A l'occasion d'une consigne d'atelier d'écriture, j'ai écrit l'an dernier ce fragment d'une nouvelle que j'espère encore à venir. Une nouvelle très en retard puisqu'elle aurait dû faire partie du Butin d'Odin chez Argemmios (un appel à textes de 2009…), une nouvelle dont l'inspiration première était :
- une citation de Tolkien dans The Lord of the Rings: "He said that if I had the cheek to make verses about Eärendil in the house of Elrond, it was my affair."
- la légende nordique d'Aurvandil
- et une chanson de Celtic Frost.
« Tu as toujours été un putain de veinard. »
Aurvandil sourit derrière le casque. Il ne peut pas s’en empêcher, malgré tout. Parce que c’est vrai, que la chance l’a toujours accompagné, même à présent. Il a mal partout, il lutte avec ses doigts engourdis, maladroits sous les gants épais, il s’efforce de ne pas prendre appui sur son pied blessé, de ne pas penser au spectacle qui l’attend dans le reste du vaisseau. De ne pas regarder le corps de son second qu’il installe sur la couchette de l’infirmerie.
« Les Nornes… t’ont à la bonne… couches avec ? »
Son corps est friable comme la glace qui l’a saisi, sa peau est d’un blanc cireux, veiné de bleu, tâché du noir et du pourpre des tissus nécrosés. Son pouls est si lent qu’il est presque imperceptible. Et il parle, l’imbécile. Comment peut-il parler ? Pour dire de pareilles conneries, en plus.
« …blague… Dis à ma femme… »
Il s’immobilise, un corps à jamais gelé, passé dans l’Hiver éternel. Aurvandil le regarde, à présent, et se tait, incapable de prononcer une bénédiction. Est-ce le froid qui colle sa langue au palais ? Pas sous le casque.
Alors, puisqu’il est trop tard, puisqu’il n’y a plus rien d’autre à faire, il retourne sur la passerelle de commandement, passe au milieu des statues de glace qui furent ses compagnons, et va s’asseoir sur son fauteuil, face au vide.
Dis à ma femme…
Il lui restera à inventer la fin. Ce n’est pas difficile. Ce n’est pas la première fois qu’il perd un homme, il faut toujours inventer un message pour les veuves, sans même ce début de vérité, la plupart du temps.
Mais ils sont allés si loin, cette fois. Ils ont atteint la zone où les étoiles gèlent, où les vérités tuent.
Tu as toujours été un putain de veinard.
Il en est ainsi. La chance est une forme de magie. Il est seul dans un vaisseau glacé de cadavres et, lentement, il remet les moteurs en marche. Les étoiles dehors semblent dégeler aussi, elles palpitent, leurs cœurs de feu fondent leurs armures de glace. Aurvandil n’a jamais pu décider si elles appartenaient aux ténèbres ou à la lumière. Cela devient terriblement important, soudain, il ne sait pas trop pourquoi.
Son cerveau fonctionne au ralenti. C’est le froid. Peut-être est-il plus atteint qu’il ne l’avait pensé.
Les lumières du vaisseau se rallument peu à peu. Il se lève, avec effort. Les écrans ne suffisent plus, il doit voir ces foutues étoiles de plus près, à travers les vitres panoramiques. Elles clignotent. Aurvandil a souvent rêvé que c’était un langage, une sorte de Morse, qu’il serait un jour capable de décrypter. Qui d’autre que lui le pourrait ? Qui est allé aussi loin que lui, aux quatre confins de l’espace ?
A qui d’autre parleraient les étoiles ?
Par la trappe d’évacuation il fait glisser, un à un, les corps de ses hommes. Qu’ils rejoignent l’espace, qu’ils y dérivent, glaces parmi les glaces, jusqu’à ce que les étoiles les consument. Mais elles réclament davantage, toujours. Alors il jette aussi la petite sphère gelée de son orteil coupé, elle virevolte étrangement sous ses yeux, renvoyant la lumière comme si elle était, elle aussi, devenue une étoile. Il cligne des yeux jusqu’à ce qu’il ne puisse plus distinguer l’orteil — ou le distinguer des étoiles.
Il revient, en boitant, sur la passerelle. Les machines sont à nouveau opérationnelles — assez pour repartir, en tout cas. Leur bourdonnement sourd accompagne, en contrepoint, le chant des étoiles. Il est temps de rentrer, encore une fois. D’oublier ce qu’il a vu. Le voyage de retour est programmé. Les doigts d’Aurvandil sont suspendus au-dessus du tableau de bord.
Mais les étoiles fredonnent dans leur langue, au-delà des ténèbres glacées, et son pied amputé l’entraîne vers elles.
