Ils nous disaient : "Vous verrez, ça
change la vie". Et nous hochions poliment la tête en songeant que tout
de même, les gens pourraient nous épargner ces poncifs.
Et nous
voilà, deux ans plus tard, réalisant sans cesse combien chacune de nos
journées est profondément transformée, en vérité, que nous le voulions
ou non, et posant sur les femmes enceintes un regard de vieux sage
chinois. Nous ne pouvons nous empêcher de leur dire : "Vous verrez, ça
change la vie." Elles hochent la tête, nous savons ce qu'elles pensent,
et nous sommes un peu vexés qu'elles ne prennent pas notre avis au
sérieux.
Deux ans plus tard, bien sûr, je n'ai plus le temps d'entretenir ce blog,
ni d'écrire, ni de créer le site de l'équipe de lettres de mon lycée
(ou peut-être que si ?), ni de créer un merveilleux jeu sur StoryNexus qui permettrait à mes futurs Terminale L de jouer et travailler Lorenzaccio en même temps, ni d'aller au cinéma, et tout juste de travailler.
Bref, je suis une maman.
Ce n'est pas toute mon identité.
Je
reste, à temps réduit mais à désir inaltéré, une prof de lettres, une
auteur intermittente, une geek, une rôliste, une amatrice de théâtre et
d'opéra, une amoureuse, une amie, une voyageuse, et un tas d'autres
choses.
Mais je suis une maman et cette facette-là ne déborde pas
seulement sur mon emploi du temps. Elle s'invitait sur mon blog, elle
occupe une partie de mes projets, même créatifs, et il m'a semblé juste
de lui ouvrir son propre espace sur ce nouveau blog : La Maman du Magicien.
vendredi 17 août 2012
mercredi 20 juin 2012
Orphée ou Prométhée
Fidèle à ma propre tradition, j'ai traité ce matin le sujet d'invention des S-ES en même temps qu'eux, depuis mon couloir…
« Les fleurs sont elles utiles ? »
avaient écrit des activistes en grandes
lettres colorées,
et ils avaient entouré leurs panneaux de roses et de lis, de fragiles orchidées dans leurs pots, toutes
condamnées
par un verdict d'inutilité frappé aux armes de la République et de la Critique Officielle.
Paul E. avait dû traverser leurs rangs pour entrer dans le bâtiment, assailli par leurs huées. « Si la poésie doit avoir pour but la vérité pratique, criaient-ils, c'est
dans une usine que vous devriez être, pas à la radio. » Et en un sens ils avaient raison, bien sûr. À présent il ne les entendait
presque plus, le studio était bien insonorisé, mais il regardait les fleurs par la fenêtre, et leurs couleurs. Les
couleurs sont-elles utiles ? Sont-elles autre chose que des signes de
reconnaissance ?
« … savoir si le poète est Prométhée ou Orphée, disait-la journaliste. S’il est Prométhée, le Titan voleur de feu,
alors il se met au service du bonheur de l’humanité, dût-il en payer le prix. S’il est Orphée, il ne se soucie pas du sort
des hommes et sa seule action dans le monde extérieur se solde par un tragique
échec. Lui aussi est condamné, mais aucun Héraclès ne viendra le sauver, pas
plus qu’il n’a sauvé Eurydice… »
Paul ne l’écoutait pas vraiment, jusqu’à ce qu’elle le rappelle poliment à l'ordre : « Monsieur E. ?
- Je sais bien que j'ai le mauvais rôle, dit-il. Le rôle terre à terre et mercantile, profane
et méprisable,
du défenseur
de l'utilité. Les
fleurs sont-elles utiles, demandent ces gens avec la même vieille métaphore que Baudelaire et
Gautier, les mêmes
vieilles couleurs. Et nous comprenons bien l'implicite : la beauté ne suffit-elle pas ? Pourquoi
lui demander d'être
utile ? La rose n'est-elle pas d'autant plus sublime qu'elle est fragile, éphémère, fuyante et vaine comme la
beauté des
jeunes filles célébrées par Ronsard ? Je vous répondrai que non. Que les
fleurs sont fécondes,
qu'elles sont des fruits en devenir, du miel en devenir, que la nourriture
qu'elles vous offrent n'est pas seulement spirituelle. Et il en va de même pour la poésie. »
Pendant cette longue tirade, Benjamin P. n'avait jamais
perdu son sourire goguenard. Il se retourna vers la journaliste comme pour lui
demander la parole, puis fit face à Paul.
"Pourquoi alors est-ce les Amours de Ronsard que vous citez plutôt que ses textes engagés, plutôt que le Discours des misères
de ce temps ?
Ces fruits dont vous parlez sont simplement ceux de la renommée, la postérité dont rêvent tous les poètes et qui couronnent les meilleurs.
Couronne-t-elle les plus utiles ? Vous venez de nous prouver que non.
- Est-ce à un exercice comptable que vous m'inviter, vous, le pur
esprit ? rétorqua
Paul avec humeur. Dois-je, pour vous répondre, compter tous les textes de poésie critique, de poésie engagée, qui sont restées dans les mémoires ? Je le peux, nous le
pouvons tous deux, faisons cet exercice puisque vous le voulez. Vous
m'accorderez Neruda et Machado pleurant l'Espagne déchirée par la guerre civile. Nous
pouvons compter aussi les mots de Hugo dénonçant la traîtrise et la médiocrité de "Napoléon le Petit", dénonçant l'horreur des enfants au travail dévorés par les machines d'usine.
