lundi 9 août 2010

BILAN DE GROSSESSE

Tous me le disent : l'accouchement est suivi d'une sorte d'amnésie surnaturelle, effaçant les quelques heures et les neuf mois qui l'ont précédé, leurs aléas, leurs découvertes, leurs plaisirs et leurs déplaisirs.
Alors je me décide à donner à ce blog, une fois n'est pas coutume, une fonction mémorielle, testimoniale, presque.
Qu'il enregistre, en ce neuvième mois, les Aspects de cette grossesse, les bons, les mauvais, les étranges.

Les mauvais sont connus, bien sûr. Je m'interroge avec une curiosité mêlée d'admiration sur la réalité de ce miracle physiologique qui contraindrait même les femmes affligées des pires grossesses à tout en oublier, à désirer recommencer. Et à vrai dire c'est à mes yeux un des côtés les plus dérangeants de la grossesse: cette découverte qu'en fin de compte le biologique prime tout, même pour des êtres éminemment portés à intellectualiser, comme moi, même pour des êtres éminemment volontaires — et fiers de l'être. Au temps pour notre orgueil. Le corps et ses chimies font de nous ce qu'ils veulent, nous font verser des larmes absurdes, dormir ou ne pas dormir, danser ou vaciller, nous transformer en guerrier viking émettant à tout propos des éructations incongrues. Pour le reste, les Aspects négatifs sont heureusement assez localisés au premier trimestre et aux dernières semaines, en tout cas pour moi, qui m'en estime heureuse. Nausées, fatigue, un mois de sommeil accablant à 12h par nuit (le deuxième ? déjà je peine à dater ce temps pourtant le plus chronométré de toute une vie), un mois de sommeil erratique aux limites de l'insomnie compensé par des siestes, moi qui n'en faisais jamais (le présent et dernier : cela au moins est facile), quelques semaines d'étonnante maladresse physique, le temps de s'adapter à un centre de gravité différent, quelques périodes d'hyperémotivité presque comique (j'ai marché sur la patte du chat : il va être estropié à viiiiiiie !) Et l'encombrement, la pesanteur de ces dernières semaines.

Les bons sont plus inattendus. Bien sûr il y a l'étonnante et inédite sensation des mouvements du bébé, dont j'ai déjà parlé ici. Du moins ceux du deuxième trimestre. au troisième, c'est toujours amusant, mon ventre s'agite de séismes des plus spectaculaires, mais moins confortable, quand il repousse les murs (les murs sont mes organes, en fait, Bébé.) Non, les bons aspects que je n'attendais pas sont d'ordre différent, à la fois les plus intimes et les plus extérieurs, les plus sociaux. Le regard des autres sur moi a changé. Certaines femmes détestent cela, ont l'impression de se trouver soudain réduites à leur ventre, ou sans cesse agressées dans leur intimité. Pas moi. Je m'amuse de voir les gens se retourner, de reconnaître leurs sourires, et même de répondre à leurs questions. C'est un lien nouveau avec le reste de l'humanité, une complicité, une expérience nouvelles.
C'est aussi une révolution esthétique, au moins en notre ère de culte de la minceur et d'éloge du ventre plat. Soudain, on est fière de cette rondeur ; loin de chercher à la dissimuler, on l'exhibe, on choisit des vêtements et des postures qui soulignent la rotondité du ventre. C'est radicalement nouveau.
Certes la grossesse est aussi une excuse à la paresse. Je ne l'entends pas seulement en termes égoïstes, même si ceux-là sont réels et doivent être admis. Mais pour celles qui comme moi cherchent à être toujours "efficaces", à agir, à employer au mieux leurs journées, c'est un étonnant soulagement d'accepter de ne rien faire et d'en être félicitée. Sans doute parce que même alors nous faisons quelque chose. Notre corps fait, le simple écoulement des heures et des jours, sans le secours de nos actes conscients — suffit à agir et à créer. Et quelle action ! Quelle création !
De là peut-être le plus remarquable pour moi de ces Aspects Positifs. J'ai toujours eu besoin, pour être bien, pour être pleine, entière, heureuse, d'avoir un projet en cours à penser. J'imagine que tous les créateurs sont ainsi, même si dans mon cas il peut s'agir d'autre chose que d'un projet créatif — un amour, un voyage… J'ai besoin d'y penser le soir en m'endormant, par exemple.
Et pendant ces neuf mois, bien sûr, cette nécessité a disparu. Oh, j'ai eu d'autres projets, et l'ai apprécié, et je suis toujours heureuse de me lancer dans quelque création ou organisation nouvelle, mais je n'en avais plus le besoin impératif, je ne ressentais plus l'inévitable déséquilibre, la confuse insatisfaction, des semaines sans vrai projet.
Le projet est en moi, permanent. Même quand je ne le pense pas, je le vis.

Aspect étrange, vraiment, dont je ne saurais dire s'il est positif ou négatif, ou rien de cela. Qui peut-être explique le fameux désarroi du post-partum. Pendant neuf mois je ne suis plus seule. Jamais, jamais. Même dans mon bain, même aux toilettes, même dans la maison tranquille où je tape ces mots. Il y a toujours quelqu'un avec moi, que je le veuille ou non, que je le sente ou non. A chaque infinitésimale fraction de seconde, nous sommes deux.

Jusqu'à ce que, dans quelques semaines, commence une Histoire entièrement Nouvelle.

1 commentaire:

Lucie a dit…

C'est si vrai tout ce que tu dis ^__^