Le vaisseau est plus léger à présent qu’il a jeté le lest des cadavres, une bulle fragile sur la crête des galaxies, et sa tête aussi est légère.
Dis à ma femme…
Aurvandil pense à sa propre femme, désormais, mais ne parvient pas non plus à terminer la phrase. Il ne parvient pas à dire qu’il l’aime, à demander qu’elle lui pardonne. Il est trop loin, et le bourdonnement des étoiles couvre toute autre pensée.
Ses mains se remettent en mouvement, annulent le trajet programmé.
Il est seul, ivre dans un vaisseau ivre qui cingle vers les lointaines étoiles.
Cette fois, il ne rentrera pas.
mardi 20 décembre 2011
mardi 13 décembre 2011
Encore la Question de l'Homme
L'été dernier, j'évoquais ma conviction que ce nouvel objet d'étude en classe de première était, en fait, au coeur de notre enseignement.
En octobre j'illustrais par un Wordle la diversité des réponses de mes élèves à cette question.
Je persiste. Il y a beaucoup à redire à la réforme des lycées en général et aux nouveaux programmes en particulier. Mais cet infléchissement de l'étude jusque là technique de l'argumentation autour de cette question centrale, la volonté répétée de "contribuer ainsi à donner sens et substance à une formation véritablement humaniste" me semble positive, cruciale, rendant à l'étude littéraire pour les non-spécialistes que sont nos lycéens une fonction essentielle, en ces temps où la littérature est en "état de siège".
Seule la littérature, seuls les arts, me paraissent poser réellement cette question dans toute sa complexité.
Ainsi la posé-je inlassablement à mes élèves et avec eux, semaine après semaine, tandis que nous naviguons de théâtre en argumentation, de réécritures en Renaissance.
De toutes les oeuvres que j'ai lues ou relues cet été, la pièce de Vercors Zoo ou l'Assassin philanthrope dont vous pouvez lire aussi la version romanesque Les Animaux dénaturés est celle qui m'a le plus enthousiasmée.
Elle pose la question de l'homme et de son impossible définition dans toute sa fausse candeur, rappelant sa nécessité au fondement de toute pensée et de toute décision, sa tétanisante absence au sein de nos textes de loi qui ne se soucient pas de définir l'évidence (j'ai vérifié auprès de Maître Eolas et il en est bien ainsi: pas de définition de l'homme dans le droit français.) Elle lui rend, par le biais de la fiction, son urgence: l'enjeu est ici de vie ou de mort, pour un homme et pour tout un peuple, et il est bon de s'entendre redire que les questions métaphysiques peuvent aussi changer le monde. Elle ne diminue pas sa complexité, ne cède pas à la démagogie: à cette infernale question, ni les scientifiques ni le bon sens populaire ne peuvent apporter de réponse simple, unique, satisfaisante… sans doute parce qu'il n'y en a pas. Il est aussi salutaire, en ces temps où l'on oscille entre la révérence aveugle pour les spécialistes et la croyance démagogique au sens commun, de constater que certaines questions échappent à la fois aux uns et aux autres, qu'elles sont trop vastes et trop complexes pour être réglées. Les élèves aiment trop souvent que tout soit réglé, que le sens leur soit donné une fois pour toutes, qu'aucune question ne reste en suspens.
Celle-ci est perpétuellement en suspens. Sa réponse ne peut être que circonstancielle, décidée pour de mauvaises raisons, comme le déplore le héros, vouée à ne satisfaire personne. Pourtant elle doit être posée, pourtant la réponse que propose finalement Vercors est belle et féconde: la principale caractéristique de l'homme est son "esprit de rébellion".
Cet animal rebelle, nous le déclinons dans tout notre parcours de cette année.
C'est Antigone, bien sûr, dont le "Non" résonne en nous de Sophocle à Henry Bauchau en passant par Anouilh.
C'est l'homme double du théâtre qui ne sait plus s'il est chair ou masque, si ses actes ont un sens, si la vie à un sens, mais qui pourtant se dresse contre les tyrans. C'est Caligula, c'est le Lorenzaccio de Musset, ce sont les "meurtriers délicats" de Camus qui ne savent plus si finalement la fin justifie les moyens, s'il faut ou non se salir les mains, s'il faut être Hugo ou Hoederer, Néron ou Auguste, Britannicus ou Cinna, Jules César ou Richard III.
Ce sont les premiers humanistes, ceux qui nous ont légué leurs doutes avec ce mot, des Cannibales de Montaigne à la Folie d'Erasme, qui se sont demandé si la servitude de l'homme devait être volontaire, si une utopie était possible, ou s'il fallait choisir Machiavel.
