lundi 24 juillet 2006

ARCHIVES AMOUREUSES (2) : DERNIÈRES PAGES DU JOURNAL D'ÉRIC D'AMBRE

Je commence à en avoir assez de penser à toi, salaud. Je ne vois pas comment je pourrais faire autrement. Il me semble que je n’ai jamais cessé de penser à toi. Comme je n’ai jamais cru à ta mort, d’ailleurs. Inutile de dire que j’étais bien placé pour ça. Je ne comprends pas que personne ne t’ait retrouvé avant Flora. Je connais les rouquins : ils ont dû estimer que la situation était idéale, puisque tu étais inoffensif et qu’ils se réservaient la possibilité de t’utiliser plus tard. Tu as toujours été trop coulant avec Bleys et Brand. Non, même pas coulant, seulement naïf. Tu t’imaginais qu’ils t’aimaient bien, et il fut un temps sans doute où c’était presque vrai. Etre allé te jeter dans les bras de Bleys à un pareil moment, tu avoueras que c’était vraiment stupide. Si vous aviez réussi, il n’aurait fait qu’une bouchée de toi, mon pauvre frère. Tu ne sauras pas que nous t’avons sauvé la vie. Oui — n’empêche que c’est moi que tu as maudit, et pas lui.
Comment ne pas te penser sans cesse ? Quand tu étais en prison déjà je sentais toujours ta présence, quelques centaines de pieds au-dessous de ma chambre. Je faisais des cauchemars la nuit. Je me demandais si tu n’étais pas devenu sorcier toi aussi. Je ne l’ai pas raconté aux autres : ils auraient parlé de remords et j’aurais été ridicule. Je sais maintenant. Ta malédiction m’environne de toutes parts, elle me suit comme une ombre, elle me suivrait dans n’importe quelle Ombre. Je ne sais pas où tu es exactement mais ça n’a pas d’importance. Tu es tout près. Tu ricanes dans mes miroirs. Tu finiras bien par m’avoir, salopard.
Je te comprends, Corwin, même si le contraire est faux. Mais je te comprends aussi de ne pas me comprendre. Et je te dispense de proclamer que je ne pourrai jamais concevoir tes siècles d’errance et d’amnésie, tes années de prison et de cécité. Je sais. Et les deux fois, c’était à cause de moi, n’est-ce pas ? Est-ce que j’aurai passé ma vie à essayer de t’enterrer vivant ? Vivant, Corwin, c’est ce que tu n’as pas compris. Je n’aurais pas pu te tuer. Toi, oui. Il y a en toi une rage que je n’ai jamais éprouvée. Je la sens. Tu as fait en sorte que je ne l’oublie jamais.
C’est idiot, Corwin. Il y a dans toute cette histoire quelque chose de démesurément stupide que je n’arrive pas tout à fait à cerner. Je vais essayer de dormir.


