samedi 29 mars 2014

Mère et Féministe ?


La question a agité le web féministe ces dernières semaines.
Les féministes ont-elles abandonné les mères ? Ou pour formuler les choses de façon moins dramatiques, ont-elles écarté les problématiques spécifiques de la maternité, les considérant comme irrelevant, comme hors-du-féminsme ?
Et donc, est-il possible d’être mère et féministe ?

Je ne dispose pas des outils théoriques pour proposer une réponse académique à la question. Pour cela, vous pouvez lire le très bon billet de Sophie Gourion et pour le point de vue sensé et intelligent d’une féministe sans enfants, celui d'Aezaria.
C’est un billet éminemment personnel que j’écris.

Et pour moi, évidemment, la réponse est oui. Je suis mère. Je suis féministe. Ces deux facettes de mon identité ne s’excluent pas, de même que je suis mère ET prof, que je suis geek ET féministe (ce qui pose d’autres problèmes, cf. par exemple Mar Lard).

Pourtant si la question s’est posée avec tant d’acuité c’est bien qu’elle pose problème, qu’elle ne peut être si vite balayée, même à la toute petite aune d’un individu (moi).

Je suis mère.

J’allaite mon deuxième enfant comme j’ai allaité mon premier. Voici qui aggrave mon cas : allaiter c’est bien donner place à une de ces fonctions primaires du corps-femme, du corps réduit à sa fonction nourricière. Pourtant j’ai choisi d’allaiter. Choisi donc cet usage de mon corps, comme le réclament les féministes. Ce choix m’a-t-il été imposé par la pression sociale pro-allaitement de ces dernières années ? Je n’en ai pas l’impression. J’aime allaiter, à titre personnel. Je ne fais pas de prosélytisme autour de moi. N’empêche que c’est un des éléments sensibles.
Pirouette : je peux, tout en allaitant, lire les tweets de @A_C_Husson (et je le fais). Je peux, tout en allaitant, écrire cet article (et je le fais). Mon cerveau ne bascule pas dans une zone de vache laitière. La compatibilité existe.

J’ai pris six mois de congé parental, pour mon deuxième comme pour mon premier enfant. Moi, et pas mon compagnon. Là encore, voilà qui aggrave mon cas. Bien sûr, je peux donner des raisons objectives, la première étant que mon compagnon est Suisse et travaille en Suisse et n’a donc pas droit à un tel congé. C’est parfaitement exact. Mais c’est peut-être un peu facile. S’il y avait droit, l’aurait-il pris à ma place, ce congé ? Sans doute pas, pour des raisons financières souvent évoquées, et à juste titre, par les féministes : son salaire est plus élevé que le mien. Dans notre cas très marginal, c’est à nouveau parce qu’il a un salaire suisse, et moi pas.
Mais évacuons ces questions et creusons : pourquoi l’ai-je pris, ce congé ?
Pour allaiter. (Oui, je sais, on peut allaiter et travailler. Mais en tant que prof de lycée, ça ne me paraissait pas très praticable. Je suis petite joueuse.)
Pour reprendre mes marques après l’accouchement. L’image de la femme qui, le lendemain de ses couches, reprend toutes ses activités habituelles est belle mais irréaliste. Il y a d’abord, dans mon cas, la cicatrice de césarienne. Mes césariennes se sont très bien passées et j’ai récupéré sans problème. N’empêche qu’il faut plusieurs semaines pour cesser d’avoir mal chaque fois que l’on marche plus de cinq ou dix minutes. Puis il y a les premiers mois de vie avec un bébé. L’affirmation qui va suivre est parfaitement inutile, j’en ai conscience. Soit vous avez des enfants, et vous le savez bien. Soit vous n’en avez pas, et vous ne le croirez pas vraiment (je ne le croyais pas non plus, il y a un peu plus de trois ans et demi). Je l’écris quand même : s’occuper d’un bébé, c’est la chose la plus difficile que j’aie faite de ma vie.
Pour construire une relation dans le calme. Ou un calme relatif, disons, puisque j’ai un premier enfant. Quand je travaille, je suis stressée, je cours sans cesse, je n’ai le temps de rien. Je n’ai pas envie de découvrir mon enfant dans ces conditions.

