recommencée.
(crosspost sur La Maman des Magiciens, c'est la moindre des choses)
vendredi 28 février 2014
MOOC, Retour d'Expérience
J'ai participé à un MOOC (Massive Open Online Course).
Pour toutes sortes de raisons, qu'il convient d'énumérer,
histoire de préciser d'où je parle.
- Parce que j'étais curieuse du principe même des MOOC. Je suis enseignante, voyez-vous, et toute forme nouvelle d'enseignement m'intéresse.
- Parce que j'étais (savais que je serais, au moment de l'inscription) en congé maternité. Comme c'est mon deuxième enfant, je savais combien ces premiers mois sont usants à tous niveaux, combien une fenêtre vers l'extérieur y est bienvenue, nécessaire. Et pour mois cette respiration est un appel vers une activité intellectuelle et/ou créative sans lien avec les enfants.
- Parce que le sujet de ce MOOC en particulier (« Comprendre le transmedia storytelling », université Bordeaux 3,Mélanie Bourdaa) m'intéressait, je ne l'ai pas choisi au hasard. A vrai dire, en bon M. Jourdain, je me suis depuis longtemps intéressée au transmedia sans le savoir, sans connaître le mot et le concept.
D'où je parle, encore :
De la posture de quelqu'un qui a l'habitude de
l'enseignement, qui n'est pas sorti du système éducatif, jamais même, puisque
je suis prof.
Quid, alors, du bilan de mon expérience ?
Il est globalement très positif.
Le principe du MOOC en général me séduit, à quelques détails
techniques près dont je reparlerai.
J'ai été assez scolaire, ce qui n'est pas surprenant. Les
cours et QCM de la semaine étaient mis en ligne chaque lundi matin. En général,
j'avais le temps de les écouter en entier et de répondre aux QCM le jour-même,
pendant les tétées du bébé.
J'ai rendu 3 des devoirs à faire, ce qui était le minimum
exigé pour obtenir la certification. J'en aurais bien rendu davantage, mais les
deux devoirs proposés pour la dernière semaine ne m'inspiraient guère, pour des
raisons très différentes l'un de l'autre, d'ailleurs.
J'ai aimé la variété des cours et des intervenants, la
qualité des vidéos, la plupart des sujets de devoirs.
J'ai aimé aussi, compte tenu du sujet du cours, qu'il soit
précédé par un petit ARG (retrouver l'intervenante enlevée par MAD).
J'ai apprécié et admiré la grande réactivité de l'équipe du
MOOC, tant sur Twitter que sur le forum.
J'avais même la chance d'avoir des camarades d'amphi pas
seulement virtuels, en la personne de Dante et de
MetalMidinette. Comme je n'avais pas le temps de passer du
temps sur le forum (et encore moins sur Skype, avec mes horaires à la noix de
jeune maman), c'était appréciable.
La création d'une communauté d'apprenants est un des points
positifs des MOOCs, même si je n'ai guère pu en profiter.
Petits bémols
Ils sont essentiellement techniques, et donc dus à la
plateforme FUN, non à l'organisation de ce MOOC particulier.
- Aucun système de remise de devoirs n'étant prévu, il a fallu passer par un forum, des formulaires Google et autres, ce qui a généré une multitude de problèmes (notamment le fait qu'un forum ne permet aucune mise en page).
- J'aurais apprécié que les cours vidéos soient redoublés d'une version texte. Plus pratique pour les gens à mémoire visuelle, mais également plus pratiques quand on est forcé d'interrompre sa lecture ou de revenir au cours pour y chercher une information précise. Dans une vidéo non chapitrée, la seule solution est de la réécouter en entier. Ces textes ont été réalisés et partagés par des étudiants, ce qui est louable (partage des ressources, tout ça), mais ce n'est pas la même chose.
- J'aurais aimé qu'existe une possibilité d'aspirer l'ensemble des ressources sur notre disque dur, à la fois pour pouvoir les consulter hors ligne et pour pouvoir les conserver et y revenir après la fin du cours.