Ce sont les savants raisonnables ou fous du temps où les utopies se changèrent en dystopies, ceux qui se demandent si l'homme peut créer l'homme et se poser en rival prométhéen de Dieu, si le progrès fait toujours le bonheur.
Ce sont ceux qui s'efforcèrent de penser l'Homme après la colonisation, après les camps.
Ce sont les poètes qui cherchent inlassablement à répondre à toutes les questions sans réponse, à dire tout ce qui est indicible, et s'avouent humblement ignorants.
Ce sont les romanciers qui nous rappellent la bête en nous, et combien la frontière entre l'ogre et le héros, le monstre et le justicier, est fragile et poreuse.
C'est ce qui fait qu'en fin de compte j'enseigne la littérature plutôt que la Défense contre les Forces du Mal, et que ce n'est pas si différent.
En octobre j'illustrais par un Wordle la diversité des réponses de mes élèves à cette question.
Je persiste. Il y a beaucoup à redire à la réforme des lycées en général et aux nouveaux programmes en particulier. Mais cet infléchissement de l'étude jusque là technique de l'argumentation autour de cette question centrale, la volonté répétée de "contribuer ainsi à donner sens et substance à une formation véritablement humaniste" me semble positive, cruciale, rendant à l'étude littéraire pour les non-spécialistes que sont nos lycéens une fonction essentielle, en ces temps où la littérature est en "état de siège".
Seule la littérature, seuls les arts, me paraissent poser réellement cette question dans toute sa complexité.
Ainsi la posé-je inlassablement à mes élèves et avec eux, semaine après semaine, tandis que nous naviguons de théâtre en argumentation, de réécritures en Renaissance.
De toutes les oeuvres que j'ai lues ou relues cet été, la pièce de Vercors Zoo ou l'Assassin philanthrope dont vous pouvez lire aussi la version romanesque Les Animaux dénaturés est celle qui m'a le plus enthousiasmée.
Elle pose la question de l'homme et de son impossible définition dans toute sa fausse candeur, rappelant sa nécessité au fondement de toute pensée et de toute décision, sa tétanisante absence au sein de nos textes de loi qui ne se soucient pas de définir l'évidence (j'ai vérifié auprès de Maître Eolas et il en est bien ainsi: pas de définition de l'homme dans le droit français.) Elle lui rend, par le biais de la fiction, son urgence: l'enjeu est ici de vie ou de mort, pour un homme et pour tout un peuple, et il est bon de s'entendre redire que les questions métaphysiques peuvent aussi changer le monde. Elle ne diminue pas sa complexité, ne cède pas à la démagogie: à cette infernale question, ni les scientifiques ni le bon sens populaire ne peuvent apporter de réponse simple, unique, satisfaisante… sans doute parce qu'il n'y en a pas. Il est aussi salutaire, en ces temps où l'on oscille entre la révérence aveugle pour les spécialistes et la croyance démagogique au sens commun, de constater que certaines questions échappent à la fois aux uns et aux autres, qu'elles sont trop vastes et trop complexes pour être réglées. Les élèves aiment trop souvent que tout soit réglé, que le sens leur soit donné une fois pour toutes, qu'aucune question ne reste en suspens.
Celle-ci est perpétuellement en suspens. Sa réponse ne peut être que circonstancielle, décidée pour de mauvaises raisons, comme le déplore le héros, vouée à ne satisfaire personne. Pourtant elle doit être posée, pourtant la réponse que propose finalement Vercors est belle et féconde: la principale caractéristique de l'homme est son "esprit de rébellion".
Cet animal rebelle, nous le déclinons dans tout notre parcours de cette année.
C'est Antigone, bien sûr, dont le "Non" résonne en nous de Sophocle à Henry Bauchau en passant par Anouilh.
C'est l'homme double du théâtre qui ne sait plus s'il est chair ou masque, si ses actes ont un sens, si la vie à un sens, mais qui pourtant se dresse contre les tyrans. C'est Caligula, c'est le Lorenzaccio de Musset, ce sont les "meurtriers délicats" de Camus qui ne savent plus si finalement la fin justifie les moyens, s'il faut ou non se salir les mains, s'il faut être Hugo ou Hoederer, Néron ou Auguste, Britannicus ou Cinna, Jules César ou Richard III.
Ce sont les premiers humanistes, ceux qui nous ont légué leurs doutes avec ce mot, des Cannibales de Montaigne à la Folie d'Erasme, qui se sont demandé si la servitude de l'homme devait être volontaire, si une utopie était possible, ou s'il fallait choisir Machiavel.