Au-delà de ce choix, il y a un vrai problème qui n’est pas sans rapport avec les questionnements féministes : le mythe de la wonder woman qui jongle sans problème avec ses identités professionnelles, personnelles et familiales, qui est à la fois une [insérez le nom de votre métier] parfaite, une compagne parfaite, une mère parfaite. Scoop : c’est impossible. Les journées ne comptent que 24 heures, sur lesquelles vous devez dormir au moins un peu (si si). Je n’ai trouvé qu’une parade, imparfaite, à cette impossibilité : segmenter ces identités dans le temps. Prendre six mois pour être mère, avant de retrouver mon identité de professeur. 


Et croyez-moi, si je pouvais prendre aussi des « congés de maman » de temps en temps, je le ferai. Je le fais, d’ailleurs. Ça s’appelle : « confier votre enfant une semaine à ses grands-parents ».

D’accord, diront d’autres féministes, mais cela ne règle pas le problème. Pourquoi n’y a-t-il pas un mythe équivalent pour Wonder Papa ? J’ai l’impression qu’il apparaît, ce mythe, et que les pères culpabilisent de plus en plus, au même titre que les mères, quand leur profession les empêche d’être assez présents auprès de leur enfant.
Le problème de la parentalité est peut-être en train de dépasser les frontières de genre, problème du rythme de nos vies en général.

Mais voilà.
Je suis mère. Mère puissance 2, modèle aggravé. J’allaite, je suis en congé parental, je siège au conseil d’école et au comité Rythmes Scolaires, j’organise des fêtes à thèmes pour mon aîné, je me suis mise aux bento box,  je tiens même un blog de maman, c’est dire.
Et pourtant. Je suis allée à deux réunions de campagne des municipales avec un bébé en écharpe. Pendant mon premier congé, j’ai suivi un atelier d’écriture. Pendant mon deuxième, un MOOC. Toujours pendant mon congé, je prépare un projet pour la prochaine rentrée autour de l’égalité fille-garçon au lycée. Plus lointainement, un numéro de revue que je codirige. Et un serious game.
Je n’arrête pas d’être prof, même pendant ce congé (on n’arrête jamais vraiment). Pas plus que je n’arrête d’être féministe en étant mère.
Et il y en a des milliers comme moi.

Franchissons encore un pas : ces deux identités ne se bornent pas à coexister (plus ou moins) pacifiquement. Elles s’ajoutent. Elles s’enrichissent mutuellement.
Depuis que je suis mère, je suis sensible à d’autres aspects du féminisme, et en particulier tout ce qui touche à la petite enfance : jouets genrés, albums pour enfants…
Je hurle devant les catalogues et dans les magasins. Je fouille pour trouver des albums, livres et magazines pour enfants qui ne sombrent pas dans les stéréotypes. Je suis vigilante quant à mon propre langage, et aux histoires que je raconte à mon aîné.
Si le féminisme ignore les mères, il fait une énorme erreur.
Ce sont les mères aussi qui peuvent changer les choses, au plus près, au plus jeune, pour que les petites filles sachent qu’elles peuvent devenir autre chose que princesse, par exemple Astrophysicienne, Agent Secret,Héroïne de leurs propres vies. Pour que les petits garçons puissent jouer avec autre chose qu’un pistolet, tant qu’à faire, et grandissent en respectant les filles comme de vraies égales, pas des nunuches à snober ou sauver.

Proclamation. Les mères doivent être au premier rang du féminisme.

Et une dernière pirouette : ma mère est une féministe. Si c’est une révolution, elle est permanente, sans cesse recommencée.

(crosspost sur La Maman des Magiciens, c'est la moindre des choses)
 

vendredi 28 février 2014

MOOC, Retour d'Expérience


J'ai participé à un MOOC (Massive Open Online Course).
Pour toutes sortes de raisons, qu'il convient d'énumérer, histoire de préciser d'où je parle.

  • Parce que j'étais curieuse du principe même des MOOC. Je suis enseignante, voyez-vous, et toute forme nouvelle d'enseignement m'intéresse.
  • Parce que j'étais (savais que je serais, au moment de l'inscription) en congé maternité. Comme c'est mon deuxième enfant, je savais combien ces premiers mois sont usants à tous niveaux, combien une fenêtre vers l'extérieur y est bienvenue, nécessaire. Et pour mois cette respiration est un appel vers une activité intellectuelle et/ou créative sans lien avec les enfants.
D'où je parle, encore :
De la posture de quelqu'un qui a l'habitude de l'enseignement, qui n'est pas sorti du système éducatif, jamais même, puisque je suis prof.

