mardi 20 décembre 2011

Fragment Hivernal

A l'occasion d'une consigne d'atelier d'écriture, j'ai écrit l'an dernier ce fragment d'une nouvelle que j'espère encore à venir. Une nouvelle très en retard puisqu'elle aurait dû faire partie du Butin d'Odin chez Argemmios (un appel à textes de 2009…), une nouvelle dont l'inspiration première était :
- une citation de Tolkien dans
The Lord of the Rings: "He said that if I had the cheek to make verses about Eärendil in the house of Elrond, it was my affair."
- la légende nordique d'Aurvandil
- et une chanson de Celtic Frost.


« Tu as toujours été un putain de veinard. »
Aurvandil sourit derrière le casque. Il ne peut pas s’en empêcher, malgré tout. Parce que c’est vrai, que la chance l’a toujours accompagné, même à présent. Il a mal partout, il lutte avec ses doigts engourdis, maladroits sous les gants épais, il s’efforce de ne pas prendre appui sur son pied blessé, de ne pas penser au spectacle qui l’attend dans le reste du vaisseau. De ne pas regarder le corps de son second qu’il installe sur la couchette de l’infirmerie.
« Les Nornes… t’ont à la bonne… couches avec ? »
Son corps est friable comme la glace qui l’a saisi, sa peau est d’un blanc cireux, veiné de bleu, tâché du noir et du pourpre des tissus nécrosés. Son pouls est si lent qu’il est presque imperceptible. Et il parle, l’imbécile. Comment peut-il parler ? Pour dire de pareilles conneries, en plus.
« …blague… Dis à ma femme… »
Il s’immobilise, un corps à jamais gelé, passé dans l’Hiver éternel. Aurvandil le regarde, à présent, et se tait, incapable de prononcer une bénédiction. Est-ce le froid qui colle sa langue au palais ? Pas sous le casque.
Alors, puisqu’il est trop tard, puisqu’il n’y a plus rien d’autre à faire, il retourne sur la passerelle de commandement, passe au milieu des statues de glace qui furent ses compagnons, et va s’asseoir sur son fauteuil, face au vide.
Dis à ma femme…
Il lui restera à inventer la fin. Ce n’est pas difficile. Ce n’est pas la première fois qu’il perd un homme, il faut toujours inventer un message pour les veuves, sans même ce début de vérité, la plupart du temps.
Mais ils sont allés si loin, cette fois. Ils ont atteint la zone où les étoiles gèlent, où les vérités tuent.
Tu as toujours été un putain de veinard.
Il en est ainsi. La chance est une forme de magie. Il est seul dans un vaisseau glacé de cadavres et, lentement, il remet les moteurs en marche. Les étoiles dehors semblent dégeler aussi, elles palpitent, leurs cœurs de feu fondent leurs armures de glace. Aurvandil n’a jamais pu décider si elles appartenaient aux ténèbres ou à la lumière. Cela devient terriblement important, soudain, il ne sait pas trop pourquoi.
Son cerveau fonctionne au ralenti. C’est le froid. Peut-être est-il plus atteint qu’il ne l’avait pensé.
Les lumières du vaisseau se rallument peu à peu. Il se lève, avec effort. Les écrans ne suffisent plus, il doit voir ces foutues étoiles de plus près, à travers les vitres panoramiques. Elles clignotent. Aurvandil a souvent rêvé que c’était un langage, une sorte de Morse, qu’il serait un jour capable de décrypter. Qui d’autre que lui le pourrait ? Qui est allé aussi loin que lui, aux quatre confins de l’espace ?
A qui d’autre parleraient les étoiles ?
Par la trappe d’évacuation il fait glisser, un à un, les corps de ses hommes. Qu’ils rejoignent l’espace, qu’ils y dérivent, glaces parmi les glaces, jusqu’à ce que les étoiles les consument. Mais elles réclament davantage, toujours. Alors il jette aussi la petite sphère gelée de son orteil coupé, elle virevolte étrangement sous ses yeux, renvoyant la lumière comme si elle était, elle aussi, devenue une étoile. Il cligne des yeux jusqu’à ce qu’il ne puisse plus distinguer l’orteil — ou le distinguer des étoiles.
Il revient, en boitant, sur la passerelle. Les machines sont à nouveau opérationnelles — assez pour repartir, en tout cas. Leur bourdonnement sourd accompagne, en contrepoint, le chant des étoiles. Il est temps de rentrer, encore une fois. D’oublier ce qu’il a vu. Le voyage de retour est programmé. Les doigts d’Aurvandil sont suspendus au-dessus du tableau de bord.
Mais les étoiles fredonnent dans leur langue, au-delà des ténèbres glacées, et son pied amputé l’entraîne vers elles.
Le vaisseau est plus léger à présent qu’il a jeté le lest des cadavres, une bulle fragile sur la crête des galaxies, et sa tête aussi est légère.
Dis à ma femme…
Aurvandil pense à sa propre femme, désormais, mais ne parvient pas non plus à terminer la phrase. Il ne parvient pas à dire qu’il l’aime, à demander qu’elle lui pardonne. Il est trop loin, et le bourdonnement des étoiles couvre toute autre pensée.
Ses mains se remettent en mouvement, annulent le trajet programmé.
Il est seul, ivre dans un vaisseau ivre qui cingle vers les lointaines étoiles.
Cette fois, il ne rentrera pas.



2 commentaires:

Lucie a dit…

Très intéressant, mais terriblement elliptique ! Ou nettement pas fini ;) Frustrant, quoi ! Je veux la suite :-)

Oona a dit…

Y a-t-il eu une fin finalement? Ou au moins une suite? :)