Ce sont les savants raisonnables ou fous du temps où les utopies se changèrent en dystopies, ceux qui se demandent si l'homme peut créer l'homme et se poser en rival prométhéen de Dieu, si le progrès fait toujours le bonheur.
Ce sont ceux qui s'efforcèrent de penser l'Homme après la colonisation, après les camps.
Ce sont les poètes qui cherchent inlassablement à répondre à toutes les questions sans réponse, à dire tout ce qui est indicible, et s'avouent humblement ignorants.
Ce sont les romanciers qui nous rappellent la bête en nous, et combien la frontière entre l'ogre et le héros, le monstre et le justicier, est fragile et poreuse.
C'est ce qui fait qu'en fin de compte j'enseigne la littérature plutôt que la Défense contre les Forces du Mal, et que ce n'est pas si différent.
Libellés :
Antigone,
boulot,
Défense contre les Forces du Mal,
élèves,
lycée,
nouveaux programmes,
question de l'homme,
ténèbres/lumières,
Vercors,
Zoo ou l'Assassin Philanthrope
dimanche 11 décembre 2011
Atelier d'Ecriture : Corps au Travail
La consigne hebdomadaire de mon atelier d'écriture n'a pas été facile… Je n'avais aucune envie de parler de mon propre travail, pas en cette fin de période toujours éreintante. Puis mon travail, n'étant pas manuel, ne permet pas de décalage entre le geste et la pensée, la contrainte et l'intériorité. C'est une des spécificités de mon métier, si difficile à imaginer quand on n'a jamais enseigné: en classe, on ne pense à rien d'autre. On entre dans un monde clos où l'extérieur cesse d'exister. Même enceinte, j'oubliais ma grossesse pendant une heure de cours. Même à présent, même quand j'ai laissé un bébé grognon ou patraque à la maison, tout s'efface pendant que j'enseigne.
J'ai donc choisi un autre travail et une autre narratrice, un personnage dont j'ai toujours voulu écrire l'histoire. Sans doute prolongerai-je ce petit texte par une nouvelle complète…
PS : Les infinitifs étaient exigés par la contrainte.
Verser la cendre. Verser le sel. Tapoter les tas, pyramides lisses, murmurer — ne pas marmonner — les paroles d’offrande, les paroles de garde, les paroles d’augure, en dévider le fil monocorde et coloré.
Laver les mains souillées, le noir sous les ongles, ne pas regarder les crevasses sèches et blanches de sel.
S’asseoir, le dos bien droit, les mains posées à plat. Assouplir les phalanges, les poignets, étirer les fibres des muscles, les fibres du tissu, les fibres du monde.
Dénouer les faisceaux arrêtés tout à l’heure.
Et lancer la navette, insecte et rapace, à travers la foule.
Plonger, piquer, tordre. Diviser, nouer.
Ne pas s’arrêter, mains voltigeantes, poignets ailés, avec la légèreté surnaturelle des pattes d’araignée ; croiser, décroiser, écarter. Une araignée tisse sa propre toile là-bas, sur le mur est, les araignées sont les seules avec elles à travailler, à savoir, elle interdit à ses femmes de les chasser.
Passer la duite, aller, retour. Faire vibrer les fils, du bout des doigts. Tendre, tendre, rester tendue, ne pas s’attendrir. Ne pas rêver, le rêve est dangereux, il engendre des variations, des possibles qui ne seront pas, qui ne doivent pas être, c’est ici la constance qui importe, la régularité, la répétition infinie. Le monde est un cycle.
Chasser-croiser, sans cesse, entre l’œil et le doigt, le fil et le tissu, la couleur et le motif, le détail et l’ensemble. C’est ainsi que progresse la trame du monde, c’est ainsi que doivent aller et venir les autres Fileuses, celles qui sont assises à un métier tellement plus vaste, pour leur tâche sans fin — sa tâche à elle n’est pas sans fin, c’est ce qu’elle se dit, la fin viendra forcément et tranchera les fils, nouera le dernier point.
Avancer, ne pas se laisser distraire, ne pas se mettre en retard sur le soleil. Elle a intégré ce rythme-là, l’a avalé, digéré, le recrache chaque jour à son métier, le soleil la traverse de part en part, de l’aube au coucher, du soir au matin, le soleil passe dans son corps comme la brûlure d’un lit déserté.
S’arrêter. Changer le tendeur. Masser les mains endolories, les doigts, étirer les poignets. Les mains reviennent à la vie, rêvent d’autres gestes, d’autres moments, du bain où elle plongera tout à l’heure, des autres mains de ses servantes qui oindront d’huile son corps, dénoueront les tensions de son dos, l’assoupiront — ne pas s’assoupir, ne pas perdre le compte. Deux cent trois, deux cent quatre. Reprendre le ballet.