Quid, alors, du bilan de mon expérience ?
Il est globalement très positif.
Le principe du MOOC en général me séduit, à quelques détails techniques près dont je reparlerai.
J'ai été assez scolaire, ce qui n'est pas surprenant. Les cours et QCM de la semaine étaient mis en ligne chaque lundi matin. En général, j'avais le temps de les écouter en entier et de répondre aux QCM le jour-même, pendant les tétées du bébé.
J'ai rendu 3 des devoirs à faire, ce qui était le minimum exigé pour obtenir la certification. J'en aurais bien rendu davantage, mais les deux devoirs proposés pour la dernière semaine ne m'inspiraient guère, pour des raisons très différentes l'un de l'autre, d'ailleurs.
J'ai aimé la variété des cours et des intervenants, la qualité des vidéos, la plupart des sujets de devoirs.
J'ai aimé aussi, compte tenu du sujet du cours, qu'il soit précédé par un petit ARG (retrouver l'intervenante enlevée par MAD). 
J'ai apprécié et admiré la grande réactivité de l'équipe du MOOC, tant sur Twitter que sur le forum.

J'avais même la chance d'avoir des camarades d'amphi pas seulement virtuels, en la personne de Dante et de MetalMidinette. Comme je n'avais pas le temps de passer du temps sur le forum (et encore moins sur Skype, avec mes horaires à la noix de jeune maman), c'était appréciable.
La création d'une communauté d'apprenants est un des points positifs des MOOCs, même si je n'ai guère pu en profiter.

Petits bémols
Ils sont essentiellement techniques, et donc dus à la plateforme FUN, non à l'organisation de ce MOOC particulier.
  • Aucun système de remise de devoirs n'étant prévu, il a fallu passer par un forum, des formulaires Google et autres, ce qui a généré une multitude de problèmes (notamment le fait qu'un forum ne permet aucune mise en page).
  • J'aurais apprécié que les cours vidéos soient redoublés d'une version texte. Plus pratique pour les gens à mémoire visuelle, mais également plus pratiques quand on est forcé d'interrompre sa lecture ou de revenir au cours pour y chercher une information précise. Dans une vidéo non chapitrée, la seule solution est de la réécouter en entier. Ces textes ont été réalisés et partagés par des étudiants, ce qui est louable (partage des ressources, tout ça), mais ce n'est pas la même chose.
  • J'aurais aimé qu'existe une possibilité d'aspirer l'ensemble des ressources sur notre disque dur, à la fois pour pouvoir les consulter hors ligne et pour pouvoir les conserver et y revenir après la fin du cours.

Sur le contenu... J'ai sans doute moins appris que d'autres : la culture geek m'est familière, ainsi que les bases de narration - mais les cours restaient clairs et intéressants, et m'ont appris des choses, par exemple sur l'analyse de bande dessinée ou sur la conception d'ARG.
Le principe même du MOOC rend de toute façon impossible l'homogénéité du public. Le cours sera forcément "trop facile" pour certains et "trop difficile" pour d'autres. Celui-ci se tirait plutôt bien de cet écueil.
Les documents complémentaires proposés pour aller plus loin auraient pu être plus fouillés, par exemple plus de vrais articles universitaires.

