Elle a vingt-sept ans. Elle est belle, instruite, élégante, mariée à un vieillard presque célèbre.
Elle irradie. Elle est la passante aérienne qu'on n'en peut plus de désirer.
Elle n'en peut plus de porter ce poids-là.
Que les hommes la désirent forcément (sauf celui qu'il faudrait), que les femmes la craignent, qu'on la change en icône.
Ce n'est pas une "pauvre petite fille riche". Ce n'est pas du tout une petite fille.
C'est une femme, une vraie, riche d'une intense vie intérieure.
C'est une femme, mais elle n'est pas entière. Elle ne le sera jamais. Cette intégrité, c'est le monde lui-même qui la lui dénie.
Le monde, et pas seulement les conventions sociales. Elena Andreevna, qui a la grâce suprême de l'humilité, se prétend et se croit terne, petite bourgeoise, canari encagé trop faible pour fuir.
Mais ce n'est pas la faiblesse qui rogne ses ailes, ralentit ses gestes, assoupit son pas. Ce n'est pas le manque d'envergure qui l'emprisonne. Ce n'est pas même seulement le sens du devoir.
C'est le monde, et la science qu'elle en a. Une science innée et infinie, celle de la Russie et de son passé, un savoir qui la condamne à la lassitude et à l'acceptation.
Elena Andreevna est condamnée à comprendre.
Et celle qui comprend ne peut haïr, ni se rebeller, ni fuir.
Elle n'a pas le choix.
A peine peut-elle, parfois, se réfugier dans un livre ou dans un jardin, à l'abri des regards et des passions.
Elle n'a pas le choix, il ne lui reste qu'à regarder les hommes errer et se détruire, et ne rien pouvoir faire, sa volonté émoussée par son âme trop vaste, sa conscience trop ancienne.
Elle ne recevra en viatique que l'absolution de sa beauté, une amère consécration.
Elle regardera la jeune fille impétueuse épouser l'idéaliste qu'elle ne comprend pas, que seule Elena elle-même aurait pu comprendre et accompagner, s'il avait voulu, s'il avait su davantage, si elle-même avait su moins.
Elle regardera ces couples mal assortis, impossibles, condamnés — comme le sien — et rêvera parfois de ce qui aurait pu être, dans un monde plus jeune.
Elle n'a pas le choix, et c'est sublime.
Elle s'éloignera de nous, et de tous, de plus en plus lentement, une silhouette diaphane que son fardeau ne courbe pas.
Et finira par se dissoudre, on entendra à peine un soupir,car elle est modeste et polie, elle ne sait pas qu'elle est la mélancolie même, que sa beauté nous serre le coeur, ni que cette beauté est celle de son âme.
Elle ne sait pas qu'elle est l'un des plus beaux personnages de femme jamais créés.
Elena Andreevna ne se prend pas au sérieux. Comme tous les enfants des mondes finissants, elle a l'élégance discrète de l'auto-dérision.
Elle sourit, hausse les épaules.
Elle quitte la scène.
Et voilà que son fardeau pèse sur nos propres épaules.
Tcheckhov, L'Homme des Bois, Comédie de Genève
mercredi 4 juin 2008
dimanche 1 juin 2008
BEYOND THE DEBATABLE HILLS
Croyez-vous aux Fées? En la réincarnation? Croyez-vous au génie? Croyez-vous aux êtres bénis, aux êtres maudits? Croyez-vous aux autres mondes? Aux absolus dont on ne revient pas, comme dans les contes? Croyez-vous aux contes?
Si vous croyez en quelque chose, vous croierez en elle, n'en doutez pas.
Vous l'aimerez.
Elle était parée de tous les dons, comme la jeune princesse de la Belle au Bois Dormant. De bien des façons elle deviendra l'héroïne du conte.
Elle avait la beauté, et aussi le charme qui peut-être importe davantage. Les yeux les plus bleus du monde — ou les plus gris? ou les plus verts? — les yeux les plus clairs et changeants et fascinants du monde, céruléens, des yeux portes vers un ciel différent. La voix la plus captivante, la plus mélodieuse. Aucun de ceux qui l'ont entendue ne l'a oubliée.
Elle savait que l'élégance des parures n'est pas une simple affeterie mondaine, que ce n'est pas un hasard si les princesses, les fées, les dames élues des chevaliers, ne sont pas seulement belles mais aussi bien vêtues. Elle avait cet art-là, le choix des coupes, l'harmonie des couleurs.
Elle portait l'un des prénoms les plus magiques au monde, l'un de ceux qui font sens, qui sont immenses, un nom de pouvoir capable de réduire un démon au silence.
Elle avait la richesse, et l'éducation, et l'intelligence, et le talent.
Elle avait des amis, et ceux-là étaient les esprits les plus riches, les plus subtils, les plus brillants, de son temps. Elle était membre d'un de ces cercles dont nous rêvons à présent, que nous contemplons avec une envie incrédule. Comment se peut-il qu'en un certain lieu, à un certain moment, se rassemblent de tels êtres? Cela se peut. C'est dans la nature du cercle, la nature de tous les cercles, avant même la Table Ronde.
Elle avait la chance. Ne méprisez pas ce don-là. De tous il est celui qui marque le mieux l'élection.
Elle écrivait. Elle parlait. Cinq langues, de l'anglais au zoulou. Elle savait que les langues recèlent l'une des plus anciennes et des plus pérennes magies de notre Terre.
Elle aimait. Elle jouait. Elle était assez secrète pour interdire au monde de voir la différence.