Nous pouvons compter les mots plus modernes de Césaire et de Senghor dénonçant l'esclavage et la colonie,
les plaies de l’Afrique
humiliée,
les tirailleurs sénégalais trahis. Comptons même, si vous le voulez, le
nombre de tracts lâchés sur la France occupée avec le texte de "Liberté"...
- Et je vous répondrai, en effet, avec mille autres textes, je vous répondrai ce que je vous ai répondu déjà autrefois, à la fin de la guerre. Ce n'est
pas avec de bons sentiments qu'on fait de la bonne poésie. Ces fleurs dont tout à l'heure vous vantiez l'utilité avec un bel enthousiasme de
botaniste amateur, le sont-elles toujours si elles sont stériles, si elles ne produisent
ni fruit, ni miel, ni doux parfum, si elles ont le goût amer et délétère des Fleurs du Mal ou des
Chants de Maldoror ? Et quoi que vous disiez, si nous glorifions avec
patriotisme le souvenir de Victor Hugo engagé, défenseur des misérables, pourfendeur des
tyrans, ce sont d'autres textes que nous relisons le soir et que nos lycéens savent par cœur. Ce sont Les Contemplations, pas Les Châtiments.
C'est
"Demain dès
l'aube", pas "Melancholia". Est-ce utile, "Demain dès l'aube" ? Quel sens
critique décryptez-vous
dans cette douleur-là ?
- Et c'est vous qui me reprochiez de défendre une poésie des bons sentiments ? Je répondrai cependant à ce piège auquel vous prétendez prendre nos auditeurs.
Oui, "Demain dès l'aube" est utile, en bien des sens. D'abord pour le
poète
lui même en
lui permettant d'accomplir ce travail de deuil...
- Vous annexeriez la poésie personnelle, la poésie lyrique, sous prétexte que comme exutoire elle
est utile à son
auteur ? À ce
compte, le débat
peut s'achever ici, car toute poésie, toute littérature, tout art, est utile au moins à son propre auteur...
- De grâce, laissez moi achever. Je ne fais qu'appliquer à la poésie le raisonnement que
Diderot appliquait à la sexualité. Voilà un rapprochement qui devrait vous plaire, qui devrait
plaire à tous
les survivants du surréalisme et aux hippies là dehors. Est-ce utile, la
sexualité ? Ou
ne l'est elle que dans la perspective de la reproduction ? Diderot est un homme
rationnel, un homme des Lumières. Il place certes la sexualité reproductrice au sommet de
l'utilité,
mais il déclare
que toutes les formes de sexualité sont plus utiles que la chasteté, y compris l'homosexualité, utile au moins à deux personnes, y compris la
masturbation, utile au moins à une...
- Êtes-vous en train de me dire que "Demain dès l'aube" est un poème masturbatoire ?
- Êtes-vous en train de réfléchir ou de susciter avec démagogie l'indignation des pères français ? "Demain dès l'aube" est plus qu'un
exutoire, évidemment.
C'est un poème de
deuil universel. Mais c'est aussi un poème d'éveil de l'esprit, par sa construction, par la brutalité de sa chute. Et c'est là sans doute la grande utilité de la poésie : elle suscite non pas
seulement la révolte
des classes mais celle des oreilles, elle est la grande provocatrice d'idées nouvelles, elle sonne le réveil permanent des cerveaux
humains, c'est la poésie que Rimbaud appelle de ses vœux dans la lettre du Voyant… En ce sens, le poète est toujours prométhéen.
- Vous avez le culot de citer Rimbaud à l'appui de vos thèses ? Vous allez me parler, à présent, du "Dormeur du
val" et me vanter encore la construction et la chute si brutale de ce
sonnet ?
- "Le Dormeur du val", pourquoi pas, ou
"L'enterrement" de Verlaine et sa provocation réjouissante et permanente. Non
pas seulement dans sa chute, puisque vous me soupçonnez de cette obsession, mais
dès son premier vers, "Je
ne sais rien de gai comme un enterrement" et son délicieux paradoxe en deux hémistiches, ou plus loin la métaphore de la terre comme
"édredon
du défunt"...
- Cette fois c'est vous qui empêchez de poursuivre. Vous citez
ces textes, disais-je, et prétendez sérieusement qu'ils soutiennent la comparaison avec les
grandes visions poétiques des Illuminations
ou d'Une Saison en enfer ? Vous
voulez nous faire admirer "L'enterrement" de Verlaine et sa
provocation potache plutôt que le spleen, lorsque "C'est bien la pire peine /
de ne savoir pourquoi / sans amour et sans haine / mon cœur à tant de peine". De ne savoir pourquoi, E., il ne le sait
pas, nous ne le savons pas, et c'est cela qui est beau, qui est sublime, qui
est important. C'est cela qui est poésie, vraie, grande poésie. Vous n'avez toujours pas répondu à cela, vous n'avez toujours
pas expliqué
comment il se fait que les poèmes vraiment beaux, vraiment novateurs, ne soient pas, ne
soient jamais les poèmes "utiles" !