La question de l'évaluation
Attention, ce n'est pas un bémol, mais une réflexion ! La question de l'évaluation des MOOCs est passionnante et mérite à mon avis que des universitaires s'y intéressent (j'en ai d'ailleurs parlé à un ami maître de conf. en Sciences de l'Education :))
Il est évidemment impossible de demander à un enseignant d'évaluer des milliers de copies chaque semaine. (Qu'on ait demandé à Mélanie Bourdaa d'évaluer 700 copies me laisse sans voix, d'ailleurs, mais passons).
Il n'y a que deux alternatives :
Se limiter à des QCM, ce qui est très réducteur. Je suis partiale, je n'aime pas les QCM. Je trouve qu'ils favorisent l'absence de nuance, voire l'absence de réflexion. Les problèmes rencontrés par les étudiants avec les QCM de la semaine 2 allaient dans ce sens. Les autres étaient très bien conçus, mais voilà, ce n'est ni très intéressant ni très formateur.
Proposer une évaluation par les pairs pour les activités d'analyse et de création. Et là, on entre dans quelque chose de très intéressant à étudier, comme l'ont montré les diverses réactions sur le forum, en particulier au début du MOOC. Mise en question de la légitimité des évaluateurs (tant de la part des évaluateurs que des évalués), mise en question du barème (et en particulier de la présence de l'orthographe dans ce barème : ont resurgi des plaintes, fréquentes sur Internet, contre les grammar nazis), sont quelques-uns des problèmes qui ont été soulevés. La visibilité par tous des notes et commentaires sur le forum à sans doute aggravé la situation.
Moi-même ne me sentais pas pleinement légitime pour évaluer (alors que j'ai l'habitude de cet exercice) : ambiguïté de la posture d'evalué/évaluateur, échantillon trop restreint pour permettre une vraie justesse (3 copies), connaissance inégale des objets à évaluer (par exemple une série télé inconnue)...
Les réactions de l'équipe du MOOC ont été diverses : demande d'une deuxième évaluation par l'enseignante (no comment, cf. Plus haut), appels répétés à une évaluation généreuse et formative (mais une note était tout de même demandée), disparition de l'orthographe dans les barèmes des derniers devoirs...
Pas de solution évidente à ces questions, mais c'est à mon sens un sujet d'étude intéressant et nécessaire à mener.

Et maintenant ? Que du positif !
  • J'ai envie de suivre d'autres MOOCs
  • Ou même de participer à un tel enseignement
  • J'ai envie de faire du transmedia
  • A la fois comme créatrice (je pensais, et continue de penser, que c'est une piste passionnante pour l'évolution de la littérature) (voir aussi Transmedia, de la rébellion à la récupération
  • Et comme enseignante : je proposerai sûrement des extensions transmedia à réaliser comme compte-rendus de lecture cursive à mes lycéens, et à plus long terme je rêve de concevoir des serious games (ARG ou autres) pour accompagner l'enseignement des lettres au lycée.

 Oh, et est-ce que je crois à l'avenir des MOOCs ?
Oui. 
Pas comme formation initiale, mais comme formation continue, vraiment. A condition que soient réfléchies les questions soulevées plus hauts, certes, mais c'est un outil superbe pour la diffusion des savoirs à des publics qui en dont socialement ou géographiquement exclus.

Et à une plus petite échelle, je pense que c'est une solution idéale pour la formation continue des enseignants. Cela permettrait une offre nationale donc large, cela économiserait les frais de déplacement et de remplacement des enseignants, et le public relativement homogène simplifierait les choses. C'est ce qu'il faut faire. Sérieusement. Absolument. 

jeudi 27 février 2014

A-Politique ?

Dans ma commune, comme dans de nombreuses petites communes, les listes ne sont pas toujours affiliées à des partis.
Une liste d'opposition contre le maire sortant se monte. C'est une liste apolitique, nous explique-t-on pour recruter. Peu importe votre tendance, inscrivez-vous, nous ne travaillons que pour l'intérêt de la commune, nous sommes apolitiques.

Bien sûr ils ne le sont pas, il n'est que de lire le fil Twitter du candidat en tête de liste pour le vérifier. Mais ce n'est pas mon propos ici. Je n'entre pas dans la campagne, ni dans des querelles personnelles.

Non, mon propos ici est de dire que cet argument est le pire possible pour me recruter, moi.
Je ne suis pas apolitique. Je ne veux pas d'une liste apolitique. Au contraire. Je veux être dans le politique, le plus possible dans le politique, je crois que c'est notre seule chance.
Je crois que nous sommes des animaux politiques, que c'est la seule chose qui nous sépare de la barbarie, en ce sens je suis en plein dans l'héritage grec.
Le politique, c'est la polis, la vie de la cité, le vivre-ensemble. Comment un candidat aux municipales peut-il se dire apolitique quand c'est l'antithèse même de ce mandat ?
Le politique, c'est la vision à long terme. C'est la construction d'un monde. C'est le rêve.
Le politique c'est notre seule chance d'échapper au tout-économique, de rappeler qu'il y a des visions et des valeurs qui transcendent les contraintes matérielles et financières, qui les dépassent, qui doivent primer sur elles.
Le politique c'est ce qui nous polit, ce n'est pas seulement un jeu de mots, c'est ce qui fait que nous continuons à nous parler plutôt que de nous frapper, c'est ce qui fait que nous nous efforçons d'arranger les choses, jour après jour, de corriger ce qui fait mal.
Je ne suis pas apolitique.
Je ne veux pas moins de politique.
J'en veux plus.