Soulever les fils, le premier, le deuxième, le troisième, le septième, le huitième, le neuvième, non, pas cette fois, le quatorzième… Tasser, passer le peigne de fer.
Se lever enfin, s’étirer. Tailler les bouts aux ciseaux, que rien ne dépasse, surtout. saisir le lissoir, éprouver sa patine dans la paume, frotter le tissu, frotter, frotter. Recueillir le duvet qui jonche le sol, soigneusement, ne rien oublier, le mettre de côté pour l’oreiller de l’enfant, l’oreiller de tous les enfants, il y en a tant, nuit après nuit, assez pour tous les enfants de l’île, elle ne sait plus à qui en faire don, elle devrait les brûler dans l’âtre. Elle n’ose pas.
Tourner l’ensouple, tourner encore, y revenir. Ne plus regarder le modèle, depuis longtemps, connu par cœur, connu par doigts, l’indigo de l’océan, le blanc et le vert de l’île, les rames parallèles et les voiles carrées des trirèmes, l’automne qui n’en finit pas, le port qui reste désert, la cohorte des pleureuses.
Pas d’interstices où se glisseraient les démons et les songes ; serrer, serrer, ne pas perdre de place ni de temps, gercer les doigts jusqu’à l’os s’il le faut et faire éclore les figures, prendre garde à ce moment critique, le pli du tissu, les boucles des cheveux, le visage aux traits nobles, ne pas le déformer, surtout pas, le reproduire toujours semblable, inchangé, le visage qui n’existe plus dans le monde que sur cette tapisserie.
Trop vite : ne pas prendre d’avance.
Sept cent soixante. S’arrêter. Ne pas céder à la tentation de poursuivre un peu, d’ajouter, d’achever peut-être, ne serait-ce que pour contempler enfin l’image révélée. Ne jamais achever.
Déplier le corps raidi, les doigts gourds.
Se laver les mains, savon, serviette. Sécher soigneusement, jusqu’à la dernière goutte. Les oindre d’eau de citron. Pourtant des gerçures, de plus en plus profondes, dans ces mains qui n’en finissent pas de tisser, de détisser, ces mains qui seules portent l’empreinte du temps écoulé, ces mains qu’Ulysse ne reconnaîtrait pas.
J'ai donc choisi un autre travail et une autre narratrice, un personnage dont j'ai toujours voulu écrire l'histoire. Sans doute prolongerai-je ce petit texte par une nouvelle complète…
PS : Les infinitifs étaient exigés par la contrainte.
Verser la cendre. Verser le sel. Tapoter les tas, pyramides lisses, murmurer — ne pas marmonner — les paroles d’offrande, les paroles de garde, les paroles d’augure, en dévider le fil monocorde et coloré.
Laver les mains souillées, le noir sous les ongles, ne pas regarder les crevasses sèches et blanches de sel.
S’asseoir, le dos bien droit, les mains posées à plat. Assouplir les phalanges, les poignets, étirer les fibres des muscles, les fibres du tissu, les fibres du monde.
Dénouer les faisceaux arrêtés tout à l’heure.
Et lancer la navette, insecte et rapace, à travers la foule.
Plonger, piquer, tordre. Diviser, nouer.
Ne pas s’arrêter, mains voltigeantes, poignets ailés, avec la légèreté surnaturelle des pattes d’araignée ; croiser, décroiser, écarter. Une araignée tisse sa propre toile là-bas, sur le mur est, les araignées sont les seules avec elles à travailler, à savoir, elle interdit à ses femmes de les chasser.
Passer la duite, aller, retour. Faire vibrer les fils, du bout des doigts. Tendre, tendre, rester tendue, ne pas s’attendrir. Ne pas rêver, le rêve est dangereux, il engendre des variations, des possibles qui ne seront pas, qui ne doivent pas être, c’est ici la constance qui importe, la régularité, la répétition infinie. Le monde est un cycle.
Chasser-croiser, sans cesse, entre l’œil et le doigt, le fil et le tissu, la couleur et le motif, le détail et l’ensemble. C’est ainsi que progresse la trame du monde, c’est ainsi que doivent aller et venir les autres Fileuses, celles qui sont assises à un métier tellement plus vaste, pour leur tâche sans fin — sa tâche à elle n’est pas sans fin, c’est ce qu’elle se dit, la fin viendra forcément et tranchera les fils, nouera le dernier point.