- Je n'ai pas répondu parce que cette affirmation est fausse. Fausse, mon
vieil ami, vous le savez bien, c'est indigne de vous. Autrefois vous avez cité Aragon en exemple, et dit que
cet "Honneur des poètes" Résistants était un déshonneur en vérité, tant ils avaient trahi la poésie par leurs vers engagés de mirliton.
- Des vers, des vers à l'ancienne, E., de vieilles rimes médiévales, des hommages à Bertrand de Born, quelle régression, pour eux qui avaient
connu les expériences
surréalistes
!
- Vous ne pouvez disqualifier une poésie pour ses chois formels,
refuser d'envisager la beauté d'un texte au seul motif qu'il est écrit en vers réguliers. Cela n'est pas moins
sclérosant
que l'attitude des vieilles badernes du XIXe siècle que la prose horrifiait et
que moquait votre Rimbaud. Vous ne pouvez dire qu'un poème comme "C"
d'Aragon n'est pas innovant et passionnant, fût-il en vers, fût-il parsemé de références médiévales, fût-il engagé au service de "[sa]
France, ô [sa]
délaissée". Il l'est tout autant
au service de la poésie et du langage lui-même, dont il place une lettre
en titre, une simple lettre. Vous ne pouvez dire que les vers d'Aragon résistant ne touchent pas, ne
disent rien de plus universel que la circonstance de l'Occupation. "On
aura beau rendre la nuit plus noire, écrit-il, Un prisonnier peut faire une chanson. Limpidité, simplicité absolue de ces vers. Ne
disent-ils que l'engagement ? Ne disent-ils pas que l'utilité de la poésie est absolue, universelle,
qu'elle est celle qui libère et qui éclaire ?
- Vous endossiez tout à l'heure le rationalisme pratique des Lumières, et maintenant le
mysticisme du poète-guide
de Hugo ? Vous dites que la poésie est lumière, soit. Vous n'êtes pas le premier. Mais il y a maintes sortes de lumières. Il y a celle des
projecteurs que l'on braque parfois sur les humbles, pour révéler leurs souffrances. Cette
lumière là est utile. Je ne la crois pas
poétique.
Il y a celle que nous allumons le soir, qui nous permet de lire de gros livres
en petits caractères
jusqu'à
minuit, d'autant plus utile qu'elle est plus vive, plus blanche, plus neutre -
moins poétique.
Il y a celle du soleil, qui fait pousser vos fleurs et vos fruits - mais les poètes savent bien que leur lumière à eux est celle de la lune de
Musset. Une lumière
trop incertaine et trop fragile pour éclairer une maison ou réchauffer une planète. C'est la lumière de Philippe Jaccottet, par
exemple, celle qu'il "s'efforce à grand peine de rassembler" malgré le vent, malgré le temps. Et elle n'est pas
utile. Elle n'a pas besoin de l'être.
- Si, pourtant. Ce veilleur, humble et appauvri, celui de
Jaccottet, ce ver de terre, celui du "Lombric" de Roubaud, il est
utile. Sans lui, "la terre étoufferait sous les paroles mortes". Vos Parnassiens,
vos grands aristocrates de la poésie proclament qu'elle est inutile, qu'elle est un luxe,
qu'elle se suffit à elle-même : l'art pour l'art... Ils se drapent dans cet inutilité comme dans un suprême orgueil qui les sépare du monde vulgaire. Ils se
leurrent. Ils doivent le savoir comme vous le savez. Leur poésie aussi contribue à l'œuvre des veilleurs et des
lombrics, à
cette remise en question permanente du langage, et donc de la pensée, et donc du monde. Cocteau
le disait bien dans Le Rappel à l'ordre - Cocteau pourtant, ce dandy -
la poésie
n'est pas cette "dame voilée qui ne dit que des mensonges", elle est là pour dépoussiérer le monde et les mots, pour
rendre leur force et leur vie aux métaphores éculées, pour nous ouvrir les yeux enfin sur ce monde que sans
elle nous cesserions de regarder. »
Le silence retombe sur le studio, un rare et étrange silence radiophonique.
Benjamin P. Ne répond
pas. Ni la journaliste. Pourtant personne ne souhaitait ma victoire, pense
Paul, personne.
« Mais le silence ? demande soudain la journaliste.
- Le silence ? » Les deux hommes la regardent, sans comprendre.
« Si la sexualité, toute sexualité, est plus utile que la chasteté, et que la poésie, toute poésie, est plus utile que le
silence... »
Ils ne comprennent pas où elle veut en venir.
« Alors Rimbaud ? Que fait-on de son silence, à la fin ? Et le blanc, tout ce
blanc sur les pages de poésie, dont on ne cesse de nous rappeler l'importance ? Si le
silence est poésie,
doit-il être
utile aussi, ou faut-il tout recommencer ? »
« Il faut. Toujours. Cent
fois sur le métier...
Le silence poétique n’est pas muet, il n’est pas absence de chant. Rimbaud parle toujours : ne l’avons-nous pas cité dix fois aujourd’hui ? La tête tranchée d’Orphée parle toujours. Son
échec n’est pas un échec, nous nous leurrons depuis le début. Orphée est utile comme la poésie et comme les contes, qui
nous rappellent non seulement que les dragons existent, mais qu'ils peuvent être vaincus. »
mercredi 18 avril 2012
La Princesse Va Voter
Une fois n'est pas coutume.
