Fidèle à ma propre tradition, j'ai traité ce matin le sujet d'invention des S-ES en même temps qu'eux, depuis mon couloir…
« Les fleurs sont elles utiles ? »
avaient écrit des activistes en grandes
lettres colorées,
et ils avaient entouré leurs panneaux de roses et de lis, de fragiles orchidées dans leurs pots, toutes
condamnées
par un verdict d'inutilité frappé aux armes de la République et de la Critique Officielle.
Paul E. avait dû traverser leurs rangs pour entrer dans le bâtiment, assailli par leurs huées. « Si la poésie doit avoir pour but la vérité pratique, criaient-ils, c'est
dans une usine que vous devriez être, pas à la radio. » Et en un sens ils avaient raison, bien sûr. À présent il ne les entendait
presque plus, le studio était bien insonorisé, mais il regardait les fleurs par la fenêtre, et leurs couleurs. Les
couleurs sont-elles utiles ? Sont-elles autre chose que des signes de
reconnaissance ?
« … savoir si le poète est Prométhée ou Orphée, disait-la journaliste. S’il est Prométhée, le Titan voleur de feu,
alors il se met au service du bonheur de l’humanité, dût-il en payer le prix. S’il est Orphée, il ne se soucie pas du sort
des hommes et sa seule action dans le monde extérieur se solde par un tragique
échec. Lui aussi est condamné, mais aucun Héraclès ne viendra le sauver, pas
plus qu’il n’a sauvé Eurydice… »
Paul ne l’écoutait pas vraiment, jusqu’à ce qu’elle le rappelle poliment à l'ordre : « Monsieur E. ?
- Je sais bien que j'ai le mauvais rôle, dit-il. Le rôle terre à terre et mercantile, profane
et méprisable,
du défenseur
de l'utilité. Les
fleurs sont-elles utiles, demandent ces gens avec la même vieille métaphore que Baudelaire et
Gautier, les mêmes
vieilles couleurs. Et nous comprenons bien l'implicite : la beauté ne suffit-elle pas ? Pourquoi
lui demander d'être
utile ? La rose n'est-elle pas d'autant plus sublime qu'elle est fragile, éphémère, fuyante et vaine comme la
beauté des
jeunes filles célébrées par Ronsard ? Je vous répondrai que non. Que les
fleurs sont fécondes,
qu'elles sont des fruits en devenir, du miel en devenir, que la nourriture
qu'elles vous offrent n'est pas seulement spirituelle. Et il en va de même pour la poésie. »
Pendant cette longue tirade, Benjamin P. n'avait jamais
perdu son sourire goguenard. Il se retourna vers la journaliste comme pour lui
demander la parole, puis fit face à Paul.
"Pourquoi alors est-ce les Amours de Ronsard que vous citez plutôt que ses textes engagés, plutôt que le Discours des misères
de ce temps ?
Ces fruits dont vous parlez sont simplement ceux de la renommée, la postérité dont rêvent tous les poètes et qui couronnent les meilleurs.
Couronne-t-elle les plus utiles ? Vous venez de nous prouver que non.
- Est-ce à un exercice comptable que vous m'inviter, vous, le pur
esprit ? rétorqua
Paul avec humeur. Dois-je, pour vous répondre, compter tous les textes de poésie critique, de poésie engagée, qui sont restées dans les mémoires ? Je le peux, nous le
pouvons tous deux, faisons cet exercice puisque vous le voulez. Vous
m'accorderez Neruda et Machado pleurant l'Espagne déchirée par la guerre civile. Nous
pouvons compter aussi les mots de Hugo dénonçant la traîtrise et la médiocrité de "Napoléon le Petit", dénonçant l'horreur des enfants au travail dévorés par les machines d'usine.
Nous pouvons compter les mots plus modernes de Césaire et de Senghor dénonçant l'esclavage et la colonie,
les plaies de l’Afrique
humiliée,
les tirailleurs sénégalais trahis. Comptons même, si vous le voulez, le
nombre de tracts lâchés sur la France occupée avec le texte de "Liberté"...
- Et je vous répondrai, en effet, avec mille autres textes, je vous répondrai ce que je vous ai répondu déjà autrefois, à la fin de la guerre. Ce n'est
pas avec de bons sentiments qu'on fait de la bonne poésie. Ces fleurs dont tout à l'heure vous vantiez l'utilité avec un bel enthousiasme de
botaniste amateur, le sont-elles toujours si elles sont stériles, si elles ne produisent
ni fruit, ni miel, ni doux parfum, si elles ont le goût amer et délétère des Fleurs du Mal ou des
Chants de Maldoror ? Et quoi que vous disiez, si nous glorifions avec
patriotisme le souvenir de Victor Hugo engagé, défenseur des misérables, pourfendeur des
tyrans, ce sont d'autres textes que nous relisons le soir et que nos lycéens savent par cœur. Ce sont Les Contemplations, pas Les Châtiments.