Avancer, ne pas se laisser distraire, ne pas se mettre en retard sur le soleil. Elle a intégré ce rythme-là, l’a avalé, digéré, le recrache chaque jour à son métier, le soleil la traverse de part en part, de l’aube au coucher, du soir au matin, le soleil passe dans son corps comme la brûlure d’un lit déserté.
S’arrêter. Changer le tendeur. Masser les mains endolories, les doigts, étirer les poignets. Les mains reviennent à la vie, rêvent d’autres gestes, d’autres moments, du bain où elle plongera tout à l’heure, des autres mains de ses servantes qui oindront d’huile son corps, dénoueront les tensions de son dos, l’assoupiront — ne pas s’assoupir, ne pas perdre le compte. Deux cent trois, deux cent quatre. Reprendre le ballet.
Soulever les fils, le premier, le deuxième, le troisième, le septième, le huitième, le neuvième, non, pas cette fois, le quatorzième… Tasser, passer le peigne de fer.
Se lever enfin, s’étirer. Tailler les bouts aux ciseaux, que rien ne dépasse, surtout. saisir le lissoir, éprouver sa patine dans la paume, frotter le tissu, frotter, frotter. Recueillir le duvet qui jonche le sol, soigneusement, ne rien oublier, le mettre de côté pour l’oreiller de l’enfant, l’oreiller de tous les enfants, il y en a tant, nuit après nuit, assez pour tous les enfants de l’île, elle ne sait plus à qui en faire don, elle devrait les brûler dans l’âtre. Elle n’ose pas.
Tourner l’ensouple, tourner encore, y revenir. Ne plus regarder le modèle, depuis longtemps, connu par cœur, connu par doigts, l’indigo de l’océan, le blanc et le vert de l’île, les rames parallèles et les voiles carrées des trirèmes, l’automne qui n’en finit pas, le port qui reste désert, la cohorte des pleureuses.
Pas d’interstices où se glisseraient les démons et les songes ; serrer, serrer, ne pas perdre de place ni de temps, gercer les doigts jusqu’à l’os s’il le faut et faire éclore les figures, prendre garde à ce moment critique, le pli du tissu, les boucles des cheveux, le visage aux traits nobles, ne pas le déformer, surtout pas, le reproduire toujours semblable, inchangé, le visage qui n’existe plus dans le monde que sur cette tapisserie.
Trop vite : ne pas prendre d’avance.
Sept cent soixante. S’arrêter. Ne pas céder à la tentation de poursuivre un peu, d’ajouter, d’achever peut-être, ne serait-ce que pour contempler enfin l’image révélée. Ne jamais achever.
Déplier le corps raidi, les doigts gourds.
Se laver les mains, savon, serviette. Sécher soigneusement, jusqu’à la dernière goutte. Les oindre d’eau de citron. Pourtant des gerçures, de plus en plus profondes, dans ces mains qui n’en finissent pas de tisser, de détisser, ces mains qui seules portent l’empreinte du temps écoulé, ces mains qu’Ulysse ne reconnaîtrait pas.
vendredi 25 novembre 2011
Une Vie (Biographie Imaginaire)
Encore un exercice de mon atelier d'écriture… Celui que je vous livre n'est qu'un document de travail, car il est beaucoup plus long que ce qui nous est demandé. Il faut couper, et couper dru. Je ne suis pas douée pour cela…
Son histoire est celle d’une absence. La raconter ne revient qu’à cerner ce vide et tâcher de lui donner sens. Le péril, pour son biographe, est sans cesse de réduire sa vie à l’énigme unique de sa disparition.
Le tableau est officiel et romantique : l’adolescent gracile agenouillé dans la nef gigantesque, plongée dans les ténèbres ; les chandeliers qui éclairent ses vêtements de sacre et les statues colossales de ses aïeux. Des épaules fragiles, mais très droites. Un lourd manteau aux plis théâtraux. Quant au regard du jeune prince, le peintre, plus sage que l’historien, ne l’a pas montré.
Le travail du biographe se heurte à cette nuit de veille, dans la cathédrale, à ce silence, à cette solitude, à ce regard dont on ne sait rien.
Au matin du sacre, quand les écuyers ont ouvert solennellement les portes, la nef était vide. Le prince avait disparu.
Il aime les chiens qui roulent avec lui sur le sol, il aime les bains qu’on lui donne ensuite, et s’y laisser glisser sous l’eau, les cheveux flottants, pour faire de petites bulles. Il aime les pommes au four, l’odeur des épices quand l’automne vient, les nappes épaisses sous lesquelles se cacher, les fauteuils profonds, les chênes très grands.