Sur le contenu... J'ai sans doute moins appris que d'autres
: la culture geek m'est familière, ainsi que les bases de narration - mais les
cours restaient clairs et intéressants, et m'ont appris des choses, par exemple
sur l'analyse de bande dessinée ou sur la conception d'ARG.
Le principe même du MOOC rend de toute façon impossible l'homogénéité
du public. Le cours sera forcément "trop facile" pour certains et
"trop difficile" pour d'autres. Celui-ci se tirait plutôt bien de cet
écueil.
Les documents complémentaires proposés pour aller plus loin
auraient pu être plus fouillés, par exemple plus de vrais articles
universitaires.
La question de l'évaluation
Attention, ce n'est pas un bémol, mais une réflexion ! La
question de l'évaluation des MOOCs est passionnante et mérite à mon avis que
des universitaires s'y intéressent (j'en ai d'ailleurs parlé à un ami maître de
conf. en Sciences de l'Education :))
Il est évidemment impossible de demander à un enseignant
d'évaluer des milliers de copies chaque semaine. (Qu'on ait demandé à Mélanie
Bourdaa d'évaluer 700 copies me laisse sans voix, d'ailleurs, mais passons).
Il n'y a que deux alternatives :
Se limiter à des QCM, ce qui est très réducteur. Je suis
partiale, je n'aime pas les QCM. Je trouve qu'ils favorisent l'absence de
nuance, voire l'absence de réflexion. Les problèmes rencontrés par les
étudiants avec les QCM de la semaine 2 allaient dans ce sens. Les autres
étaient très bien conçus, mais voilà, ce n'est ni très intéressant ni très
formateur.
Proposer une évaluation par les pairs pour les activités
d'analyse et de création. Et là, on entre dans quelque chose de très
intéressant à étudier, comme l'ont montré les diverses réactions sur le forum,
en particulier au début du MOOC. Mise en question de la légitimité des
évaluateurs (tant de la part des évaluateurs que des évalués), mise en question
du barème (et en particulier de la présence de l'orthographe dans ce barème :
ont resurgi des plaintes, fréquentes sur Internet, contre les grammar nazis),
sont quelques-uns des problèmes qui ont été soulevés. La visibilité par tous
des notes et commentaires sur le forum à sans doute aggravé la situation.
Moi-même ne me sentais pas pleinement légitime pour évaluer
(alors que j'ai l'habitude de cet exercice) : ambiguïté de la posture
d'evalué/évaluateur, échantillon trop restreint pour permettre une vraie
justesse (3 copies), connaissance inégale des objets à évaluer (par exemple une
série télé inconnue)...
Les réactions de l'équipe du MOOC ont été diverses : demande
d'une deuxième évaluation par l'enseignante (no comment, cf. Plus haut), appels
répétés à une évaluation généreuse et formative (mais une note était tout de
même demandée), disparition de l'orthographe dans les barèmes des derniers
devoirs...
Pas de solution évidente à ces questions, mais c'est à mon
sens un sujet d'étude intéressant et nécessaire à mener.
Et maintenant ? Que du positif !
- J'ai envie de suivre d'autres MOOCs
- Ou même de participer à un tel enseignement
- J'ai envie de faire du transmedia
- A la fois comme créatrice (je pensais, et continue de penser, que c'est une piste passionnante pour l'évolution de la littérature) (voir aussi Transmedia, de la rébellion à la récupération
- Et comme enseignante : je proposerai sûrement des extensions transmedia à réaliser comme compte-rendus de lecture cursive à mes lycéens, et à plus long terme je rêve de concevoir des serious games (ARG ou autres) pour accompagner l'enseignement des lettres au lycée.
Oh, et est-ce que je crois à l'avenir des MOOCs ?
Oui.
