dimanche 2 octobre 2011

Dionysos, pas Apollon

Ne croyez pas ce que disent les journalistes : il est rare d’assister à une tragédie.
Une vraie tragédie, au sens plein du terme, au sens grec.
Même au théâtre, cela reste rare.
Parce que le monde a changé, notre regard de spectateur aussi, parce que les tragédies raciniennes ont brouillé le jeu et nous ont éloigné de cette tragédie première.

Nous avons oublié, par exemple, que le Chœur chante et danse. Ces intermèdes ne sont pas légers et sautillants comme chez Molière, ils participent pleinement du tragique.
Nous avons oublié que la purgation des passions, pour opérer, ne doit pas rester grave, digne et posée. Elle doit déborder, hurler, entrer en transe, basculer dans la folie.
Nous avons oublié, surtout, que la fête théâtrale est dionysiaque, pas apollinienne.

Tout cela, Wajdi Mouawad nous le rappelle, avec une force qui jamais ne se départit de la grâce. Une grâce presque surnaturelle qui tient à tant de variables, à tant de circonstances, à tant de choix peut-être hasardeux, que l’on pourrait parler de miracle.

Son Antigone est bien celle de Sophocle, et cela seul est déjà extraordinaire. Car c’est tout l’enjeu de la représentation du théâtre antique : comment reproduire, sur des spectateurs modernes, l’effet originel? Jusqu’où, exactement, faut-il moderniser? Un pas de trop, et l’on bascule dans l’excès branché, dans le toc, la poudre aux yeux, dans la trahison sans objet. Un pas de moins, trop timoré, et l’on se borne à l’imitation, un monde étranger aux spectateurs, étanche, incompréhensible.
La grâce de Mouawad est de se positionner exactement entre les deux.

Le décor est celui, minimaliste, de l’antique skènè. Un mur, une porte ouverte sur tous les ailleurs, fermée de voiles chatoyants et sanglants comme ceux qui séparent les mondes. Devant, la nudité de l’orchestra avec les seuls accessoires qui importent : un banc, l’eau qui circule entre les puissants de ce monde, la terre et le sang qui rappellent le dû des dieux, les pierres qui scellent le destin des hommes.

La voix des acteurs sonne haut et juste, dans la traduction dépouillée, intemporelle, de Robert Davreu. Les phrases de Sophocle deviennent modernes par la grâce de cette traduction et de la diction, sans besoin d’anachronismes, de familiarités ni de références pataudes. Ce texte, ces voix, ne nous épargnent rien des hésitations d’Ismène, de la fragilité d’Hémon, des folies dissemblables et jumelles d’Antigone et de Créon, tous deux condamnés par l’hybris, la démesure, l’orgueil de l’homme qui croit pouvoir se soustraire au destin. Ce pourquoi Antigone doit crier, doit entrer en transe et danser sa folie sauvage, doit se perdre entre la vie et la mort. Ce pourquoi Créon doit être dur, paranoïaque, violent, avant de finir seul et brisé, en larmes, entouré de fantômes, agrippant follement les lambeaux de lumière de ce qui aurait pu être et qui par sa faute ne sera jamais.
Car la tragédie de Mouawad ne nous épargne rien : pas de salut final, pas de soulagement. Le retour des personnages morts sur scène n’est qu’un rappel douloureux de ce qui est perdu, un dernier éclair qui montre l’étendue de la chute avant de disparaître à nouveau, à jamais, dans la nuit. Créon reste seul avec son désespoir et sa folie. Les spectateurs aussi.

Car Mouawad prend pleinement, délibérément, le chemin de la catharsis. Et avec lui, bien sûr, Bertrand Cantat.
On voudrait pouvoir dire que seules importent la force de sa musique et de sa voix, puissante, modulée, grave, intense dans le chant comme dans la psalmodie. Une voix et une musique qui portent la charge des dieux, des destinées, des Erinyes, mais aussi du peuple, des hommes, de leurs faiblesses. Qui jouent à cette fin de toutes les modulations du rock, de la violence des emportements à la mélancolie de la ballade.
On voudrait pouvoir dire que le nom et le passé de Bertrand Cantat n’importent pas.
Ce serait hypocrite et faux.
Bien sûr qu’ils importent.
Mais cela, qui pourrait être malsain et déplacé, qui pourrait être encombrant, nous détourner de la tragédie — cela nous en rapproche, au contraire.
Ici, le pari risqué du choix de Bertrand Cantat touche vraiment au miracle. Parce que la catharsis se fait aussi à travers lui, pour lui, en lui, sous nos yeux. Parce que les mots que chante le Chœur, que chante Cantat, « Heureux celui qui n’a jamais connu le malheur », résonnent doublement, pour Antigone et sa famille et pour l’homme en noir, debout sur scène, dont nous connaissons la faute et le châtiment.
Jamais cela ne va trop loin. Jamais Cantat n’éclipse le Chœur, et moins encore les acteurs. Il se tient en retrait, dans l’ombre, tendu, douloureux, humble. Là encore la mise en scène de Mouawad trouve le point d’équilibre, la place exacte et juste.

Ce lieu où le théâtre accomplit des miracles, où la magie opère. Sans concession. Pour nous serrer le cœur, nous rappeler que nous sommes mortels, que nous sommes coupables, ou pourrions l’être, tous, tous, très aisément, il suffit d’un moment, d’un pas de trop. Pour qu’à nouveau, comme au temps des Grecs, nous célébrions Dionysos qui nous entraîne, nous perd et nous console, et accomplissions la catharsis que Mouawad définit de façon si moderne et si juste : « Je pense que c’est la rencontre furtive avec sa propre mort. C’est ressentir le désir profond que notre existence soit grande et héroïque, belle, à la hauteur de ce qu’on espérait enfant. Cet instant où ce qui est perdu nous apparaît, exprimé par une réaction émotive, qui nous lave, nous relève, qui console. »


J’ai assisté à la représentation d’Antigone le 1er octobre 2011, dans la trilogie Des femmes (Les Trachiniennes, Antigone, Electre) de Sophocle, mise en scène par Wajdi Mouawad, à la Comédie de Genève.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

D'accord avec vous! C'est un excellent travail. Nous sommes au centre d'une tourmente dyonisiaque avec des acteurs au bord de l'éxtase, d'un coryphée plus que sublime, d'une voix d'un Cantat plus que troublant.
Bravo Mouawad!