samedi 8 août 2009

UN JEDI APPREND ET SE SOUVIENT (2)

2. L’effet, et non la cause

« Tourne à gauche. Quel est cet arbre ?
— Un acacia, Maître.
— Bien. Y a-t-il de la Force en lui ?
— Bien sûr.
— Moins ou davantage qu’en toi ? »
Le padawan hésite un instant : « Moins, Maître.
— Très bien. Pourquoi ? »
Le jeune homme se tait. Les réponses se bousculent dans son esprit, les paroles de ses maîtres, mais voici qu’aucune ne semble convenir. Ils s’engagent sur un petit pont. Il n’est jamais venu dans cette partie du jardin du Temple.
« Les animaux, les plantes, la Force est-elle en eux ?
— Oui, Maître.
— Pourquoi alors ne l’utilisent-ils pas ?
— Ils l’utilisent.
— Bien. Mais pourquoi moins que toi ? »
L’adolescent hésite, à nouveau. Il s’efforce de faire le vide dans son esprit. Il y parvient, ici, plus facilement que de coutume. Les arbres, l’eau, le jardin dégagent une paix plus palpable encore que dans le reste du Temple. Son esprit est blanc, ouvert, comme il doit l’être. Pourtant aucune réponse ne surgit. Il risque :
« Parce que personne ne le leur a appris ? »
Son Maître éclate de rire, mais ce n’est pas un rire moqueur.
« Voilà une idée originale. Je serais curieux de découvrir un Maître Jedi enseignant aux bêtes ou aux arbres les voies de la Force. Peut-être quelqu’un l’a-t-il tenté. Nous chercherons dans les Archives, tout à l’heure. » Quand il ignore quelque chose, Qui-Gon Jinn ne cherche jamais à le dissimuler. « Mais pour l’instant, allons nous asseoir ici, près du lac. »
Seulement ils ne sont pas seuls. Quelqu’un se tenait là, qui s’est levé à leur approche. Une fillette, jolie et étrange, au petit visage grave encadré de cheveux argentés. Elle les salue, et s’apprête à s’éloigner, mais Qui-Gon lui sourit.
« Ne pars pas. Tu étais ici avant nous. Tu aimes cet endroit ? »
Elle lui rend son sourire. Il a toujours su s’y prendre avec les enfants.
« Oui, Maître Jinn. C’est… mon endroit préféré, au Temple.
— Ah. Dans ce cas, rassieds-toi. Tu peux aussi profiter de la leçon. »
Elle obéit ; ils l’imitent. Obi-Wan sourit à la fillette, plus maladroitement que son maître. Ses yeux bleus grand ouverts, elle écoute.
« Pourquoi cet endroit est-il plaisant ?
— Parce que la Force y est puissante, répond promptement Obi-Wan.
— Et pourquoi y est-elle puissante ? »
Le jeune homme hésite encore. La présence de la petite fille le met mal à l’aise.
« La paix… murmure-t-il.
— Non, Obi-Wan. La paix est l’effet, non la cause. »
Ils se taisent. Qui-Gon se tourne vers l’enfant.
« Ce lieu te plaît-il moins, quand tu n’y es pas seule ? »
Elle aussi est intimidée : « Cela n’était jamais arrivé, avant aujourd’hui. »
— Et aujourd’hui, donc ? sourit Qui-Gon. Le lieu est-il moins paisible depuis que nous sommes là ?
— Oui, murmure l’enfant.
— La Force y est-elle moins puissante ? »
Elle lève les yeux vers lui : « Non. Elle est… plus puissante. »
Qui-Gon lui sourit gentiment, et se retourne vers son padawan :
« Pourquoi, donc ? »
Obi-Wan se tait, sourcils froncés.
« Pourquoi ne formules-tu pas la réponse que tu penses ?
— Parce qu’elle ne peut pas être juste.
— Laisse m’en juge.
— Elle est plus puissante parce que… nous y avons ajouté la nôtre ?
— Bien entendu.
— Mais, Maître… il ne devrait pas en être ainsi. La Force est une, elle est partout, sa nature n’a rien… d’arithmétique. »
Qui-Gon Jinn hésite. Ce qu’il s’apprête à formuler serait considéré comme une hérésie par le Conseil, et il a un autre témoin qu’Obi-Wan, une très jeune padawan, avec les cheveux d’argent de la Maison Qel’Sayan.
« En un point tu as raison, dit-il, il ne s’agit pas ici d’arithmétique. »
Il ramasse un bâton. « Sans doute ne savez-vous pas que c’est en ce lieu précis que fut fondé le Temple, il y a quelques milliers d’années. » Obi-Wan va pour parler, se ravise. Son Maître lui sourit : « Et oui : cela aussi est un effet, non une cause.
— Le Temple a été fondé en ce lieu parce que la Force y était puissante.
— Exactement. » Il pointe son bâton vers les rochers émergeant du petit lac.
« Distingues-tu les signes sur ces pierres ? »
Le jeune homme se lève, se penche sur les rochers. Il entre dans l’eau, nettoie l’humus vert qui recouvre les pierres.
« Astar ! s’exclame-t-il. Un ancien culte de la fécondité ! » Il est si stupéfait qu’il a parlé avant de se souvenir de la présence de la fillette.
« Très bien, Obi-Wan. Fais le tour. Va observer le cercle plus loin. »
Le padawan hésite un instant, regarde autour de lui. Il ne voit pas de cercle.
« Sur l’îlot, articule la voix claire de la fillette. On ne le voit pas bien. Il ne reste que la moitié d’un cercle. »
Il se tourne vers l’endroit qu’elle désigne. Pas bien ? On ne le distingue pas du tout, si l’on regarde avec ses yeux. Mais il reste en effet l’empreinte d’un cercle, dans la Force. Il va jusqu’à l’îlot.
« Touche le. » dit Qui-Gon.
Obi-Wan comprend qu’il s’agit de toucher avec davantage que ses doigts, toucher avec son esprit, toucher la Force. Il effleure. Des traces infimes, un affaissement, une marque sombre — il se redresse, et fait face à son Maître. Il est un peu pâle.
« Et bien ? »
Il hésite. À nouveau à cause de l’enfant : elle aime tant cet endroit, et s’il parle, elle ne le verra plus de la même façon. Elle attend sa réponse, pourtant, sans détourner le regard.
« Du sang » murmure l’adolescent. Il n’ose pas dire plus.
La petite fille remue un peu, dévisage Qui-Gon du coin de l’œil. Il est très calme.
« Bien. En revenant vers nous, regarde un peu le long du gros rocher. »
L’ombre abandonne le visage de l’enfant. Elle s’exclame :
« Je sais ! Il y a de très vieilles peintures, on les voit mal, une espèce de fresque, elle a au moins dix mille ans. »
Obi-Wan le constate. Il revient s’asseoir près d’eux. Il est perturbé. On a célébré des cultes païens, on a peint, on a forniqué, on a engendré, on a tué ici. Et pourtant la merveilleuse paix n’a pas disparu. La Force est puissante ici. Il lève les yeux vers son Maître.
« Comprends-tu, Obi-Wan ? demande-t-il, très doucement.
— Je crois, Maître.
— Dis ce que tu as compris.
— La Force, c’est la vie, Maître. »
Aucun des trois ne sourit. Mais ils restent assis en silence, l’enfant, l’adolescent et l’homme sage, et la Force qui les relie.