Pour La Princesse, toutes les princesses d'ailleurs, pas seulement celle de Clèves.
Pour les livres. Pour la culture.
Pour tous les "lettrés citoyens".
Pour Hugo, Diderot, Voltaire et les autres, qui doivent voter, eux aussi.
Pour dimanche.
Cette année... par LEMOTIF
Pour La Princesse, toutes les princesses d'ailleurs, pas seulement celle de Clèves.
Pour les livres. Pour la culture.
Pour tous les "lettrés citoyens".
Pour Hugo, Diderot, Voltaire et les autres, qui doivent voter, eux aussi.
Pour dimanche.
Cette année... par LEMOTIF
samedi 3 mars 2012
Rêver un Vers (ou Deux)
Lecture: Jaccottet, L’Ignorant (inclus dans le recueil Poésie : 1946 – 1967)Choisissez trois très brefs passages (chacun d’un ou deux vers) qui vous ont touché, intéressé, fait rêver, fait réagir d’une façon ou d’une autre.Développez vos réactions à chacun de ces trois extraits. Votre développement doit comporter une dimension d’analyse du ou des vers, mais aussi une dimension personnelle que vous pouvez développer autant que vous le souhaitez. Pour une fois dans l’année, la première personne du singulier est acceptée, la digression aussi.Longueur attendue : au moins 20 lignes par passage choisi.
J'aime bien traiter les sujets que je donne aux élèves. Surtout ceux d'invention, ceux qui s'ouvrent, ceux qui ouvrent.
Sans compter qu'en attendant que le premier candidat de la demi-journée ait fini de se préparer, je m'ennuie, je m'ennuie.
Voici donc mon tiers de copie, Madame qui êtes et n'êtes pas moi.
La nuit n'est pas ce que l'on croit, revers du feu
chute du jour et négation de la lumière… ("Au petit jour", p.56)
Il faut croire que de la poésie j'attends encore des révélations, il faut croire que Jaccottet y trouvait encore de telles professions de foi, du temps de L'Ignorant. C'est quand il se trahit qu'il me touche le plus. Me ressemble le plus.
Quand il cède comme ici aux énoncés gnomiques, présent de vérité générale et "on" impersonnel — qui n'a pas grand chose d'impersonnel, n'est pas une facilité, pas ici. Car c'est bien ce que l'on croit, ce que Jaccottet croit lui-même, souvent, lui qui se défie de la nuit dévoreuse, celle qui se glisse entre les amants et fait le jeu du Temps. Alors j'aime ces vers parce qu'ils me flattent, parce que ce on m'exclut, parce que jamais je n'ai cru, moi, toujours j'ai su…
D'ailleurs étrangement j'aime les deux premiers vers du quatrain plus que les suivants qui pourtant donnent à entendre ce secret que je partage. Ce n'est pas seulement une question de vanité (veux-je croire). C'est le rythme aussi qui me touche, alexandrin qui s'emporte et qu'on retient comme un cheval trop fougueux, comme Jaccottet sans doute retient (s'efforce de retenir) cette tentation de l'image et du savoir révélé. Huit et quatre, puis le grand souffle de l'enjambement.
Étrangement, encore, moi qui n'écris qu'en vers libre ou en prose, depuis longtemps, je suis touchée toujours par le rythme des alexandrins, rythme intérieur, connu par cœur, fluide comme ma parole scandée. Et je suis saisie ici par ces vers presque classiques, alexandrins, groupement ternaire et jeu d'antithèses, un grand vers qui se développe, comme au XIXème siècle. Pourtant, et malgré ce lexique d'ombres et de rayons, rien d'hugolien dans ces vers. Le secret est immense, mais chuchoté, en consonnes douces, qui ne sonnent ni n'éclatent, sans trompettes. Un quatrain d'ailleurs suffit à le dire. La révélation elle-même sera à peine formulée, prudente, négative, à l'envers, presque passive : "ce qui reste irrévélé…"
Ce sont toujours les mêmes vers qui m'importent, les premiers, avec leur grand rythme en chiasme, long, court, court, long ; avec leurs mots ardents à la rime ; avec leur grand blason médiéval, avers et "revers du feu". Je vois tout cela, et combien ces vers sont loin d'être les plus représentatifs de la poésie de Jaccottet, mais leur rythme bat en moi : "La nuit n'est pas", quatre, murmure ; "ce que l'on croit", quatre, chuchotis, rime intérieure ; "revers du feu", quatre encore — trois coups qui résonnent sourdement comme les battements d'un cœur plutôt qu'une entrée en scène. Malgré les figures et les effets, le mode est bien mineur, comme toujours chez Jaccottet.
Ce battement de cœur musical murmure à mon oreille une vérité que je sais depuis longtemps mais qui sans doute prime sur toutes les autres. Les seules choses qui importent vraiment, en fin de compte, et me structurent comme elles structurent le monde, les vieux Infinis qui marchent dans l'ombre sur les chemins creux que l'oeil devine sans le saisir. La nuit, la lumière, encadrent ces vers qui feignent de les opposer et rappellent leur lien essentiel.