Il attend sagement, la courtepointe remontée jusqu’au nez, que le dernier valet ait quitté sa chambre, que la dernière chandelle soit mouchée. Il attend encore un peu, par précaution, puis se glisse du lit, pieds nus. Il s’étire et roule sur le tapis de laine. Il s’assied en tailleur, toujours en silence, il aspire l’ombre, hume le silence. Parfois il allume une lanterne sourde pour lire à plat ventre sur le tapis. Parfois il se perche seulement sur la table et regarde autour de lui. Le monde est si différent quand il fait nuit, quand on est seul.
Il traverse la ville en calèche au côté de sa mère. Près d’un carrefour, un vieux mendiant qui ne supplie pas, n’acclame pas, ne bénit pas. Sa mère lui glisse des pièces dans la main, murmure Donne lui, il s’exécute, se retourne vers la reine, et voici qu’elle pleure. L’enfant caresse ces larmes mais s’étonne : le philosophe qu’il étudie a dit, pourtant, qu’on ne devrait pas pleurer sur les malheureux, que c’était s’identifier aux faibles… et sa mère s’insurge : Non ! Elle est Reine, et elle pleure sur eux, parce que c’est un poids qu’elle doit porter, que sa force doit porter. C’est aussi ce poids, ce fardeau de larmes, qui empêche la force de se changer en tyrannie.
Sa mère est toute vêtue de noir et elle le serre dans ses bras, fort, comme elle le serrait quand il était petit et qu’il n’y avait personne pour les regarder.
Quelques jours plus tard, il veille dans cette solitude enfin plus vaste que sa chambre, une longue et dernière solitude qui doit le préparer au trône — et disparaît.
Il suit d’abord l’odeur des rêves trompeurs de liberté : il se fait marin. On le retrouve de port en port, certains remarquent sa blondeur, son port de tête, sa voix qui porte si bien, son rire qui sonne si haut.
On le retrouve dans des salles d’armes les plus obscures. Il est passionné, dur à l’ouvrage, puis soudain s’emporte, jette son arme, pour une passe ratée. On retrouve son écriture et son prénom, au bas d’un contrat de mercenaire qu’il n’honorera pas.
Il comprend que ni les marins, ni les soldats, ne lui offriront ce qui lui manque et qu’il croit désirer : il se fait comédien. Il veut choisir ses rôles. On lui propose les jeunes premiers de comédie, les matamores de farce — il veut jouer les rois anarchistes, les assassins poètes, les prêtres fous d’absolu. Il attendrit les unes, exaspère les autres.
Enfin, on le retrouve dans une salle plus obscure encore : il s’est fait aide-bibliothécaire. Il reconnaît l’odeur des livres, la poussière des rayonnages, la magie des mondes enclos dans le cuir, et comprend que tout ce dont il avait besoin, la violence et l’amour, l’altruisme et le pouvoir, les secrets des cœurs d’hommes, était ici depuis le début, à sa portée. Il comprend sans doute qu’il n’avait pas besoin de partir. Mais il est jeune encore. Il se dit que cette leçon-là valait d’être payée de dix ans d’errance et d’exil.
Il revient au trône, et trouve un tombeau.
Si la Reine avait vécu ne serait-ce qu’une année de plus, si elle avait accueilli et reconnu son fils, peut-être aurait-elle pu convaincre les Grands, le porter à nouveau au trône…
Ce tableau-là n’a pas été peint : il montrerait un jeune homme aux vêtements râpés, son chapeau à la main, debout sous la pluie, regardant passer la pompe d’un cortège funèbre et royal. Nul ne lui prête attention, mais c’est son existence qu’on porte en terre.
Sa mort est connue. On peut même voir son masque mortuaire, les traits d’un homme très vieux, courbé sous un fardeau immense et la dérision suprême d’une si longue vie.
Il est un temps tenté par le régicide. Par sens du théâtre et par sens du devoir : c’est après tout sa faute si cet homme-là est sur le trône, plutôt que lui. Mais il ne passe jamais à l’acte — parce qu’il n’a pas ce qu’il faut pour faire un meurtrier, parce qu’il peut se résoudre en fin de compte à tuer le mari de sa petite sœur.
Il ne renonce pas si vite aux chimères du pouvoir, à ses devoirs de prince. Dans les pamphlets anonymes publiés sous presse clandestine on retrouve son sens du rythme, sa générosité un peu théâtrale, ses lectures des philosophes politiques, et au-delà de tout cette noblesse désenchantée qui résiste, encore un peu, aux trahisons du monde.
Ses compagnons clandestins sont arrêtés alors qu’il est dans une autre ville, et la police royale fait teindre en blond l’un des condamnés, pour mettre fin aux rumeurs croissantes sur le retour du Jeune Prince. Le lendemain de leur exécution, l’abbé *** trouve un homme agenouillé dans la nef de la cathédrale, un homme blond et comme foudroyé que l’abbé relève et prend par la main.