jeudi 20 février 2014

Cassandre

Je suis triste. J'ai peur, aussi, d'une certaine façon. La peur des parents, viscérale, paradoxale et sans la moindre originalité. Peur pour mes fils et le monde dans lequel ils vont grandir.
Nous avons tellement de chance, je l'ai dit souvent. Nous vivons en un lieu, en un temps où il fait bon vivre. En un lieu, en un temps de paix.
Mais je ne peux plus écrire : en un lieu, en un temps de progrès.
Je n'en suis plus sûre.
Je crains même le contraire.

Nous vivons dans un temps où les gens ont peur et se replient.
 Où ils veulent chasser l'Autre, l'Etranger.
 Où ils veulent revenir en arrière, vers un monde qui leur apparaît plus rassurant, travail famille patrie.
 Où ils ont peur de tout, non seulement des étrangers mais des femmes et de leur ventre, des femmes et de leurs choix, des homosexuels, de l'Europe, des intellectuels, et même des enseignants.
Ils ont peur de tout ce en quoi je crois.
Ils veulent voter (et parfois le font) pour repousser les étrangers hors des frontières, pour interdire l'avortement. On leur dit des énormités incroyables (enseigner la masturbation à la maternelle, sérieusement !) et ils le croient.

Je ne les méprise pas de le croire. J'en suis effarée.
Ils le croient parce qu'ils ont peur, parce qu'ils se replient sur ces facettes de leurs identités qu'ils imaginent menacées (les identités meurtries et meurtrières, on n'en sort pas).
Ils le croient parce qu'ils n'ont pas les codes pour savoir ce qui est possible ou pas, ce qui se fait vraiment dans les écoles, pas les codes pour savoir qu'on les utilise et qu'on leur ment, parce que ce sont toujours aux faibles qu'on s'en prend, et que cela ulcère toutes mes tripes d'enseignante.

J'en suis effarée et triste et furieuse, et je ne peux rien faire. Je peux dire et écrire tant que je veux, ils ne m'entendront pas ni ne me liront, et si par hasard ils le faisaient, cela ne servirait à rien.
A leurs yeux, je suis au service de l'Ennemi. Je suis une de ces intellectuelles privilégiées, fonctionnaire de l'Éducation Nationale, électrice de gauche. Ils ne me croiront pas.
Et soudain voilà que je suis Cassandre.

Je suis Cassandre.
Je dis : c'est ce qui fait que la Suisse est magique, que la France est lumineuse, que l'Europe est merveilleuse, la multiplicité des gens qui la fondent, la Babel de ses langues, la mosaïque de ses cultures.
Je dis : c'est ce qui fait que demain peut être plus beau encore, malgré les difficultés économiques, ce sont des progrès qui ne coûtent rien, les progrès du cœur, les progrès humains, tendre la main à ceux qui sont différents et voir enfin qu'ils sont nos frères.
Je dis : je suis comme vous, comme vous, j'ai deux fils, ils sont tout petits encore mais je veux qu'ils soient libres de rêver et de cuisiner plutôt que de jouer au foot s'ils en ont envie, et je veux qu'ils respectent les filles comme leurs égales en tout et  ne les voient pas comme des Demoiselles en Détresse, et je veux qu'ils puissent envoyer une carte de Saint Valentin à leur meilleur copain si ça leur fait plaisir, pourquoi pas, quelle différence y a-t-il entre amour et amitié quand on a trois ans ?
Et je dis : c'est cela qu'il faut faire, construire un rêve, voir loin, recommencer à vivre ensemble, agir où on le peut, où le politique et l'humain continuent de transcender l'économique. Aimer. Construire. Enseigner. Partir vers les étoiles.