Elle savait où se trouvent les frontières : dans nos esprits. Elle savait, elle n'a pas cessé de le répéter, dans ses actes et dans ses livres. Nous sommes Grecs, Anglais, Zoulous, tout cela ensemble. L'amour aussi est tout cela ensemble, pour un homme ou une femme, pour une amante, une mère, une amie, quelle différence? Puisque le sang des Fées coule aussi dans les veines du marchand le plus terre à terre.
Elle savait où se trouve la plus importante des frontières, celle qui nous sépare du Peuple Silencieux des Morts. Cette frontière-là se passe à jamais.
Quand la Mort passe, et emporte votre Aimé, votre Aimée, le monde est changé à jamais.
Comme la Belle du conte, vous dormez, loin des hommes, séparée d'eux par les ronces épaisses du secret. Plus jamais vous ne serez des leurs, plus jamais vous ne marcherez parmi eux, ne parlerez leur langue.
Il y a bien des collines dont nous ne savons plus le nom ni la place, des collines qui peut-être n'existent pas en ce monde, mais que trouvent nos pas quand il le faut vraiment.
Et lorsque près de cent ans seront écoulés, elle laissera enfin son âme échapper, son corps se faner et s'éteindre.
Car sans doute était-elle bien une Fée, en fin de compte. C'est la seule explication possible. Ou la plus simple, de beaucoup. N'a-t-elle pas sans cesse répété cela? Que le sang des Fées coulait aussi dans les veines du marchand le plus terre à terre. Ses aïeux étaient des marchands.
Elle s'appelait Hope Mirrlees.
Et un jour, par jeu, avec un absolu sérieux, elle a publié Lud-in-the-Mist.
The Lady Who Wrote Lud-in-the-Mist
Hope Mirrlees sur Wikipedia
Lud-in-the-Mist sur Amazon
Si vous croyez en quelque chose, vous croierez en elle, n'en doutez pas.
Vous l'aimerez.
Elle était parée de tous les dons, comme la jeune princesse de la Belle au Bois Dormant. De bien des façons elle deviendra l'héroïne du conte.
Elle avait la beauté, et aussi le charme qui peut-être importe davantage. Les yeux les plus bleus du monde — ou les plus gris? ou les plus verts? — les yeux les plus clairs et changeants et fascinants du monde, céruléens, des yeux portes vers un ciel différent. La voix la plus captivante, la plus mélodieuse. Aucun de ceux qui l'ont entendue ne l'a oubliée.
Elle savait que l'élégance des parures n'est pas une simple affeterie mondaine, que ce n'est pas un hasard si les princesses, les fées, les dames élues des chevaliers, ne sont pas seulement belles mais aussi bien vêtues. Elle avait cet art-là, le choix des coupes, l'harmonie des couleurs.
Elle portait l'un des prénoms les plus magiques au monde, l'un de ceux qui font sens, qui sont immenses, un nom de pouvoir capable de réduire un démon au silence.
Elle avait la richesse, et l'éducation, et l'intelligence, et le talent.
Elle avait des amis, et ceux-là étaient les esprits les plus riches, les plus subtils, les plus brillants, de son temps. Elle était membre d'un de ces cercles dont nous rêvons à présent, que nous contemplons avec une envie incrédule. Comment se peut-il qu'en un certain lieu, à un certain moment, se rassemblent de tels êtres? Cela se peut. C'est dans la nature du cercle, la nature de tous les cercles, avant même la Table Ronde.
Elle avait la chance. Ne méprisez pas ce don-là. De tous il est celui qui marque le mieux l'élection.
Elle écrivait. Elle parlait. Cinq langues, de l'anglais au zoulou. Elle savait que les langues recèlent l'une des plus anciennes et des plus pérennes magies de notre Terre.
Elle aimait. Elle jouait. Elle était assez secrète pour interdire au monde de voir la différence.
Elle savait où se trouvent les frontières : dans nos esprits. Elle savait, elle n'a pas cessé de le répéter, dans ses actes et dans ses livres. Nous sommes Grecs, Anglais, Zoulous, tout cela ensemble. L'amour aussi est tout cela ensemble, pour un homme ou une femme, pour une amante, une mère, une amie, quelle différence? Puisque le sang des Fées coule aussi dans les veines du marchand le plus terre à terre.
Elle savait où se trouve la plus importante des frontières, celle qui nous sépare du Peuple Silencieux des Morts. Cette frontière-là se passe à jamais.
Quand la Mort passe, et emporte votre Aimé, votre Aimée, le monde est changé à jamais.
Comme la Belle du conte, vous dormez, loin des hommes, séparée d'eux par les ronces épaisses du secret. Plus jamais vous ne serez des leurs, plus jamais vous ne marcherez parmi eux, ne parlerez leur langue.
Il y a bien des collines dont nous ne savons plus le nom ni la place, des collines qui peut-être n'existent pas en ce monde, mais que trouvent nos pas quand il le faut vraiment.
Et lorsque près de cent ans seront écoulés, elle laissera enfin son âme échapper, son corps se faner et s'éteindre.
Car sans doute était-elle bien une Fée, en fin de compte. C'est la seule explication possible. Ou la plus simple, de beaucoup. N'a-t-elle pas sans cesse répété cela? Que le sang des Fées coulait aussi dans les veines du marchand le plus terre à terre. Ses aïeux étaient des marchands.
Elle s'appelait Hope Mirrlees.
Et un jour, par jeu, avec un absolu sérieux, elle a publié Lud-in-the-Mist.
The Lady Who Wrote Lud-in-the-Mist
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