Pas comme formation initiale, mais comme formation continue,
vraiment. A condition que soient réfléchies les questions soulevées plus hauts,
certes, mais c'est un outil superbe pour la diffusion des savoirs à des publics
qui en dont socialement ou géographiquement exclus.
Et à une plus petite échelle, je pense que c'est une
solution idéale pour la formation continue des enseignants. Cela permettrait une
offre nationale donc large, cela économiserait les frais de déplacement et de
remplacement des enseignants, et le public relativement homogène simplifierait
les choses. C'est ce qu'il faut faire. Sérieusement. Absolument.
jeudi 27 février 2014
A-Politique ?
Dans ma commune, comme dans de nombreuses petites communes, les listes ne sont pas toujours affiliées à des partis.
Une liste d'opposition contre le maire sortant se monte. C'est une liste apolitique, nous explique-t-on pour recruter. Peu importe votre tendance, inscrivez-vous, nous ne travaillons que pour l'intérêt de la commune, nous sommes apolitiques.
Bien sûr ils ne le sont pas, il n'est que de lire le fil Twitter du candidat en tête de liste pour le vérifier. Mais ce n'est pas mon propos ici. Je n'entre pas dans la campagne, ni dans des querelles personnelles.
Non, mon propos ici est de dire que cet argument est le pire possible pour me recruter, moi.
Je ne suis pas apolitique. Je ne veux pas d'une liste apolitique. Au contraire. Je veux être dans le politique, le plus possible dans le politique, je crois que c'est notre seule chance.
Je crois que nous sommes des animaux politiques, que c'est la seule chose qui nous sépare de la barbarie, en ce sens je suis en plein dans l'héritage grec.
Le politique, c'est la polis, la vie de la cité, le vivre-ensemble. Comment un candidat aux municipales peut-il se dire apolitique quand c'est l'antithèse même de ce mandat ?
Le politique, c'est la vision à long terme. C'est la construction d'un monde. C'est le rêve.
Le politique c'est notre seule chance d'échapper au tout-économique, de rappeler qu'il y a des visions et des valeurs qui transcendent les contraintes matérielles et financières, qui les dépassent, qui doivent primer sur elles.
Le politique c'est ce qui nous polit, ce n'est pas seulement un jeu de mots, c'est ce qui fait que nous continuons à nous parler plutôt que de nous frapper, c'est ce qui fait que nous nous efforçons d'arranger les choses, jour après jour, de corriger ce qui fait mal.
Je ne suis pas apolitique.
Je ne veux pas moins de politique.
J'en veux plus.
Une liste d'opposition contre le maire sortant se monte. C'est une liste apolitique, nous explique-t-on pour recruter. Peu importe votre tendance, inscrivez-vous, nous ne travaillons que pour l'intérêt de la commune, nous sommes apolitiques.
Bien sûr ils ne le sont pas, il n'est que de lire le fil Twitter du candidat en tête de liste pour le vérifier. Mais ce n'est pas mon propos ici. Je n'entre pas dans la campagne, ni dans des querelles personnelles.
Non, mon propos ici est de dire que cet argument est le pire possible pour me recruter, moi.
Je ne suis pas apolitique. Je ne veux pas d'une liste apolitique. Au contraire. Je veux être dans le politique, le plus possible dans le politique, je crois que c'est notre seule chance.
Je crois que nous sommes des animaux politiques, que c'est la seule chose qui nous sépare de la barbarie, en ce sens je suis en plein dans l'héritage grec.
Le politique, c'est la polis, la vie de la cité, le vivre-ensemble. Comment un candidat aux municipales peut-il se dire apolitique quand c'est l'antithèse même de ce mandat ?
Le politique, c'est la vision à long terme. C'est la construction d'un monde. C'est le rêve.
Le politique c'est notre seule chance d'échapper au tout-économique, de rappeler qu'il y a des visions et des valeurs qui transcendent les contraintes matérielles et financières, qui les dépassent, qui doivent primer sur elles.