Doucement, le front couronné de lumière, je baise les lèvres secrètes de la Nuit — "la grande femme de soie noire", "d'ébène et de cristal".
mercredi 22 février 2012
Plus Beau Poème d'Amour ?
Je me demandais il y a peu, à cause de la célébration poétique de la Saint-Valentin par le Guardian, ce que je pourrais bien répondre si on me demandait quel est, pour moi, le plus beau poème d'amour en langue française.
Très étrangement, je n'ai pas pensé à Ronsard, ni à Louise Labé, ni aux Romantiques, ni aux poètes du XXème siècle que j'aime tant (Jaccottet le premier).
J'ai pensé à Verlaine, dont la poésie ne me touche pas toujours, et à ce texte de Parallèlement que je n'ai jamais oublié, "Laeti et errabundi", et dont je ne cite ici que la fin.
Fin bouleversante, que je n'en finis pas d'aimer, écrite alors que la rumeur (alors fausse) de la mort de Rimbaud, venait de l'atteindre, des années après leur rupture.
Très étrangement, je n'ai pas pensé à Ronsard, ni à Louise Labé, ni aux Romantiques, ni aux poètes du XXème siècle que j'aime tant (Jaccottet le premier).
J'ai pensé à Verlaine, dont la poésie ne me touche pas toujours, et à ce texte de Parallèlement que je n'ai jamais oublié, "Laeti et errabundi", et dont je ne cite ici que la fin.
Fin bouleversante, que je n'en finis pas d'aimer, écrite alors que la rumeur (alors fausse) de la mort de Rimbaud, venait de l'atteindre, des années après leur rupture.
Et pour vous ? Quel est le plus beau poème d'amour en langue française ?On vous dit mort, vous. Que le Diable
Emporte avec qui la colporte
La nouvelle irrémédiable
Qui vient ainsi battre ma porte !Je n'y veux rien croire. Mort, vous,
Toi, dieu parmi les demi-dieux !
Ce qui le disent sont des fous.
Mort, mon grand péché radieux,Tout ce passé brûlant encore
Dans mes veines et ma cervelle
Et qui rayonne et qui fulgore
Sur ma ferveur toujours nouvelle !Mort tout ce triomphe inouï
Retentissant sans frein ni fin
Sur l'air jamais évanoui
Que bat mon coeur qui fut divin !Quoi, le miraculeux poème
Et la toute-philosophie,
Et ma patrie et ma bohème
Morts ? Allons donc ! tu vis ma vie !
mardi 21 février 2012
Morningstar
Je ne sais pas trop pourquoi, ces temps-ci, il revient rôder près de moi.
Je sais pourtant bien, je l'écrivais sur ce blog il y a des années, que "cette relation-là est bien moins tendre, bien plus complexe [que toutes les autres, sauf une], et il vaut mieux qu'elle n'aille jamais trop loin..."
J'ai pourtant continué d'écrire sur lui, et de croiser sa route. Pas trop souvent. Heureusement.
Et voici que me revient ce texte, lu et traduit autrefois, dans un autre monde (plusieurs) et d'autres rêves, et j'en suis encore bouleversée.
Je sais pourtant bien, je l'écrivais sur ce blog il y a des années, que "cette relation-là est bien moins tendre, bien plus complexe [que toutes les autres, sauf une], et il vaut mieux qu'elle n'aille jamais trop loin..."
J'ai pourtant continué d'écrire sur lui, et de croiser sa route. Pas trop souvent. Heureusement.
Et voici que me revient ce texte, lu et traduit autrefois, dans un autre monde (plusieurs) et d'autres rêves, et j'en suis encore bouleversée.
THE LAMENT FOR LUCIFERQue fais-tu là exactement, Lux ?
Close my eyes to the sunliqht,
My Morning Star, my storm.
Fold your wings in grace and take your leave of me.
Taste my blessings; as you go.
We will not lie as one again
For my womb is a garden of rot.
My heart is ashes.
My tears are blood.
Hunt well, my breath, and take with you
The bones of our children, wrapped in palm leaves.
Scatter them to the horizon and allay their cries.
I shall tend a grave of deep water
And shall wash away our enemies.
Bide well, my desert wind,
Hold aloft your blade and oil it with tears.
I shall be the owl upon the night wind,
The cat with silent paws
And the serpent at the heels of Caine.
I shall be the seed of tears, but my eyes shall be sand and silence,
My heart shall be the desert and the sea,
And my cry shall be the owl gone hunting
As the sun departs my sky.
Weep not, my beloved,
But hold me close in your distant chase.
We shalt be the thorns of ruined Eden
Forget me not
Sun to my moon
Cry to my silence.
jeudi 16 février 2012
The Touch of Dream
Le jour de la Saint-Valentin, j'ai découvert de très geek célébrations de cette fête mal-aimée, et sans doute à raison.
En particulier cette carte, qui figurait dans la délicieuse liste du toujours formidable site The Mary Sue :
Et cette vidéo, dont ceux qui me connaissent savent quelle image m'a touchée le plus :
Happy Valentine's Day from LOVEFiLM on Vimeo.
Mais je suis une prof de lettres autant qu'une geek, et j'ai aussi découvert les multiples poèmes d'amour en anglais proposés par le Guardian à cette occasion.