C'est
"Demain dès
l'aube", pas "Melancholia". Est-ce utile, "Demain dès l'aube" ? Quel sens
critique décryptez-vous
dans cette douleur-là ?
- Et c'est vous qui me reprochiez de défendre une poésie des bons sentiments ? Je répondrai cependant à ce piège auquel vous prétendez prendre nos auditeurs.
Oui, "Demain dès l'aube" est utile, en bien des sens. D'abord pour le
poète
lui même en
lui permettant d'accomplir ce travail de deuil...
- Vous annexeriez la poésie personnelle, la poésie lyrique, sous prétexte que comme exutoire elle
est utile à son
auteur ? À ce
compte, le débat
peut s'achever ici, car toute poésie, toute littérature, tout art, est utile au moins à son propre auteur...
- De grâce, laissez moi achever. Je ne fais qu'appliquer à la poésie le raisonnement que
Diderot appliquait à la sexualité. Voilà un rapprochement qui devrait vous plaire, qui devrait
plaire à tous
les survivants du surréalisme et aux hippies là dehors. Est-ce utile, la
sexualité ? Ou
ne l'est elle que dans la perspective de la reproduction ? Diderot est un homme
rationnel, un homme des Lumières. Il place certes la sexualité reproductrice au sommet de
l'utilité,
mais il déclare
que toutes les formes de sexualité sont plus utiles que la chasteté, y compris l'homosexualité, utile au moins à deux personnes, y compris la
masturbation, utile au moins à une...
- Êtes-vous en train de me dire que "Demain dès l'aube" est un poème masturbatoire ?
- Êtes-vous en train de réfléchir ou de susciter avec démagogie l'indignation des pères français ? "Demain dès l'aube" est plus qu'un
exutoire, évidemment.
C'est un poème de
deuil universel. Mais c'est aussi un poème d'éveil de l'esprit, par sa construction, par la brutalité de sa chute. Et c'est là sans doute la grande utilité de la poésie : elle suscite non pas
seulement la révolte
des classes mais celle des oreilles, elle est la grande provocatrice d'idées nouvelles, elle sonne le réveil permanent des cerveaux
humains, c'est la poésie que Rimbaud appelle de ses vœux dans la lettre du Voyant… En ce sens, le poète est toujours prométhéen.
- Vous avez le culot de citer Rimbaud à l'appui de vos thèses ? Vous allez me parler, à présent, du "Dormeur du
val" et me vanter encore la construction et la chute si brutale de ce
sonnet ?
- "Le Dormeur du val", pourquoi pas, ou
"L'enterrement" de Verlaine et sa provocation réjouissante et permanente. Non
pas seulement dans sa chute, puisque vous me soupçonnez de cette obsession, mais
dès son premier vers, "Je
ne sais rien de gai comme un enterrement" et son délicieux paradoxe en deux hémistiches, ou plus loin la métaphore de la terre comme
"édredon
du défunt"...
- Cette fois c'est vous qui empêchez de poursuivre. Vous citez
ces textes, disais-je, et prétendez sérieusement qu'ils soutiennent la comparaison avec les
grandes visions poétiques des Illuminations
ou d'Une Saison en enfer ? Vous
voulez nous faire admirer "L'enterrement" de Verlaine et sa
provocation potache plutôt que le spleen, lorsque "C'est bien la pire peine /
de ne savoir pourquoi / sans amour et sans haine / mon cœur à tant de peine". De ne savoir pourquoi, E., il ne le sait
pas, nous ne le savons pas, et c'est cela qui est beau, qui est sublime, qui
est important. C'est cela qui est poésie, vraie, grande poésie. Vous n'avez toujours pas répondu à cela, vous n'avez toujours
pas expliqué
comment il se fait que les poèmes vraiment beaux, vraiment novateurs, ne soient pas, ne
soient jamais les poèmes "utiles" !
- Je n'ai pas répondu parce que cette affirmation est fausse. Fausse, mon
vieil ami, vous le savez bien, c'est indigne de vous. Autrefois vous avez cité Aragon en exemple, et dit que
cet "Honneur des poètes" Résistants était un déshonneur en vérité, tant ils avaient trahi la poésie par leurs vers engagés de mirliton.
- Des vers, des vers à l'ancienne, E., de vieilles rimes médiévales, des hommages à Bertrand de Born, quelle régression, pour eux qui avaient
connu les expériences
surréalistes
!