Le politique c'est ce qui nous polit, ce n'est pas seulement un jeu de mots, c'est ce qui fait que nous continuons à nous parler plutôt que de nous frapper, c'est ce qui fait que nous nous efforçons d'arranger les choses, jour après jour, de corriger ce qui fait mal.
Je ne suis pas apolitique.
Je ne veux pas moins de politique.
J'en veux plus.
jeudi 20 février 2014
Cassandre
Je suis triste. J'ai peur, aussi, d'une certaine façon. La peur des parents, viscérale, paradoxale et sans la moindre originalité. Peur pour mes fils et le monde dans lequel ils vont grandir.
Nous avons tellement de chance, je l'ai dit souvent. Nous vivons en un lieu, en un temps où il fait bon vivre. En un lieu, en un temps de paix.
Mais je ne peux plus écrire : en un lieu, en un temps de progrès.
Je n'en suis plus sûre.
Je crains même le contraire.
Nous vivons dans un temps où les gens ont peur et se replient.
Où ils veulent chasser l'Autre, l'Etranger.
Où ils veulent revenir en arrière, vers un monde qui leur apparaît plus rassurant, travail famille patrie.
Où ils ont peur de tout, non seulement des étrangers mais des femmes et de leur ventre, des femmes et de leurs choix, des homosexuels, de l'Europe, des intellectuels, et même des enseignants.
Ils ont peur de tout ce en quoi je crois.
Ils veulent voter (et parfois le font) pour repousser les étrangers hors des frontières, pour interdire l'avortement. On leur dit des énormités incroyables (enseigner la masturbation à la maternelle, sérieusement !) et ils le croient.
Je ne les méprise pas de le croire. J'en suis effarée.
Ils le croient parce qu'ils ont peur, parce qu'ils se replient sur ces facettes de leurs identités qu'ils imaginent menacées (les identités meurtries et meurtrières, on n'en sort pas).
Ils le croient parce qu'ils n'ont pas les codes pour savoir ce qui est possible ou pas, ce qui se fait vraiment dans les écoles, pas les codes pour savoir qu'on les utilise et qu'on leur ment, parce que ce sont toujours aux faibles qu'on s'en prend, et que cela ulcère toutes mes tripes d'enseignante.
J'en suis effarée et triste et furieuse, et je ne peux rien faire. Je peux dire et écrire tant que je veux, ils ne m'entendront pas ni ne me liront, et si par hasard ils le faisaient, cela ne servirait à rien.
A leurs yeux, je suis au service de l'Ennemi. Je suis une de ces intellectuelles privilégiées, fonctionnaire de l'Éducation Nationale, électrice de gauche. Ils ne me croiront pas.
Et soudain voilà que je suis Cassandre.
Je suis Cassandre.
Je dis : c'est ce qui fait que la Suisse est magique, que la France est lumineuse, que l'Europe est merveilleuse, la multiplicité des gens qui la fondent, la Babel de ses langues, la mosaïque de ses cultures.
Je dis : c'est ce qui fait que demain peut être plus beau encore, malgré les difficultés économiques, ce sont des progrès qui ne coûtent rien, les progrès du cœur, les progrès humains, tendre la main à ceux qui sont différents et voir enfin qu'ils sont nos frères.
Je dis : je suis comme vous, comme vous, j'ai deux fils, ils sont tout petits encore mais je veux qu'ils soient libres de rêver et de cuisiner plutôt que de jouer au foot s'ils en ont envie, et je veux qu'ils respectent les filles comme leurs égales en tout et ne les voient pas comme des Demoiselles en Détresse, et je veux qu'ils puissent envoyer une carte de Saint Valentin à leur meilleur copain si ça leur fait plaisir, pourquoi pas, quelle différence y a-t-il entre amour et amitié quand on a trois ans ?
Et je dis : c'est cela qu'il faut faire, construire un rêve, voir loin, recommencer à vivre ensemble, agir où on le peut, où le politique et l'humain continuent de transcender l'économique. Aimer. Construire. Enseigner. Partir vers les étoiles.
