Ne croyez pas ce que disent les journalistes : il est rare d’assister à une tragédie.
Une vraie tragédie, au sens plein du terme, au sens grec.
Même au théâtre, cela reste rare.
Parce que le monde a changé, notre regard de spectateur aussi, parce que les tragédies raciniennes ont brouillé le jeu et nous ont éloigné de cette tragédie première.
Nous avons oublié, par exemple, que le Chœur chante et danse. Ces intermèdes ne sont pas légers et sautillants comme chez Molière, ils participent pleinement du tragique.
Nous avons oublié que la purgation des passions, pour opérer, ne doit pas rester grave, digne et posée. Elle doit déborder, hurler, entrer en transe, basculer dans la folie.
Nous avons oublié, surtout, que la fête théâtrale est dionysiaque, pas apollinienne.
Tout cela, Wajdi Mouawad nous le rappelle, avec une force qui jamais ne se départit de la grâce. Une grâce presque surnaturelle qui tient à tant de variables, à tant de circonstances, à tant de choix peut-être hasardeux, que l’on pourrait parler de miracle.
Son Antigone est bien celle de Sophocle, et cela seul est déjà extraordinaire. Car c’est tout l’enjeu de la représentation du théâtre antique : comment reproduire, sur des spectateurs modernes, l’effet originel? Jusqu’où, exactement, faut-il moderniser? Un pas de trop, et l’on bascule dans l’excès branché, dans le toc, la poudre aux yeux, dans la trahison sans objet. Un pas de moins, trop timoré, et l’on se borne à l’imitation, un monde étranger aux spectateurs, étanche, incompréhensible.
La grâce de Mouawad est de se positionner exactement entre les deux.
Le décor est celui, minimaliste, de l’antique skènè. Un mur, une porte ouverte sur tous les ailleurs, fermée de voiles chatoyants et sanglants comme ceux qui séparent les mondes. Devant, la nudité de l’orchestra avec les seuls accessoires qui importent : un banc, l’eau qui circule entre les puissants de ce monde, la terre et le sang qui rappellent le dû des dieux, les pierres qui scellent le destin des hommes.
La voix des acteurs sonne haut et juste, dans la traduction dépouillée, intemporelle, de Robert Davreu. Les phrases de Sophocle deviennent modernes par la grâce de cette traduction et de la diction, sans besoin d’anachronismes, de familiarités ni de références pataudes. Ce texte, ces voix, ne nous épargnent rien des hésitations d’Ismène, de la fragilité d’Hémon, des folies dissemblables et jumelles d’Antigone et de Créon, tous deux condamnés par l’hybris, la démesure, l’orgueil de l’homme qui croit pouvoir se soustraire au destin. Ce pourquoi Antigone doit crier, doit entrer en transe et danser sa folie sauvage, doit se perdre entre la vie et la mort. Ce pourquoi Créon doit être dur, paranoïaque, violent, avant de finir seul et brisé, en larmes, entouré de fantômes, agrippant follement les lambeaux de lumière de ce qui aurait pu être et qui par sa faute ne sera jamais.
Car la tragédie de Mouawad ne nous épargne rien : pas de salut final, pas de soulagement. Le retour des personnages morts sur scène n’est qu’un rappel douloureux de ce qui est perdu, un dernier éclair qui montre l’étendue de la chute avant de disparaître à nouveau, à jamais, dans la nuit. Créon reste seul avec son désespoir et sa folie. Les spectateurs aussi.
Car Mouawad prend pleinement, délibérément, le chemin de la catharsis. Et avec lui, bien sûr, Bertrand Cantat.
On voudrait pouvoir dire que seules importent la force de sa musique et de sa voix, puissante, modulée, grave, intense dans le chant comme dans la psalmodie. Une voix et une musique qui portent la charge des dieux, des destinées, des Erinyes, mais aussi du peuple, des hommes, de leurs faiblesses. Qui jouent à cette fin de toutes les modulations du rock, de la violence des emportements à la mélancolie de la ballade.
On voudrait pouvoir dire que le nom et le passé de Bertrand Cantat n’importent pas.
Ce serait hypocrite et faux.
