samedi 22 juillet 2006

ARCHIVES AMOUREUSES : L'ŒUVRE AU ROUGE

Puisque l'été est la saison des amours. Puisque l'été dernier j'ai écrit celles de mes personnages fictifs favoris.
( Voir : Aimer des personnages fictifs - août 2005)
Puisque celui que j'aime (le plus) en ce moment ne doit pas être nommé.

Je retrouve d'anciennes archives, d'anciennes amours.
Dans un château du XVIIIe siècle, portant le nom de Morphise, j'ai aimé trois hommes. Un surtout, qui fut mon oeuvre au rouge, et qui mourut trop tôt.

Traduction d’une lettre cryptée de Morphise au comte de Saint Alban

Versailles, le 2 février 1746,

Mon ami,

Voici que cette nuit, ma première nuit de vrai sommeil depuis que j’ai quitté Valclérieux, j’ai rêvé.
Et tel fut mon rêve : je me tenais sur un immense échiquier et portais les atours d’une blanche reine guerrière. J’affrontais, armée d’une étrange épée, la reine adverse, mais celle-ci était rouge, non pas noire. Et quelque chose dans sa parure m’évoquait celle de notre redoutable hôtesse la marquise de Thianges. Cependant je remportais ce combat, et toutes les autres pièces se volatilisaient. Alors deux laquais se présentaient devant moi, portant des coussins précieux. Sur l’un de ces coussins reposait une couronne. Mais sur l’autre, qu’on me présentait en premier, je voyais trois roses. Une blanche, une rouge, une noire. Et une voix résonnait, prononçant ces mots : La passion — la loyauté — l’amour. Dans un instant vertigineux, je distinguais autour de moi une foule de gens masqués, en habits de bal. Et je comprenais qu’il me fallait prendre deux décisions. J’hésitai. Je choisis. Et ce choix devait être le bon, puisque le second laquais déposa sur ma tête la couronne.
Je m’éveillai avec aux lèvres un goût très reconnaissable : du sel.

J’ai songé et médité, depuis. J’ai hésité à prendre le risque de cette lettre.

Mais voici : dans mon rêve j’ai eu à comprendre d’abord quelle rose correspondait à chaque sentiment ; j’ai eu ensuite à décider de la personne à qui je remettrais chacune de ces roses.
La première révélation fut rapide : la passion n’était pas, comme on aurait pu le croire, représentée par la rose écarlate. La passion, la perte de contrôle, le surgissement de nos instincts, ne pouvait être que la rose noire. De là se faisait aisément la suite de la répartition : l’amour était donc rouge, et blanche la loyauté. Alors je pris sur le coussin la fleur ténébreuse et me dirigeai sans hésiter vers celui à qui elle revenait de droit. Je n’eus pas à le chercher : aucun masque ne saurait voiler sa vénéneuse clarté, aucun habit dissimuler la grâce de sa haute silhouette. Je remis la rose noire aux mains de Giacomo, qui s’inclina et se fondit aussitôt dans la foule. Et je ressentis un grand soulagement, comme si un lourd fardeau était retiré de mes épaules. Toute rancœur m’avait quittée, et en même temps tout désir pour lui. Je revins vers le coussin et contemplai les deux autres fleurs : je saisis la rose blanche et me retournai vers les invités. Sous un masque je reconnus la vivacité de votre regard, et fis quelques pas vers vous. N’était-ce pas là un choix évident ? Ma loyauté ne vous revenait-elle pas ? Ne l’avais-je pas confirmé, en décidant de vous être fidèle plutôt qu’à Grantham ? Et votre nom lui-même, Saint Alban, ne portait-il pas en lui ce blason immaculé ? Cependant je déviai mes pas et dans une profonde révérence c’est à un autre que vous que je tendis la fleur : le Roi, auprès de qui se tenait la marquise de Pompadour. Et d’un geste gracieux, ils l’acceptèrent. Et à nouveau je me sentis légère et emplie d’une grande sérénité.
Restait la rose rouge.

Sans doute pourrais-je terminer là cette lettre. Nos esprits et nos savoirs sont assez proches pour que vous y déchiffriez les mêmes signes que moi. Bien sûr l’ordre des trois couleurs n’avait rien d’anodin, reflétant notre parcours à tous, et ma place sur ce chemin. L’œuvre au noir s’estompe dans mon passé comme les souvenirs des mois fiévreux aux bras de Casanova. Ce furent les ténèbres balbutiantes de mes premiers pas dans le monde et dans l’Ordre, ce fut le noir de mes vêtements de trop jeune veuve, ce furent les abîmes obscurs du plaisir. Ce furent encore, jusqu’aux dernières nuits, les doutes et l’amertume qui me tiraient en arrière.
L’œuvre au blanc m’est plus proche, de bien des façons. Ce sont mes dernières années : le blanc de l’hermine royale, le blanc des langes de mon enfant, la radieuse lumière de la couronne de France et des arts chers à mon cœur comme à celui de mon amie de Pompadour. C’est la naissance et la renaissance, l’apprentissage de la paix.
Mais à présent j’entre dans une troisième couleur et dans une troisième ère. Tout dans les heures de Valclérieux l’attestait : l’offre de participer au rituel de Némès, le rôle qui m’était dévolu, malgré ma méfiance, malgré notre trahison — les minutes de méditation dans la chapelle amenant à ma décision — Grantham me demandant de prendre sa succession à la tête de la L:.A:., me déclarant digne de ce grade, ce que je ne saurais être déjà.
Tout dans mon rêve de cette nuit en témoigne : l’affrontement contre la Reine Rouge, la victoire, la couronne, la troisième rose.
Et telle est bien la première et la plus surprenante des révélations que m’offre l’œuvre au rouge : ce mot d’amour, que je croyais une illusion des premiers pas. A présent je vois bien mon erreur : car l’amour en effet ne saurait exister dans l’œuvre au noir, qui ne connaît que la passion ; l’amour ne saurait exister dans l’œuvre au blanc, qui ne permet que l’affection ; l’Amour, qui est accomplissement, qui est union, ne peut être que l’une des clefs de l’œuvre au rouge.

Reste, donc, la troisième rose, dont le don ne peut être imposé, ni être public ; la rose rouge qui ne peut être offerte si elle n’est acceptée.
Et le goût du sel, qui n’est plus celui des larmes.

Reste la rose rouge. Et je ne puis, vraiment, en dire plus.

Morphise

5 commentaires:

Anonyme a dit…

... Puisque tu me l'as demandé, même si je ne considère pas la première phrase comme digne d'apparaître ici...
Mais surtout puisque je ne peux résister à la tentation de publier ouvertement mon admiration, même si c'est - bien sûr! - ce que tu m'as demandé d'omettre...

"Le nom de la rose...

Tellement d'autres se trompent sur la nature de la passion et tombent ainsi dans la facilité du grandiose, de la violence et de la douleur.

Et quel art! Savoir nous frustrer si délicieusement et si délicatement qu'on ne songerait même à t'en faire le reproche. Une moins habile aurait achevé le récit et flétri la dernière rose rouge.

Merci d'avoir retrouvé cette archive."

Mille roses pour toi, de la couleur de ton choix.

Alba a dit…

Merci, ma trop flatteuse amie...

Anonyme a dit…

C'est vrai qu'elle est douée pour frustrer en douceur

Alba a dit…

C'est bizarre, j'ai l'impression que tu ne parles pas de la même frustration que Christelle... :p

Anonyme a dit…

Merci, mille merci my dear, dearest Breda, de ces moments de beauté.

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