Mais je suis Cassandre.
Ils ne m'entendent pas, et ils ont peur.
Et la France, la Suisse, l'Europe, se referment comme un poing. Et les poings fermés ne servent qu'à une chose : à frapper.
Il me reste à continuer, bien sûr. A faire ce que je peux, chaque jour, en maman, en femme, en enseignante, pour que les poings se rouvrent, et que les miens ne se ferment jamais. Et me dire que je devrais faire plus. Qu'il faudra bien, un jour ou l'autre, que je fasse plus, que je m'engage sinon pour de vrai (car ils sont très vrais, ces petits engagements quotidiens) disons "pour de grand". Puisse un parti porter mes rêves.
Nous avons tellement de chance, je l'ai dit souvent. Nous vivons en un lieu, en un temps où il fait bon vivre. En un lieu, en un temps de paix.
Mais je ne peux plus écrire : en un lieu, en un temps de progrès.
Je n'en suis plus sûre.
Je crains même le contraire.
Nous vivons dans un temps où les gens ont peur et se replient.
Où ils veulent chasser l'Autre, l'Etranger.
Où ils veulent revenir en arrière, vers un monde qui leur apparaît plus rassurant, travail famille patrie.
Où ils ont peur de tout, non seulement des étrangers mais des femmes et de leur ventre, des femmes et de leurs choix, des homosexuels, de l'Europe, des intellectuels, et même des enseignants.
Ils ont peur de tout ce en quoi je crois.
Ils veulent voter (et parfois le font) pour repousser les étrangers hors des frontières, pour interdire l'avortement. On leur dit des énormités incroyables (enseigner la masturbation à la maternelle, sérieusement !) et ils le croient.
Je ne les méprise pas de le croire. J'en suis effarée.
Ils le croient parce qu'ils ont peur, parce qu'ils se replient sur ces facettes de leurs identités qu'ils imaginent menacées (les identités meurtries et meurtrières, on n'en sort pas).
Ils le croient parce qu'ils n'ont pas les codes pour savoir ce qui est possible ou pas, ce qui se fait vraiment dans les écoles, pas les codes pour savoir qu'on les utilise et qu'on leur ment, parce que ce sont toujours aux faibles qu'on s'en prend, et que cela ulcère toutes mes tripes d'enseignante.
J'en suis effarée et triste et furieuse, et je ne peux rien faire. Je peux dire et écrire tant que je veux, ils ne m'entendront pas ni ne me liront, et si par hasard ils le faisaient, cela ne servirait à rien.
A leurs yeux, je suis au service de l'Ennemi. Je suis une de ces intellectuelles privilégiées, fonctionnaire de l'Éducation Nationale, électrice de gauche. Ils ne me croiront pas.
Et soudain voilà que je suis Cassandre.
Je suis Cassandre.
Je dis : c'est ce qui fait que la Suisse est magique, que la France est lumineuse, que l'Europe est merveilleuse, la multiplicité des gens qui la fondent, la Babel de ses langues, la mosaïque de ses cultures.
Je dis : c'est ce qui fait que demain peut être plus beau encore, malgré les difficultés économiques, ce sont des progrès qui ne coûtent rien, les progrès du cœur, les progrès humains, tendre la main à ceux qui sont différents et voir enfin qu'ils sont nos frères.
Je dis : je suis comme vous, comme vous, j'ai deux fils, ils sont tout petits encore mais je veux qu'ils soient libres de rêver et de cuisiner plutôt que de jouer au foot s'ils en ont envie, et je veux qu'ils respectent les filles comme leurs égales en tout et ne les voient pas comme des Demoiselles en Détresse, et je veux qu'ils puissent envoyer une carte de Saint Valentin à leur meilleur copain si ça leur fait plaisir, pourquoi pas, quelle différence y a-t-il entre amour et amitié quand on a trois ans ?
