dimanche 8 mars 2009

LES MAITRES MEURENT AUSSI (et même les presque-maîtres, les maîtres-possibles, les non-maîtres)

Vendredi dernier, je parlais de Bruno Etienne à des amis. Cela m'arrive de temps en temps. Soudain, l'un d'eux s'exclame: "Mais il est mort ! Il vient de mourir, je crois."
J'ai quitté la table pour me précipiter sur la Toile.
Vendredi dernier, je parlais de Bruno Etienne à des amis. C'était le jour de son enterrement. Je ne le savais pas.

Mais les maîtres meurent, bien sûr. S'ils y manquaient, il nous faudrait les assassiner — au moins symboliquement.
Bruno Etienne n'a pas été mon maître. Je me suis éloignée trop vite. Et j'étais trop indépendante, je ne cherchais pas vraiment de maître, même à dix-huit ans. Mais de tous mes professeurs, il fut ce qui s'en rapproche le plus. Le seul qui aurait pu devenir un maître, sur un autre chemin possible. Il n'y a pas tant de professeurs dont on parle encore, après tant d'années.

Voilà que l'affreux exercice imposé de l'hommage funèbre s'impose à moi, se presse, s'exige. Nécessité.
Je le détourne en deux images, deux souvenirs, l'un réel, l'autre inventé. Deux facettes et deux possibles.


Examens de fin de première année à l'IEP d'Aix-en-Provence. L'oral qui nous terrifie le plus est celui de Bruno Etienne. Il n'y a pas de cours à apprendre : son heure hebdomadaire d'initiation à la science politique avait le contenu mouvant d'une digression sans cesse renouvelée. Stimulante intellectuellement, mais qu'il serait absurde et impossible de reproduire. Elle ne se reproduisait pas elle-même, d'une semaine sur l'autre, d'une année sur l'autre. Elle rebondissait sur tous les prétextes, de l'actualité ou de la réminiscence personnelle.
Et puis l'homme était impressionnant. Imposant, provocateur, impitoyable.
"Parlez-moi de ce que vous voudrez, avait-il annoncé. Mais intéressez-moi."

Je me tenais sur le palier de son bureau. Des élèves sortaient, plus ou moins blêmes. Plutôt plus.
C'est mon tour.
Il me fait signe de m'asseoir. J'ai décidé de lui parler de Lilith. Il l'a mentionnée un jour incidemment, et cela me permettra de parler mythes, genèses, rapports entre les sexes. Et puis Lilith m'intéresse. La preuve : d'elle aussi je parle toujours, après tant d'années.
Bruno Etienne sourit : "Pas de chance, j'ai une étudiante qui écrit un mémoire sur elle. Mais allez-y." Je déglutis.
Le téléphone sonne sur son bureau."Excusez-moi" et il décroche.
Je ne sais plus combien de temps l'oral était censé durer. Je ne sais plus ce que j'ai dit, finalement, ni si j'ai réussi à parler de Lilith. Pendant ce temps, le téléphone a sonné deux ou trois fois, et il a même dû s'absenter, me laissant seule dans le bureau.
J'ai regardé autour de moi. Longtemps. Ses livres. L'aquarelle du jeune marin devant les pyramides, sortie de La Jeunesse de Corto. Cela je m'en souviens : nous avons parlé de Corto Maltese. Un jour, il avait raconté en amphi qu'il avait tué un homme avec Hugo Pratt, quelque part en Amérique du Sud. Je n'ai jamais su si c'était vrai. Je n'ai jamais cherché à le savoir. Ca n'a pas vraiment d'importance.
Je me souviens de la fin, bien sûr.
Quand je me suis levée pour partir, il s'est levé aussi et m'a tendu la main. Je l'ai serrée. J'ai hésité un peu, mais c'était le genre de choses qu'on pouvait attendre de Bruno Etienne.
Il m'a regardée dans les yeux et m'a dit : "Au-revoir. Vous avez un beau karma."

Et quand j'ai déclaré à un autre élève que la poignée de mains m'avait un peu surprise, on m'a regardée avec des yeux ronds. Apparemment, il ne serrait pas les mains de tous les élèves.

Ce n'était pas le souvenir inventé. Mais cela y ressemble, n'est-ce pas ?


Un ou deux ans plus tard, pour échapper à l'ennui de certains cours, mon amie Valérie et moi nous sommes lancées dans un série de parodies : Les Aventures de Jean Bon, l'espion-charcutier. OSS 117 avant la lettre. Nous composions des synopsis joyeusement foutraques, mêlant James Bond à nos condisciples de l'IEP, et même à quelques professeurs.
J'ai oublié toutes ces parodies, sauf une : L'Homme à la Gamelle d'Or.
On y retrouvait, excusez du peu, le président Edouard-Pôle des Chamelles qui partageait avec Paul Deschanel certains loisirs insolites, comme l'escalade des arbres du parc de l'Elysée — un émule de Gilles de Rais — un père de Fauculd SM qui hésitait entre le révérend de Foucauld et Michel Foucault — Yasser Arafat et Omar Sharif — les Spice Girls — et, encore, Lilith.
La parodie ne s'arrêtait pas à James Bond, mais y mêlait Indiana Jones et la Dernière Croisade ainsi que Starwars. Sean Connery en personne jouait Jean Bon Sr.
Et Bruno Etienne, alors ?
Il y apparaît pour la première fois sur une photographie : un "vieux type de haute taille", un bras passé autour des épaules de Sean Connery. Et sa disciple parle souvent de lui.
Car il n'est plus. Et je joue moi-même le rôle de la disciple, qui s'efforce de terminer l’essai anthropologique commencé par son regretté maître sur le Caché et le Visible dans les mœurs des Arabes. Bruno Etienne était islamologue, entre autres. Et il admirait Richard Francis Burton. Il aurait aimé mener sa vie, nous a-t-il dit un jour.
On le cite. Il avait le sens de la formule. "“ Un chef d’Etat est un terroriste qui a réussi.” rappellent, amusés, ses vieux amis, en plein désert jordanien.
Il rêvait de s'emparer de la Gamelle d'Or, d'éveiller les consciences politiques, de permettre au Proche-Orient d'entrer dans une ère nouvelle.
Et il apparaissait finalement sous la forme d'un fantôme, et le nom — pardonnez moi — de Ben Etienne Kenobi.
Mais c'était sa disciple qui lui rappelait que "Personne par la guerre ne devient grand."

Et cette histoire, bien sûr, est entièrement fausse, parodique, délirante, réductrice.

Mais je souris, car il aurait pu être mon maître.
Je ne sais pas si j'ai un beau karma, ni s'il en avait un.
Et cela n'a, finalement, aucune importance.

3 commentaires:

Alba a dit…

Pour ceux qui ne le connaissent pas, ou pour ceux qui s'offensent de cet article si peu sérieux :
http://www.world-religion-watch.org/index.php?option=com_content&view=article&id=233:bruno-etienne-1937-2009-the-death-of-a-colossus&catid=81:tribute-bruno-etienne&Itemid=97

Anonyme a dit…

Le départ de l'intelligence vive, des "hommes de bien" est terrible.
Baisers ma Breda.

PS : pour le karma, je ne sais pas. Pour l'âme oui...

Alba a dit…

et un autre bel article ici :
http://www.rue89.com/marseille/2009/03/09/bruno-etienne-de-la-grenade-entrouverte-a-la-grenade-degoupillee