Mais je suis Cassandre.
Ils ne m'entendent pas, et ils ont peur.
Et la France, la Suisse, l'Europe, se referment comme un poing. Et les poings fermés ne servent qu'à une chose : à frapper.

Il me reste à continuer, bien sûr. A faire ce que je peux, chaque jour, en maman, en femme, en enseignante, pour que les poings se rouvrent, et que les miens ne se ferment jamais. Et me dire que je devrais faire plus. Qu'il faudra bien, un jour ou l'autre, que je fasse plus, que je m'engage sinon pour de vrai (car ils sont très vrais, ces petits engagements quotidiens) disons "pour de grand". Puisse un parti porter mes rêves.

lundi 10 février 2014

Le Pacte des Rêves


Berne, 09.02.2014 - Les citoyens suisses ont accepté l’initiative populaire "contre l’immigration de masse"


« Moi je crois... à l'imagination dorée des Celtes, à l'imagination luxuriante des Tropiques... à celle du vaudou aussi — mais j'ai des doutes quant à l'imagination suisse. »
Hugo Pratt, Corto Maltese, Les Helvétiques

Il y a des années que j’ai découvert le secret de la Suisse. Je n’y ai pas grand mérite. Je n’ai pas affronté pour cela d’innombrables épreuves, pas accompli de longues quêtes initiatiques.
C’était un peu par hasard, certainement, comme tout ce que l’on découvre. Et puis j’ai toujours pu parler amicalement avec les Rêves et leur Seigneur.

Avant cela, j'étais comme Corto. Comme tout le monde. La Suisse n'avait rien à voir avec l'imagination. C’était un pays de fromages sans trous, de chocolat avec trop de lait, de pommes sur la tête, de banques, et de soldats qui restent à la maison ou montent la garde à la porte du Pape.
Seulement voilà, Hugo Pratt a choisi de vivre en Suisse. Et Rousseau était Suisse. Et Cendrars aussi, et Nicolas Bouvier. Ou oublie tout ça. On les croit Français.

Est-ce qu'on se tromperait alors ? Est-ce que tout le monde se tromperait ? Qu'y a-t-il donc de si spécial en Suisse ? ai-je demandé une nuit à Morphée.
J’étais blottie dans un rêve alpin, sur un lit d'enfant à montants de cuivre, posé sur un chemin de montagne, avec vue sur la vallée — et il a souri :
«  Mais la Suisse est un rêve.
— Tu plaisantes, là.
— La Suisse est un rêve, vraiment. Elle est née dans les Rêves. Et le pacte entre elle et mon royaume n'a jamais été rompu. »
Je l'ai regardé sans oser le croire. Il s'est installé plus confortablement sur le bord de mon lit, pour m'expliquer.
«  Comment crois-tu qu'elle aurait pu naître, sinon ? Et survivre ? Allons, une absurde confédération de cantons, à l'ère des Empires médiévaux ? Pile au carrefour des plus rudes belligérants d'Europe ? Des cantons qui ne parlent pas la même langue, ne s'agenouillent pas dans les mêmes temples ? Qui se toquent de démocratie directe mais engrangent les réserves d'or les plus célèbres de la planète ? Ça te semble réel ? Ça te semble pouvoir être autre chose qu'un rêve ?
— Oh, Dieu, dis-je. Alors c'est pour cela qu'on raconte que le Graal, et Fafnir et les Nibelungen, ont séjourné en Suisse. Dans les Rêves, en fait. Et pour cela que tant de rêves y sont nés, aussi.
— Tout à fait. La Réforme. Le mouvement Dada. La Société des Nations. Il y a même une ville de Sion, en Suisse.
— Et Hugo Pratt le savait, bien sûr, c'est pour ça qu'il s'est installé ici, et que la pension des Helvétiques s'appelle Pension Morphée, rêves garantis.
— Les écrivains le devinent, oui. Ils ont toujours eu un accès privilégié au Rêve.
— Et ils ne sont pas les seuls, n’est-ce pas ? Sissi vient y mourir en connaissance de cause, pour vivre à jamais dans les Rêves. Borges non plus ne s'y est pas trompé, lui qui connaissait mieux que quiconque les labyrinthes du rêve et de la réalité, de la vérité et de la fiction.
— C’est pour cela aussi que les Suisses ont toujours accueilli les Rêveurs, cela faisait partie du Pacte. Les accueillir et les laisser partir. Les rêveurs de Dieu, les huguenots. Les rêveurs politiques comme Lénine. Les rêveurs littéraires, Hermann Hesse, Thomas Mann et les autres. »
Je suis restée silencieuse un moment, appréciant la portée de cette découverte, tout ce qu’elle me permettait de comprendre, de la Suisse sauvegardée pendant les Grandes Guerres jusqu’à mon propre amour pour ce pays.
« Et il en sera toujours ainsi, sourit Morphée. La Suisse s'est bâtie dans le Rêve, elle lui reste liée. C'est un des secrets les mieux gardés d'Europe. »