Ma découverte favorite a sans doute été "Touch" de Thom Gunn que vous pouvez écouter, lu par Blake Morrison, sur le site du Guardian.
Ou lire vous-même :
Et vous saurez alors pourquoi je l'ai tant aimé. Pour la justesse et la précision des sensations qu'il décrit, dans cet instant intime et rarement conté du coucher auprès de l'aimé endormi. Mais aussi pour ses références au royaume du rêve, au Dreaming, que tous ses habitués reconnaîtront,comme moi, dans la dernière strophe.
And the touch of Dream himself is so precious to me.
Puissiez-vous avoir vécu une belle journée, auprès de vos aimés, ou de Dream qui est sans doute en ce jour le Valentin de tous ceux qui n'en ont pas.
En particulier cette carte, qui figurait dans la délicieuse liste du toujours formidable site The Mary Sue :
Et cette vidéo, dont ceux qui me connaissent savent quelle image m'a touchée le plus :
Happy Valentine's Day from LOVEFiLM on Vimeo.
Mais je suis une prof de lettres autant qu'une geek, et j'ai aussi découvert les multiples poèmes d'amour en anglais proposés par le Guardian à cette occasion.
Ma découverte favorite a sans doute été "Touch" de Thom Gunn que vous pouvez écouter, lu par Blake Morrison, sur le site du Guardian.
Ou lire vous-même :
Touch by Thom GunnYou are already
asleep. I lower
myself in next to
you, my skin slightly
numb with the restraint
of habits, the patina of
self, the black frost
of outsideness, so that even
unclothed, it is
a resilient chilly
hardness, a superficially
malleable, dead
rubbery texture.
You are a mound
of bedclothes, where the cat
in sleep braces
its paws against your
calf through the blankets,
and kneads each paw in turn.
Meanwhile and slowly
I feel a is it
my own warmth surfacing or
the ferment of your whole
body that in darkness beneath
the cover is stealing
bit by bit to break
down that chill.
You turn and
hold me tightly, do
you know who
I am or am I
your mother or
the nearest human being to
hold on to in a
dreamed pogrom.
What I, now loosened,
sink into is an old
big place, it is
there already, for
you are already
there, and the cat
got there before you,
it is hard to locate.
What is more, the place is
not found but seeps
from our touch in
continuous creation, dark
enclosing cocoon round
ourselves alone, dark
wide realm where we
walk with everyone.
Et vous saurez alors pourquoi je l'ai tant aimé. Pour la justesse et la précision des sensations qu'il décrit, dans cet instant intime et rarement conté du coucher auprès de l'aimé endormi. Mais aussi pour ses références au royaume du rêve, au Dreaming, que tous ses habitués reconnaîtront,comme moi, dans la dernière strophe.
And the touch of Dream himself is so precious to me.
Puissiez-vous avoir vécu une belle journée, auprès de vos aimés, ou de Dream qui est sans doute en ce jour le Valentin de tous ceux qui n'en ont pas.
samedi 14 janvier 2012
Au Secours, Mères Allaitantes En Vue
J'ai allaité mon fils pendant huit mois. C'était l'an dernier seulement, et c'est une expérience qui laisse des traces. J'en ai parlé en détail sur Geekmom (en anglais).
Une fois n'est pas coutume, je vais laisser les mots s'effacer derrière les images. Parce qu'il s'agit bien d'image, ici. Pas de savoir si l'allaitement asservit les femmes ou s'il est le devoir sacré de toute mère, pas même de savoir ce qu'il nous apprend sur notre espèce et sur nous-mêmes.
Il s'agit de savoir si l'on peut montrer une mère allaitante.
Si l'on peut la regarder.
Si c'est indécent.
Si c'est provocateur.
Il s'agit de savoir ce que ces récents débats disent de nos sociétés et du regard qu'elles portent sur le corps féminins.
Il s'agit d'images.
En voici deux.
La couverture du premier épisode d'un comic book américain qui a suscité la violente réaction d'un autre illustrateur et un débat qui s'est répandu comme le Web le permet désormais, de tweets en blogs et retour, à l'infini.
Vous pouvez lire par exemple la réaction initiale de l'auteur offensé, et la réponse de l'illustratrice mise en cause, Fiona Staples, sur Comics Alliance.
Pour ma part, je ne saurais dire combien je suis heureuse de voir enfin une super-héroïne allaiter, moi qui déplorais que les littératures de l'imaginaire fassent si peu usage des possibilités offertes par le lait maternel et ses mystères. J'ai même le vague projet d'une histoire de fantasy dont l'héroïne serait une nourrice.
Par hasard, les hasards du calendrier des expositions d'art, je suis tombée quelques jours plus tard sur ce tableau attribué à Léonard de Vinci ou l'un de ses élèves, La Madonna Litta.
Je n'en suis pas venue à comparer l'iconographie de notre temps à celle de la Renaissance. Je me suis simplement émue du visage de Marie, tendre, émerveillé, concentré sur l'enfant et comme illuminé par lui — et qu'on peut lire de manière profane, tant cette lumière de l'acte, de l'intimité du lien, ne dépend pas de la nature divine de l'enfant.