Julian me conseille d’aller faire un tour à Tir-na Nog’th. Absurde. La cité lunaire, matrice de Grayswandir, a toujours été de ton côté. Et je n’ai pas besoin d’elle pour voir ton fantôme, maudit frère. Ton fantôme marche dans mes pas depuis quelque chose comme quatre siècles. Peut-être un peu moins. Je n’ai pas besoin non plus d’aller chercher, d’aller comprendre. Je sais tout. Ce n’est pas une blague.
Ambre est attaquée. Tu n’en finiras pas de t’allier à Bleys contre moi, même sans le faire exprès. A Bleys contre toi-même aussi, que tu le veuilles ou non. D’ailleurs c’est presque la même chose : toi ou moi. J’aurais peut-être dû te le dire un jour ou l’autre. Trop tard. Nous avons largement dépassé le point de non-retour.
Tiens, je peux te deviner sans effort. Tu prépares une force armée que je sens et crains inédite. Tu te tiens soigneusement à l’écart et refuses tout appel. Je sais, j’ai essayé plusieurs fois de te joindre. J’aurais aimé pouvoir te parler, même en vain. Tu t’es rendu peut-être dans l’une de tes Ombres familières. C’est risqué, car elles ne sont pas si nombreuses : je les connais toutes. Mais tu as toujours eu un faible pour les pèlerinages. Moi aussi, bien sûr. C’est à en crever de rire jaune : je peux prévoir chacun de tes actes mais je ne peux pas les contrer. Tu sais très bien qu’Ambre est menacée. Gérard te l’a dit. Il ne m’a pas vraiment raconté qu’il t’avait vu mais il n’a jamais été capable de dissimuler. Tu t’en fous. Tu imagines que c’est une astuce pour te dissuader ou que si c’est vrai, cela ne peut que te servir. Mais tu ne t’allieras pas avec eux. Ce n’est pas ton genre. Je te connais sur le bout des doigts, idiot, ou même — je te connais par cœur. Je n’y ai pas de mérite. Nous sommes pareils, ou peu s’en faut. Mais je suis meilleur que toi, parce que je sais que nous sommes pareils. Et je suis le meilleur roi possible pour Ambre, peut-être même en te comptant. Je suppose que chacun de nous pense la même chose. Pourtant je sais que c’est vrai. Et je suppose que chacun des autres se persuade aussi de cela. Tant pis. Il m’arrive même de penser que je suis meilleur roi que ne le fut Père. Et même aujourd’hui cela ressemble assez à du lèse-majesté. Je n’en suis plus à une condamnation capitale près.
Et je sais aussi que tu as une bonne chance de me battre, parce que justement tu ne veux pas savoir que nous sommes pareils, et parce que tu me hais. Et que je n’y peux rien, frère.


Tu es têtu, Corwin, peut-être le plus têtu d’entre nous. Et en plus tu as des entêtements astucieux. Mais je m’obstine aussi. Je t’ai écrit. Ça ne servira à rien d’autre qu’à me prouver que j’ai tout fait, tout essayé. Je n’ai pas non plus perdu le goût prudent de la litote. Tant pis. Et si je m’acharne maintenant qu’il est beaucoup trop tard, c’est à cause d’Elle, Ambre. Toujours à cause d’Elle.


J’ai un peu trop bu. C’est un jour d’anniversaire. J’ai passé la journée à faire des plans de défense de la Cité avec l’état-major, et j’ai pensé à notre première guerre. La première fois où j’avais préparé la défense d’Ambre. J’aurai toujours été du même côté de la barrière. C’est comme ça. Il faut vraiment que j’aie bu pour penser avec des toujours et des jamais. C’est l’anniversaire du jour où j’ai reçu ton message. “Je reviendrai, Eric. “ Ça n’était pas vraiment utile, sauf à me prouver que tu n’avais pas changé. J’avais tort peut-être : nous sommes pareils, mais tu seras toujours mon petit frère. C’est ma dernière satisfaction mesquine, et je glousse dans ma barbe comme tu le ferais à ma place. Si tu avais une barbe. Dans ma prison tu en avais une bien sûr, mais tu exigeais toujours d’être rasé à chacune de tes sorties. Caine m’avait dit que c’était folie de vouloir t’obliger à me couronner. Il pensait sûrement que c’était de ma part une volonté de t’humilier. Caine juge des autres à son aune méprisable et mesquine. De quelles autres mains pourtant aurais-je pu accepter la couronne d’Ambre ? Mais en fin de compte il avait raison. As-tu pu penser comme lui ? Ni toi ni moi pourtant n’avons jamais ressemblé à Caine et tu dois savoir au moins cela.
Tu m’as maudit, salaud. Je descends dans les couloirs, hanter la Grande Galerie. Je ris doucement. Si un serviteur me voit il me croira fou et l’idée me fait rire encore plus fort. Tu saurais pourquoi. Ou Bleys. Mais Bleys est maintenant de l’autre côté, et peut-être a-t-il renié aussi cette vieille allégeance.
J’aurais pu abdiquer. Peut-être alors la malédiction m’aurait-elle suivi et se serait détournée d’Ambre. Mon abnégation ne va pas jusque là et de toute façon il est trop tard. Et puis je n’avais personne à qui laisser le trône. Je n’allais pas faire couronner Gérard, et je ne veux même pas penser aux autres. Qu’ils me rejoignent tous en Enfer. Je ne peux pas me permettre de te désigner maintenant comme héritier. J’espère que tu arriveras à temps.
La bataille commencera demain, je suppose. Ou devrais-je dire aujourd’hui ? Je n’ai plus la moindre idée de l’heure. Si tu arrivais dans cette fichue Galerie et me défiais encore une fois, je me demande bien ce que je pourrais faire. Mais tu ne viendras pas. Plus maintenant. Voilà le portrait de Père. Tu as toujours été son favori, tu sais. Non, tu ne sais pas, tu as préféré ignorer ça aussi. En te faisant crever les yeux j’espérais peut-être te guérir de ton aveuglement. Non, c’est une mauvaise excuse, j’avais d’autres raisons. Nous avions. Pour une fois je m’étais rendu à leurs vues. J’avais taquiné l’idée de te rendre tes privilèges et de t’asseoir à ma droite à table mais je suppose que cela n’aurait pas marché. Julian et Caine avaient au moins raison sur ce point. En fait, Caine aurait préféré ton exécution. T’es-tu au moins demandé pourquoi je ne t’avais pas fait exécuter ? C’était pourtant le choix le plus logique. Mais je suppose que tu n’étais pas en état de te poser des questions logiques. Te voilà peint sur ce mur, mon frère, avec ta pose romantique et ton manteau noir qui flotte au vent du Kolvir. Tu as l’air malin… Et ne t’imagine pas que je vais te demander pardon. Même si je suis ivre.
Je vais me coucher. Dépêche toi quand même d’arriver, imbécile.