C’était il y a des années. Je n’y pensais plus vraiment. La Suisse est devenue — a toujours été, peut-être — un rêve familier où l’on s’endort sans y penser.

Mais la nuit dernière, je n’arrivais pas à trouver le sommeil.

Quand finalement je me suis retrouvée auprès de Morphée, nous étions au sommet d’une haute tour, loin de la vallée alpestre, et son visage était sombre.
Je n’ai pas osé lui poser la question. Pas tout de suite, pas trop violemment. A la place, j’ai demandé :
« Je comprends bien quel est le rôle des cités cosmopolites dans le Rêve, de Genève, de Bâle, de Zurich… Mais les cantons du centre, les montagnes, ou même le Tessin… c’est pourtant dans de tels cantons qu’est né le Rêve. Quel est leur rôle ? »
Il a détaché son regard, péniblement, de la vallée engloutie par la nuit.
« Les Rêveurs qui se rassemblent en Suisse viennent y trouver un asile. Un havre. A quoi ressemble un tel havre, dans les Rêves ? »
Mes propres rêves sont un peu particulier, à ce sujet, mais bien sûr il a raison. Un asile, un havre, un Heimat, un homeland, c’est bien cela : une vallée verdoyante, protégée par des montagnes, des chalets de bois, des feux de cheminée, de vieilles traditions, toute cette imagerie de Heidi dont nous rions, parce qu’elle est devenue caricaturale, mais dont le rôle est crucial. C’est parce que ces endroits existent que la Suisse peut jouer son rôle dans le Pacte des Rêves. Un asile se conçoit juridiquement, certes, mais avant tout symboliquement. La Suisse doit ressembler à un Havre pour en être un.

Et il faut bien que j’en vienne au sujet, à la cause de mon insomnie, une insomnie si grave qu’elle atteint le Seigneur du Sommeil en personne.
« Que se passe-t-il alors s’ils oublient ? S’ils cessent de préserver cet équilibre surnaturel entre conformisme et modernité, entre ouverture et repli ? Que se passe-t-il s’ils cessent d’accueillir les Rêveurs en exil ? Si le Pacte est rompu, finalement ? »
Morphée me regarde. Il est triste comme le monde peut l’être, d’une tristesse de pierres et de montagnes, et en même temps d’une tristesse de mère. S’il était un autre, il pleurerait.
Il ne pleure pas mais ses yeux sont plus sombres que jamais et il dit :
«  Alors les Suisses se réveillent. Le rêve est fini. »


samedi 14 décembre 2013

Hell's Hope (Mythologica)


Couverture de Vincent Devault
Ca y est !
Le numéro 1 de la revue Mythologica est sorti, avec au sommaire ma nouvelle « Hell’s Hope ».

C’est une nouvelle située dans l’univers du jeu de rôle Hellywood, et son atmosphère si particulière de polar/film noir mâtiné de fantastique.
C’est une histoire noire, donc. Une histoire de femme fatale. Une histoire de Syndrome de Stockholm. Une histoire de démons, ceux de l’intérieur et de l’extérieur.
J’espère qu’elle vous plaira.

Vous pouvez commander la revue à votre librairie préférée ou vous abonner (en version papier ou numérique) ici.

La revue papier coûte 18 euros. C’est cher, songez-vous, et je comprends cela.            
Vous aurez une autre occasion de lire « Hell’s Hope » en janvier, nous en reparlerons.