Et je me suis amusée, aussi, de constater que Marie porte sur ce tableau une robe d'allaitement, fort réaliste, avec des fentes verticales fermées de points lâches qui s'écartent pour permettre l'accès au sein. Moderne ?
Pour le reste, je vous laisse juges.
Une fois n'est pas coutume, je vais laisser les mots s'effacer derrière les images. Parce qu'il s'agit bien d'image, ici. Pas de savoir si l'allaitement asservit les femmes ou s'il est le devoir sacré de toute mère, pas même de savoir ce qu'il nous apprend sur notre espèce et sur nous-mêmes.
Il s'agit de savoir si l'on peut montrer une mère allaitante.
Si l'on peut la regarder.
Si c'est indécent.
Si c'est provocateur.
Il s'agit de savoir ce que ces récents débats disent de nos sociétés et du regard qu'elles portent sur le corps féminins.
Il s'agit d'images.
En voici deux.
La couverture du premier épisode d'un comic book américain qui a suscité la violente réaction d'un autre illustrateur et un débat qui s'est répandu comme le Web le permet désormais, de tweets en blogs et retour, à l'infini.
Vous pouvez lire par exemple la réaction initiale de l'auteur offensé, et la réponse de l'illustratrice mise en cause, Fiona Staples, sur Comics Alliance.
Pour ma part, je ne saurais dire combien je suis heureuse de voir enfin une super-héroïne allaiter, moi qui déplorais que les littératures de l'imaginaire fassent si peu usage des possibilités offertes par le lait maternel et ses mystères. J'ai même le vague projet d'une histoire de fantasy dont l'héroïne serait une nourrice.
Par hasard, les hasards du calendrier des expositions d'art, je suis tombée quelques jours plus tard sur ce tableau attribué à Léonard de Vinci ou l'un de ses élèves, La Madonna Litta.
Je n'en suis pas venue à comparer l'iconographie de notre temps à celle de la Renaissance. Je me suis simplement émue du visage de Marie, tendre, émerveillé, concentré sur l'enfant et comme illuminé par lui — et qu'on peut lire de manière profane, tant cette lumière de l'acte, de l'intimité du lien, ne dépend pas de la nature divine de l'enfant.
Et je me suis amusée, aussi, de constater que Marie porte sur ce tableau une robe d'allaitement, fort réaliste, avec des fentes verticales fermées de points lâches qui s'écartent pour permettre l'accès au sein. Moderne ?
Pour le reste, je vous laisse juges.
dimanche 8 janvier 2012
Atelier d'Ecriture: Un Nom, un Destin
La consigne suivante de mon atelier d'écriture imposait d'écrire un début de nouvelle mettant en scène un personnage au nom prédestiné, en jouant justement sur les possibilités, connotations, sonorités de ce nom.
Avez-vous déjà rencontré de ces obsessions poursuivies jusqu'à la folie ? Elles peuvent naître d'un rien, d'une rencontre trop prometteuse en un moment trop solitaire, d'un pas de côté qui nous laisse entrevoir un instant l'Autre Monde dont nous rêverons toujours de retrouver le chemin, parfois d'un livre trop mystérieux, ou d'une absence inexpliquée.
Parfois la folie naît d'un simple nom.
Encore qu'il soit difficile de qualifier de simple le nom de Dragomira Chaudezembre.
Bien des femmes de sa famille avaient été prénommées Hestia. Hestia Chaudezembre, voilà un nom qui, pour être dense, avait l'avantage d'être cohérent, d'annoncer un univers de certitudes. Une Hestia Chaudezembre savait quel monde serait le sien, celui des magies riches et tranquilles du foyer. Elle serait mère puis grand-mère, porterait des jupes amples ornées de guirlandes d'enfants, sa maison serait un phare dont on verrait de loin la lueur rougeoyante, accueillante, et sa cuisine un havre plus précieux encore. Les hommes l'aimeraient d'autant plus qu'elle ne leur semblerait pas menaçante, que jamais ils ne comprendraient vraiment quelle puissance ronflait dans sa cheminée et mijotait dans ses marmites. La grand-tante de Dragomira se nommait ainsi, et elle était telle que son nom l'annonçait.
Mais voilà : à cause d'un oncle trop beau, trop tendrement aimé, trop téméraire, qui avait eu la sottise de mourir dans quelque guerre un mois avant sa naissance, la fillette hérita de son prénom à peine féminisé. Comme s'il était possible de féminiser un prénom pareil, comme s'il était possible d'avoir une taille fine et des boucles soyeuses, quand votre mère vous avait baptisée Dragomira ! De fait, elle devint une adolescente aux grands pieds, aux épaules carrées, la mâchoire en avant, butée sur une révolte permanente et pour ainsi dire innée. Elle n’avait pas même hérité la chevelure cuivrée de son père : ses cheveux étaient raides et châtains, mais dans ses yeux noirs brûlait parfois une étonnante flamme qu’il était peut-être trop facile d’attribuer à la colère.