Et je dis : c'est cela qu'il faut faire, construire un rêve, voir loin, recommencer à vivre ensemble, agir où on le peut, où le politique et l'humain continuent de transcender l'économique. Aimer. Construire. Enseigner. Partir vers les étoiles.
Mais je suis Cassandre.
Ils ne m'entendent pas, et ils ont peur.
Et la France, la Suisse, l'Europe, se referment comme un poing. Et les poings fermés ne servent qu'à une chose : à frapper.
Il me reste à continuer, bien sûr. A faire ce que je peux, chaque jour, en maman, en femme, en enseignante, pour que les poings se rouvrent, et que les miens ne se ferment jamais. Et me dire que je devrais faire plus. Qu'il faudra bien, un jour ou l'autre, que je fasse plus, que je m'engage sinon pour de vrai (car ils sont très vrais, ces petits engagements quotidiens) disons "pour de grand". Puisse un parti porter mes rêves.
lundi 10 février 2014
Le Pacte des Rêves
Berne, 09.02.2014 -
Les citoyens suisses ont accepté l’initiative populaire "contre
l’immigration de masse"
« Moi je crois... à l'imagination dorée des Celtes, à
l'imagination luxuriante des Tropiques... à celle du vaudou aussi — mais j'ai
des doutes quant à l'imagination suisse. »
Hugo Pratt, Corto Maltese, Les Helvétiques
Il y a des années que j’ai découvert le secret de la Suisse.
Je n’y ai pas grand mérite. Je n’ai pas affronté pour cela d’innombrables
épreuves, pas accompli de longues quêtes initiatiques.
C’était un peu par hasard, certainement, comme tout ce que
l’on découvre. Et puis j’ai toujours pu parler amicalement avec les Rêves et
leur Seigneur.
Avant cela, j'étais comme Corto. Comme tout le monde. La
Suisse n'avait rien à voir avec l'imagination. C’était un pays de fromages sans
trous, de chocolat avec trop de lait, de pommes sur la tête, de banques, et de
soldats qui restent à la maison ou montent la garde à la porte du Pape.
Seulement voilà, Hugo Pratt a choisi de vivre en Suisse. Et
Rousseau était Suisse. Et Cendrars aussi, et Nicolas Bouvier. Ou oublie tout
ça. On les croit Français.
Est-ce qu'on se tromperait alors ? Est-ce que tout le monde
se tromperait ? Qu'y a-t-il donc de si spécial en Suisse ? ai-je demandé une
nuit à Morphée.
J’étais blottie dans un rêve alpin, sur un lit d'enfant à
montants de cuivre, posé sur un chemin de montagne, avec vue sur la vallée — et
il a souri :
« Mais la Suisse est un rêve.
— Tu plaisantes, là.
— La Suisse est un rêve, vraiment. Elle est née dans les
Rêves. Et le pacte entre elle et mon royaume n'a jamais été rompu. »
Je l'ai regardé sans oser le croire. Il s'est installé plus
confortablement sur le bord de mon lit, pour m'expliquer.
« Comment crois-tu qu'elle aurait pu naître, sinon ?
Et survivre ? Allons, une absurde confédération de cantons, à l'ère des Empires
médiévaux ? Pile au carrefour des plus rudes belligérants d'Europe ? Des
cantons qui ne parlent pas la même langue, ne s'agenouillent pas dans les mêmes
temples ? Qui se toquent de démocratie directe mais engrangent les réserves
d'or les plus célèbres de la planète ? Ça te semble réel ? Ça te semble pouvoir être autre chose qu'un rêve ?
— Oh, Dieu, dis-je. Alors c'est pour cela qu'on raconte que
le Graal, et Fafnir et les Nibelungen, ont séjourné en Suisse. Dans les Rêves, en
fait. Et pour cela que tant de rêves y sont nés, aussi.
— Tout à fait. La Réforme. Le mouvement Dada. La Société des
Nations. Il y a même une ville de Sion, en Suisse.