Je ne savais pas alors, je savais si peu de choses. Je devinais pourtant qu’il ne fallait pas parler de cette discussion. Je la gardais en moi comme un secret : j’étais une enfant.
Des années plus tard, j’ai su que Qui-Gon Jinn défendait ici une thèse des plus minoritaires chez les Jedi, et que le Conseil lui en tenait rigueur. Je comprends bien pourquoi : si la Force et la vie ne font qu’une, pourquoi alors les Jedi devraient-ils s’éloigner des modes de vie plus traditionnels ? Pourquoi les Jedi ne devraient-il pas aimer, souffrir, engendrer ? Le Conseil s’inquiétait : ce serait une voie ouverte au Côté Obscur.
Personne, pourtant, n’a jamais accusé Qui-Gon, ni Obi-Wan Kenobi, de la moindre sympathie pour le Côté Obscur.
Je ne suis qu’une jeune fille, et ma compréhension de ces choses est infime. Cependant j’ai souvent tourné dans mon esprit les paroles de Qui-Gon, et voici ce que je pense. La Force crée la vie, et la vie crée la Force en retour. Seulement la mission de l’Ordre Jedi n’a jamais été de créer de la Force, mais bien de la comprendre, de la canaliser, de l’équilibrer. Et pour toutes ces tâches il convient d’éloigner son esprit de ce que nous étudions : il est impossible d’observer une constellation si nous sommes en train de brûler à la surface d’une de ses étoiles.
Cependant — je suis retournée souvent à cet endroit, près du lac. Cependant, donc, la Force naît bien de ce qui en nous est vivant, ou vif. Si nous perdons ce quelque chose, ce vif, alors la Force décroîtra et nous abandonnera. Pas l’univers, où la vie continuera — elle n’abandonnera que notre corps. On pouvait lire la Force dans l’incroyable vivacité des yeux de Qui-Gon Jinn, comme on peut la lire dans l’humour déconcertant de Maître Yoda. On la lit aussi dans le temps : la Force est la mémoire de la terre, la conservation des empreintes.
Un Jedi, donc, doit apprendre et se souvenir.
Je me souviens de tout cela.
Je me souviens aussi, il y a cinq ans, d’avoir senti la mort de Qui-Gon Jinn, comme j’avais senti autrefois celle de mon grand-père, ou plus précisément encore. Non parce que j’étais plus proche de lui — je l’avais très peu revu depuis la scène près du lac — mais parce que ma sensibilité à la Force était plus grande.
Je l’ai senti, et c’était très exactement cela : une étoile qui s’éteint, étreignant mon cœur, et la beauté de l’univers qui continue.
Je m’en souviens très bien : d’abord une larme a roulé sur ma joue ; ensuite j’ai souri. C’est à ce moment seulement que j’ai vraiment compris la phrase de Maître Yoda et la leçon de Maître Qui-Gon : cette larme et ce sourire, à parts égales, étaient la vie — étaient la Force. Et l’univers faisait mieux que continuer : il recommençait.

1 commentaire:

Maiwenn a dit…

Magnifique texte, merci. :)