Le statut de notables des Chaudezembre avait épargné aux filles de la famille les déclinaisons grivoises que permettait leur patronyme. Mais Dragomira manquait tant de prestance qu’elle fut la première à les subir — encore qu’on se demandât bien d’où elle pouvait être chaude, ricanaient les garçons du village. Elle n’imagina pas d’autre recours que la bagarre : elle rendit coup pour coup, et pour une fois sa carrure la servit, à cet âge où les filles dépassent souvent d’une tête les garçons. Les plaisanteries cessèrent : on ne ricanait plus que dans son dos, et sur un air différent. Ce fut sans doute à ce moment que l’association naquit, pas auparavant : « Dragomira est un dragon, Dragomira est un dragon ! » Et de mimer la bête avec sa démarche pataude, ses ailes gigantesques traînant derrière elle sur le sol. Les plus hardis l’accompagnaient de grondements féroces — alors la jeune fille se retournait et leur cassait la figure, presque rituellement.
Il y avait pourtant bien un grondement dans ce nom-là, dans cette gorge-là, qui commençait de se faire entendre. Si Chaudezembre était un félin, le ronflement inquiétant mais contrôlé d’un feu, la sauvagerie ronronnante et madrée d’un chat, Dragomira grondait comme un tonnerre, révélant le roc sous la fourrure, la Bête sous la jeune fille.
Bientôt elle partirait en chasse : puisqu’on le voulait ainsi, elle irait au Dragon et le combattrait. Que l’existence d’une telle créature soit improbable n’entrait pas en ligne de compte, et sa réflexion ne manquait pas d’une certaine logique : s’il existait des jeunes filles appelées Dragomira Chaudezembre, il devait bien exister des Dragons.
Avez-vous déjà rencontré de ces obsessions poursuivies jusqu'à la folie ? Elles peuvent naître d'un rien, d'une rencontre trop prometteuse en un moment trop solitaire, d'un pas de côté qui nous laisse entrevoir un instant l'Autre Monde dont nous rêverons toujours de retrouver le chemin, parfois d'un livre trop mystérieux, ou d'une absence inexpliquée.
Parfois la folie naît d'un simple nom.
Encore qu'il soit difficile de qualifier de simple le nom de Dragomira Chaudezembre.
Bien des femmes de sa famille avaient été prénommées Hestia. Hestia Chaudezembre, voilà un nom qui, pour être dense, avait l'avantage d'être cohérent, d'annoncer un univers de certitudes. Une Hestia Chaudezembre savait quel monde serait le sien, celui des magies riches et tranquilles du foyer. Elle serait mère puis grand-mère, porterait des jupes amples ornées de guirlandes d'enfants, sa maison serait un phare dont on verrait de loin la lueur rougeoyante, accueillante, et sa cuisine un havre plus précieux encore. Les hommes l'aimeraient d'autant plus qu'elle ne leur semblerait pas menaçante, que jamais ils ne comprendraient vraiment quelle puissance ronflait dans sa cheminée et mijotait dans ses marmites. La grand-tante de Dragomira se nommait ainsi, et elle était telle que son nom l'annonçait.
Mais voilà : à cause d'un oncle trop beau, trop tendrement aimé, trop téméraire, qui avait eu la sottise de mourir dans quelque guerre un mois avant sa naissance, la fillette hérita de son prénom à peine féminisé. Comme s'il était possible de féminiser un prénom pareil, comme s'il était possible d'avoir une taille fine et des boucles soyeuses, quand votre mère vous avait baptisée Dragomira ! De fait, elle devint une adolescente aux grands pieds, aux épaules carrées, la mâchoire en avant, butée sur une révolte permanente et pour ainsi dire innée. Elle n’avait pas même hérité la chevelure cuivrée de son père : ses cheveux étaient raides et châtains, mais dans ses yeux noirs brûlait parfois une étonnante flamme qu’il était peut-être trop facile d’attribuer à la colère.
Le statut de notables des Chaudezembre avait épargné aux filles de la famille les déclinaisons grivoises que permettait leur patronyme. Mais Dragomira manquait tant de prestance qu’elle fut la première à les subir — encore qu’on se demandât bien d’où elle pouvait être chaude, ricanaient les garçons du village. Elle n’imagina pas d’autre recours que la bagarre : elle rendit coup pour coup, et pour une fois sa carrure la servit, à cet âge où les filles dépassent souvent d’une tête les garçons. Les plaisanteries cessèrent : on ne ricanait plus que dans son dos, et sur un air différent. Ce fut sans doute à ce moment que l’association naquit, pas auparavant : « Dragomira est un dragon, Dragomira est un dragon ! » Et de mimer la bête avec sa démarche pataude, ses ailes gigantesques traînant derrière elle sur le sol. Les plus hardis l’accompagnaient de grondements féroces — alors la jeune fille se retournait et leur cassait la figure, presque rituellement.
Il y avait pourtant bien un grondement dans ce nom-là, dans cette gorge-là, qui commençait de se faire entendre. Si Chaudezembre était un félin, le ronflement inquiétant mais contrôlé d’un feu, la sauvagerie ronronnante et madrée d’un chat, Dragomira grondait comme un tonnerre, révélant le roc sous la fourrure, la Bête sous la jeune fille.
Bientôt elle partirait en chasse : puisqu’on le voulait ainsi, elle irait au Dragon et le combattrait. Que l’existence d’une telle créature soit improbable n’entrait pas en ligne de compte, et sa réflexion ne manquait pas d’une certaine logique : s’il existait des jeunes filles appelées Dragomira Chaudezembre, il devait bien exister des Dragons.
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