— Et Hugo Pratt le savait, bien sûr, c'est pour ça qu'il
s'est installé ici, et que la pension des Helvétiques
s'appelle Pension Morphée, rêves garantis.
— Les écrivains le devinent, oui. Ils ont toujours eu un
accès privilégié au Rêve.
— Et ils ne sont pas les seuls, n’est-ce pas ? Sissi
vient y mourir en connaissance de cause, pour vivre à jamais dans les Rêves.
Borges non plus ne s'y est pas trompé, lui qui connaissait mieux que quiconque
les labyrinthes du rêve et de la réalité, de la vérité et de la fiction.
— C’est pour cela aussi que les Suisses ont toujours
accueilli les Rêveurs, cela faisait partie du Pacte. Les accueillir et les
laisser partir. Les rêveurs de Dieu, les huguenots. Les rêveurs politiques
comme Lénine. Les rêveurs littéraires, Hermann Hesse, Thomas Mann et les
autres. »
Je suis restée silencieuse un moment, appréciant la portée
de cette découverte, tout ce qu’elle me permettait de comprendre, de la Suisse
sauvegardée pendant les Grandes Guerres jusqu’à mon propre amour pour ce pays.
« Et il en sera toujours ainsi, sourit Morphée. La
Suisse s'est bâtie dans le Rêve, elle lui reste liée. C'est un des secrets les
mieux gardés d'Europe. »
C’était il y a des années. Je n’y pensais plus vraiment. La
Suisse est devenue — a toujours été, peut-être — un rêve familier où l’on
s’endort sans y penser.
Mais la nuit dernière, je n’arrivais pas à trouver le
sommeil.
Quand finalement je me suis retrouvée auprès de Morphée,
nous étions au sommet d’une haute tour, loin de la vallée alpestre, et son
visage était sombre.
Je n’ai pas osé lui poser la question. Pas tout de suite,
pas trop violemment. A la place, j’ai demandé :
« Je comprends bien quel est le rôle des cités
cosmopolites dans le Rêve, de Genève, de Bâle, de Zurich… Mais les cantons du
centre, les montagnes, ou même le Tessin… c’est pourtant dans de tels cantons
qu’est né le Rêve. Quel est leur rôle ? »
Il a détaché son regard, péniblement, de la vallée engloutie
par la nuit.
« Les Rêveurs qui se rassemblent en Suisse viennent y
trouver un asile. Un havre. A quoi ressemble un tel havre, dans les
Rêves ? »
Mes propres rêves sont un peu particulier, à ce sujet, mais
bien sûr il a raison. Un asile, un havre, un Heimat, un homeland, c’est
bien cela : une vallée verdoyante, protégée par des montagnes, des chalets
de bois, des feux de cheminée, de vieilles traditions, toute cette imagerie de Heidi dont nous rions, parce qu’elle est
devenue caricaturale, mais dont le rôle est crucial. C’est parce que ces
endroits existent que la Suisse peut jouer son rôle dans le Pacte des Rêves. Un
asile se conçoit juridiquement, certes, mais avant tout symboliquement. La
Suisse doit ressembler à un Havre
pour en être un.
Et il faut bien que j’en vienne au sujet, à la cause de mon
insomnie, une insomnie si grave qu’elle atteint le Seigneur du Sommeil en
personne.
« Que se passe-t-il alors s’ils oublient ? S’ils
cessent de préserver cet équilibre surnaturel entre conformisme et modernité,
entre ouverture et repli ? Que se passe-t-il s’ils cessent d’accueillir
les Rêveurs en exil ? Si le Pacte est rompu, finalement ? »
Morphée me regarde. Il est triste comme le monde peut
l’être, d’une tristesse de pierres et de montagnes, et en même temps d’une
tristesse de mère. S’il était un autre, il pleurerait.
Il ne pleure pas mais ses yeux sont plus sombres que jamais
et il dit :
« Alors les Suisses se réveillent. Le rêve est
fini. »
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