Note de l’éditeur :
Ce sont là peut-être les dernières phrases tracées par Eric d’Ambre, ce qui pourrait conduire le lecteur à surestimer leur importance. Il convient donc de rappeler qu’il ne s’agit que d’un moment, même si ce moment est ultime, de son évolution psychologique et de ses relations avec Corwin.
Ces pages, comme justement Eric l’écrit, sont toutes de litote, orchestrées autour de l’aveu que même à ce moment il se refuse à faire, et qu’il aurait pu formuler ainsi : je t’aime, idiot. Car il est certain qu’il aurait ajouté une épithète injurieuse au verbe périlleux.
J’aime à croire aussi que Corwin a trouvé et lu ces pages, entre le troisième et le cinquième tome de son récit, ce qui expliquerait son revirement entre la mort d’Eric (“Mes sentiments étaient très mitigés (…) J’essayai d’oublier ma haine pendant un moment (…) Je cherchai désespérément ne fût-ce qu’une raison pour l’admirer…(1)”) et son bilan final ( “ Si tu avais vécu jusqu’à ce jour, tout aurait été arrangé entre nous. Nous aurions même pu devenir des amis (…) Entre tous, toi et moi nous ressemblions davantage que n’importe quelle autre paire au sein de la famille. Sauf, sous certains aspects, Deirdre et moi.(2)”) Il est amusant d’ailleurs de constater comment Corwin associe ou assimile la ressemblance à l’amour… incroyable narcissisme des Ambriens.



(1) Les Fusils d’Avalon, p 239 (2) Les Cours du Chaos, pp 185-6

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Ambre... tu me donnes envie d'y retourner.

(Morgane se cacha dans sa cape et se mit en route. Elle était perdue depuis quelque temps sur les terres d'Israël. Elle cherchait une trappe, échappatoire salvateur. Elle venait de trouver une carte, un tarot un peu spécial.)

Nero a dit…

Superbe texte. Pas de doute, c'est Eric qui l'a écrit... Ca me donne envie de replonger dans les bouquins !

Belle plume, bravo ! ^^

Alba a dit…

Merci, Nero, qui que vous soyez. Je suis heureuse que ce très ancien texte resurgisse soudain pour un lecteur. Bonnes (re) lectures.