Mais voici tout de même quatre bonnes raisons d’acheter la revue :
  • pour soutenir Mythologica ! Regardez plutôt leur alléchant programme de publication. Vous n’avez pas envie de lire un numéro sur Lovecraft ? Le steampunk ? George R. R. Martin ?
  • pour les illustrations : la belle couverture de Vincent Devault que vous pouvez admirer ci-dessus et les superbes illustrations intérieures de Mathieu Coudray (celle qui accompagne ma nouvelle est sublime, je crois que c’est la première fois qu’une illustration d’un de mes textes me plaît et me touche autant).
  • pour les autres textes :
  • rien de moins qu’une nouvelle de Lionel Davoust, « La Fin de l’Histoire », située dans l’univers d’Evanégyre et dans laquelle vous retrouverez sa gravité qui ne se prend pas au sérieux, son souffle dramatique, son absence de manichéisme et l’importance qu’il donne aux histoires, toutes les histoires.
  • et le prologue d’un feuilleton de Nathalie Dau, justement célèbre pour la poésie de son style mais qui réussit aussi à écrire de la fantasy faussement traditionnelle et à imaginer des créatures vraiment différentes, vraiment non-humaines dans leur façon d’agir et de penser. C’est rare.

mardi 5 novembre 2013

Autour du Minotaure

Comme annoncé dans le post précédent, la deuxième de mes "parutions d'automne" est un OVNI.

Il s'agit bien d'un volume universitaire, toujours aux Presses Universitaires Blaise Pascal, consacré aux réécritures du mythe du Minotaure et aux figures qui l'entourent, telles que Minos et Pasiphaé, Thésée, Ariane, Phèdre…
Sous la direction de Rémy Poignault et Catherine d’Humières
coll. Mythographies et sociétés, 2013, 478 p.
ISBN 978-2-84516-533-5. 25 € pour la version papier
ISBN 978-2-84516-534-2. 16 € pour la version pdf
Les études réunies ici démontrent une fascination toujours vive pour le mythe du Minotaure au cours des siècles en retraçant ses nombreuses réécritures dans le cinéma, la bande-dessinée, la danse, la peinture et la littérature.
Le Minotaure se situe au centre d’un écheveau de passions familiales, souvent violentes, parfois perverses, toujours compliquées, à l’image de son étrange demeure, et le mythe ne cesse de nous interroger. Au cours des siècles, les relations entre les différents acteurs du drame se sont modifiées et complexifiées, et les articles de cet ouvrage, en étudiant les réécritures du mythe du Minotaure et des figures qui gravitent autour de lui, de l’Antiquité jusqu’à nos jours dans les domaines les plus variés, littérature, bien sûr, théâtre, bande dessinée, arts picturaux, danse, cinéma…, ont tenté d’envisager la façon dont ceux qui se sont inspirés de ce mythe se sont approprié ces filiations pour les transformer à leur gré et élaborer de nouvelles créations.
Mais mon propre texte, contrairement au précédent, n'est pas un article universitaire. C'est une nouvelle, "Le Labyrinthe", ma propre tentative de réécriture de ces mythes.

Trois voix, plus une, se succèdent pour redire l’histoire du labyrinthe, dont le Minotaure n’est qu’un malheureux épisode. Celle d’Ariane et du fardeau de son hérédité divine, de son savoir, pour qui l’exil volontaire est la seule issue possible. Celle de Phèdre la rebelle, la chasseresse condamnée à tous les excès. Enfin celle de Thésée, prince et fondateur, qui finit par perdre ses certitudes aux Enfers. La voix de Dédale, homme de l’avenir inextricablement fasciné par la lignée de Minos, relie et interprète ces trois récits.
 J'aime ce texte, et j'aime son insolite publication, comme j'ai aimé participer au colloque qui a donné naissance à cet ouvrage. J'ai trouvé l'expérience très différente, et plus jouissive, que mes participations universitaires à des colloques. Parler d'une création littéraire, en lire des extraits à haute voix, devant un public universitaire, était vraiment plaisant et enrichissant. Je suis très reconnaissante à Catherine d'Humières pour avoir permis et encouragé cette expérience inhabituelle.

Vous pouvez commander le livre papier ou le PDF via le site des Presses Universitaires Blaise Pascal.