Bien sûr qu’ils importent.
Mais cela, qui pourrait être malsain et déplacé, qui pourrait être encombrant, nous détourner de la tragédie — cela nous en rapproche, au contraire.
Ici, le pari risqué du choix de Bertrand Cantat touche vraiment au miracle. Parce que la catharsis se fait aussi à travers lui, pour lui, en lui, sous nos yeux. Parce que les mots que chante le Chœur, que chante Cantat, « Heureux celui qui n’a jamais connu le malheur », résonnent doublement, pour Antigone et sa famille et pour l’homme en noir, debout sur scène, dont nous connaissons la faute et le châtiment.
Jamais cela ne va trop loin. Jamais Cantat n’éclipse le Chœur, et moins encore les acteurs. Il se tient en retrait, dans l’ombre, tendu, douloureux, humble. Là encore la mise en scène de Mouawad trouve le point d’équilibre, la place exacte et juste.
Ce lieu où le théâtre accomplit des miracles, où la magie opère. Sans concession. Pour nous serrer le cœur, nous rappeler que nous sommes mortels, que nous sommes coupables, ou pourrions l’être, tous, tous, très aisément, il suffit d’un moment, d’un pas de trop. Pour qu’à nouveau, comme au temps des Grecs, nous célébrions Dionysos qui nous entraîne, nous perd et nous console, et accomplissions la catharsis que Mouawad définit de façon si moderne et si juste : « Je pense que c’est la rencontre furtive avec sa propre mort. C’est ressentir le désir profond que notre existence soit grande et héroïque, belle, à la hauteur de ce qu’on espérait enfant. Cet instant où ce qui est perdu nous apparaît, exprimé par une réaction émotive, qui nous lave, nous relève, qui console. »
J’ai assisté à la représentation d’Antigone le 1er octobre 2011, dans la trilogie Des femmes (Les Trachiniennes, Antigone, Electre) de Sophocle, mise en scène par Wajdi Mouawad, à la Comédie de Genève.
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dimanche 2 octobre 2011
mercredi 4 juin 2008
ELENA ANDREEVNA : HOMMAGE
Elle a vingt-sept ans. Elle est belle, instruite, élégante, mariée à un vieillard presque célèbre.
Elle irradie. Elle est la passante aérienne qu'on n'en peut plus de désirer.
Elle n'en peut plus de porter ce poids-là.
Que les hommes la désirent forcément (sauf celui qu'il faudrait), que les femmes la craignent, qu'on la change en icône.
Ce n'est pas une "pauvre petite fille riche". Ce n'est pas du tout une petite fille.
C'est une femme, une vraie, riche d'une intense vie intérieure.
C'est une femme, mais elle n'est pas entière. Elle ne le sera jamais. Cette intégrité, c'est le monde lui-même qui la lui dénie.
Le monde, et pas seulement les conventions sociales. Elena Andreevna, qui a la grâce suprême de l'humilité, se prétend et se croit terne, petite bourgeoise, canari encagé trop faible pour fuir.
Mais ce n'est pas la faiblesse qui rogne ses ailes, ralentit ses gestes, assoupit son pas. Ce n'est pas le manque d'envergure qui l'emprisonne. Ce n'est pas même seulement le sens du devoir.
C'est le monde, et la science qu'elle en a. Une science innée et infinie, celle de la Russie et de son passé, un savoir qui la condamne à la lassitude et à l'acceptation.
Elena Andreevna est condamnée à comprendre.
Et celle qui comprend ne peut haïr, ni se rebeller, ni fuir.
Elle n'a pas le choix.
A peine peut-elle, parfois, se réfugier dans un livre ou dans un jardin, à l'abri des regards et des passions.
Elle n'a pas le choix, il ne lui reste qu'à regarder les hommes errer et se détruire, et ne rien pouvoir faire, sa volonté émoussée par son âme trop vaste, sa conscience trop ancienne.
Elle ne recevra en viatique que l'absolution de sa beauté, une amère consécration.
Elle regardera la jeune fille impétueuse épouser l'idéaliste qu'elle ne comprend pas, que seule Elena elle-même aurait pu comprendre et accompagner, s'il avait voulu, s'il avait su davantage, si elle-même avait su moins.