- Vous ne pouvez disqualifier une poésie pour ses chois formels,
refuser d'envisager la beauté d'un texte au seul motif qu'il est écrit en vers réguliers. Cela n'est pas moins
sclérosant
que l'attitude des vieilles badernes du XIXe siècle que la prose horrifiait et
que moquait votre Rimbaud. Vous ne pouvez dire qu'un poème comme "C"
d'Aragon n'est pas innovant et passionnant, fût-il en vers, fût-il parsemé de références médiévales, fût-il engagé au service de "[sa]
France, ô [sa]
délaissée". Il l'est tout autant
au service de la poésie et du langage lui-même, dont il place une lettre
en titre, une simple lettre. Vous ne pouvez dire que les vers d'Aragon résistant ne touchent pas, ne
disent rien de plus universel que la circonstance de l'Occupation. "On
aura beau rendre la nuit plus noire, écrit-il, Un prisonnier peut faire une chanson. Limpidité, simplicité absolue de ces vers. Ne
disent-ils que l'engagement ? Ne disent-ils pas que l'utilité de la poésie est absolue, universelle,
qu'elle est celle qui libère et qui éclaire ?
- Vous endossiez tout à l'heure le rationalisme pratique des Lumières, et maintenant le
mysticisme du poète-guide
de Hugo ? Vous dites que la poésie est lumière, soit. Vous n'êtes pas le premier. Mais il y a maintes sortes de lumières. Il y a celle des
projecteurs que l'on braque parfois sur les humbles, pour révéler leurs souffrances. Cette
lumière là est utile. Je ne la crois pas
poétique.
Il y a celle que nous allumons le soir, qui nous permet de lire de gros livres
en petits caractères
jusqu'à
minuit, d'autant plus utile qu'elle est plus vive, plus blanche, plus neutre -
moins poétique.
Il y a celle du soleil, qui fait pousser vos fleurs et vos fruits - mais les poètes savent bien que leur lumière à eux est celle de la lune de
Musset. Une lumière
trop incertaine et trop fragile pour éclairer une maison ou réchauffer une planète. C'est la lumière de Philippe Jaccottet, par
exemple, celle qu'il "s'efforce à grand peine de rassembler" malgré le vent, malgré le temps. Et elle n'est pas
utile. Elle n'a pas besoin de l'être.
- Si, pourtant. Ce veilleur, humble et appauvri, celui de
Jaccottet, ce ver de terre, celui du "Lombric" de Roubaud, il est
utile. Sans lui, "la terre étoufferait sous les paroles mortes". Vos Parnassiens,
vos grands aristocrates de la poésie proclament qu'elle est inutile, qu'elle est un luxe,
qu'elle se suffit à elle-même : l'art pour l'art... Ils se drapent dans cet inutilité comme dans un suprême orgueil qui les sépare du monde vulgaire. Ils se
leurrent. Ils doivent le savoir comme vous le savez. Leur poésie aussi contribue à l'œuvre des veilleurs et des
lombrics, à
cette remise en question permanente du langage, et donc de la pensée, et donc du monde. Cocteau
le disait bien dans Le Rappel à l'ordre - Cocteau pourtant, ce dandy -
la poésie
n'est pas cette "dame voilée qui ne dit que des mensonges", elle est là pour dépoussiérer le monde et les mots, pour
rendre leur force et leur vie aux métaphores éculées, pour nous ouvrir les yeux enfin sur ce monde que sans
elle nous cesserions de regarder. »
Le silence retombe sur le studio, un rare et étrange silence radiophonique.
Benjamin P. Ne répond
pas. Ni la journaliste. Pourtant personne ne souhaitait ma victoire, pense
Paul, personne.
« Mais le silence ? demande soudain la journaliste.
- Le silence ? » Les deux hommes la regardent, sans comprendre.
« Si la sexualité, toute sexualité, est plus utile que la chasteté, et que la poésie, toute poésie, est plus utile que le
silence... »
Ils ne comprennent pas où elle veut en venir.
« Alors Rimbaud ? Que fait-on de son silence, à la fin ? Et le blanc, tout ce
blanc sur les pages de poésie, dont on ne cesse de nous rappeler l'importance ? Si le
silence est poésie,
doit-il être
utile aussi, ou faut-il tout recommencer ? »
« Il faut. Toujours. Cent
fois sur le métier...
Le silence poétique n’est pas muet, il n’est pas absence de chant. Rimbaud parle toujours : ne l’avons-nous pas cité dix fois aujourd’hui ? La tête tranchée d’Orphée parle toujours. Son
échec n’est pas un échec, nous nous leurrons depuis le début. Orphée est utile comme la poésie et comme les contes, qui
nous rappellent non seulement que les dragons existent, mais qu'ils peuvent être vaincus. »
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