Elle regardera ces couples mal assortis, impossibles, condamnés — comme le sien — et rêvera parfois de ce qui aurait pu être, dans un monde plus jeune.
Elle n'a pas le choix, et c'est sublime.
Elle s'éloignera de nous, et de tous, de plus en plus lentement, une silhouette diaphane que son fardeau ne courbe pas.
Et finira par se dissoudre, on entendra à peine un soupir,car elle est modeste et polie, elle ne sait pas qu'elle est la mélancolie même, que sa beauté nous serre le coeur, ni que cette beauté est celle de son âme.
Elle ne sait pas qu'elle est l'un des plus beaux personnages de femme jamais créés.
Elena Andreevna ne se prend pas au sérieux. Comme tous les enfants des mondes finissants, elle a l'élégance discrète de l'auto-dérision.
Elle sourit, hausse les épaules.
Elle quitte la scène.
Et voilà que son fardeau pèse sur nos propres épaules.
Tcheckhov, L'Homme des Bois, Comédie de Genève
Elle irradie. Elle est la passante aérienne qu'on n'en peut plus de désirer.
Elle n'en peut plus de porter ce poids-là.
Que les hommes la désirent forcément (sauf celui qu'il faudrait), que les femmes la craignent, qu'on la change en icône.
Ce n'est pas une "pauvre petite fille riche". Ce n'est pas du tout une petite fille.
C'est une femme, une vraie, riche d'une intense vie intérieure.
C'est une femme, mais elle n'est pas entière. Elle ne le sera jamais. Cette intégrité, c'est le monde lui-même qui la lui dénie.
Le monde, et pas seulement les conventions sociales. Elena Andreevna, qui a la grâce suprême de l'humilité, se prétend et se croit terne, petite bourgeoise, canari encagé trop faible pour fuir.
Mais ce n'est pas la faiblesse qui rogne ses ailes, ralentit ses gestes, assoupit son pas. Ce n'est pas le manque d'envergure qui l'emprisonne. Ce n'est pas même seulement le sens du devoir.
C'est le monde, et la science qu'elle en a. Une science innée et infinie, celle de la Russie et de son passé, un savoir qui la condamne à la lassitude et à l'acceptation.
Elena Andreevna est condamnée à comprendre.
Et celle qui comprend ne peut haïr, ni se rebeller, ni fuir.
Elle n'a pas le choix.
A peine peut-elle, parfois, se réfugier dans un livre ou dans un jardin, à l'abri des regards et des passions.
Elle n'a pas le choix, il ne lui reste qu'à regarder les hommes errer et se détruire, et ne rien pouvoir faire, sa volonté émoussée par son âme trop vaste, sa conscience trop ancienne.
Elle ne recevra en viatique que l'absolution de sa beauté, une amère consécration.
Elle regardera la jeune fille impétueuse épouser l'idéaliste qu'elle ne comprend pas, que seule Elena elle-même aurait pu comprendre et accompagner, s'il avait voulu, s'il avait su davantage, si elle-même avait su moins.
Elle regardera ces couples mal assortis, impossibles, condamnés — comme le sien — et rêvera parfois de ce qui aurait pu être, dans un monde plus jeune.
Elle n'a pas le choix, et c'est sublime.
Elle s'éloignera de nous, et de tous, de plus en plus lentement, une silhouette diaphane que son fardeau ne courbe pas.
Et finira par se dissoudre, on entendra à peine un soupir,car elle est modeste et polie, elle ne sait pas qu'elle est la mélancolie même, que sa beauté nous serre le coeur, ni que cette beauté est celle de son âme.
Elle ne sait pas qu'elle est l'un des plus beaux personnages de femme jamais créés.
Elena Andreevna ne se prend pas au sérieux. Comme tous les enfants des mondes finissants, elle a l'élégance discrète de l'auto-dérision.
Elle sourit, hausse les épaules.
Elle quitte la scène.
Et voilà que son fardeau pèse sur nos propres épaules.
Tcheckhov, L'Homme des Bois, Comédie de Genève
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