L’abbé *** est un homme bon, avec cette sorte de foi qui amène les plus intelligents à croire que les événements du monde et de nos vies font sens. C’est ainsi qu’il le convainc. Autrefois, dans la cathédrale, il avait entendu un appel sans le comprendre, un appel qui ne le menait pas au trône, ou du moins pas au trône terrestre. Mais à présent qu’il a beaucoup souffert, beaucoup perdu, voilà qu’il est appelé de nouveau. Sa place est auprès d’eux qui se dépouillent de leur passé pour entrer dans une vie plus vaste.
Le prince le croit-il ? On sait du moins qu’il le suit. On sait aussi qu’au soir de sa très, très longue vie, il prononce ces dernières paroles : « Je n’étais pas un vrai marin, ni un duelliste de première classe. Je n’étais pas un grand comédien, ni un grand écrivain. Ni un bon moine, que Dieu me pardonne. J’étais un bon roi. » Et encore : « Quel poids, quel poids je porte. »
Ainsi fait-il lui-même le récit de sa vie, mieux que l’humble historien, car il n’aimait pas les biographies et leurs détails, il aimait le théâtre, les mots qui vont à l’essentiel, aux seules choses qui importent, et frappent au cœur.
Son histoire est celle d’une absence. La raconter ne revient qu’à cerner ce vide et tâcher de lui donner sens. Le péril, pour son biographe, est sans cesse de réduire sa vie à l’énigme unique de sa disparition.
Le tableau est officiel et romantique : l’adolescent gracile agenouillé dans la nef gigantesque, plongée dans les ténèbres ; les chandeliers qui éclairent ses vêtements de sacre et les statues colossales de ses aïeux. Des épaules fragiles, mais très droites. Un lourd manteau aux plis théâtraux. Quant au regard du jeune prince, le peintre, plus sage que l’historien, ne l’a pas montré.
Le travail du biographe se heurte à cette nuit de veille, dans la cathédrale, à ce silence, à cette solitude, à ce regard dont on ne sait rien.
Au matin du sacre, quand les écuyers ont ouvert solennellement les portes, la nef était vide. Le prince avait disparu.
Il aime les chiens qui roulent avec lui sur le sol, il aime les bains qu’on lui donne ensuite, et s’y laisser glisser sous l’eau, les cheveux flottants, pour faire de petites bulles. Il aime les pommes au four, l’odeur des épices quand l’automne vient, les nappes épaisses sous lesquelles se cacher, les fauteuils profonds, les chênes très grands.
Il attend sagement, la courtepointe remontée jusqu’au nez, que le dernier valet ait quitté sa chambre, que la dernière chandelle soit mouchée. Il attend encore un peu, par précaution, puis se glisse du lit, pieds nus. Il s’étire et roule sur le tapis de laine. Il s’assied en tailleur, toujours en silence, il aspire l’ombre, hume le silence. Parfois il allume une lanterne sourde pour lire à plat ventre sur le tapis. Parfois il se perche seulement sur la table et regarde autour de lui. Le monde est si différent quand il fait nuit, quand on est seul.
Il traverse la ville en calèche au côté de sa mère. Près d’un carrefour, un vieux mendiant qui ne supplie pas, n’acclame pas, ne bénit pas. Sa mère lui glisse des pièces dans la main, murmure Donne lui, il s’exécute, se retourne vers la reine, et voici qu’elle pleure. L’enfant caresse ces larmes mais s’étonne : le philosophe qu’il étudie a dit, pourtant, qu’on ne devrait pas pleurer sur les malheureux, que c’était s’identifier aux faibles… et sa mère s’insurge : Non ! Elle est Reine, et elle pleure sur eux, parce que c’est un poids qu’elle doit porter, que sa force doit porter. C’est aussi ce poids, ce fardeau de larmes, qui empêche la force de se changer en tyrannie.
Sa mère est toute vêtue de noir et elle le serre dans ses bras, fort, comme elle le serrait quand il était petit et qu’il n’y avait personne pour les regarder.
Quelques jours plus tard, il veille dans cette solitude enfin plus vaste que sa chambre, une longue et dernière solitude qui doit le préparer au trône — et disparaît.
Il suit d’abord l’odeur des rêves trompeurs de liberté : il se fait marin. On le retrouve de port en port, certains remarquent sa blondeur, son port de tête, sa voix qui porte si bien, son rire qui sonne si haut.
On le retrouve dans des salles d’armes les plus obscures. Il est passionné, dur à l’ouvrage, puis soudain s’emporte, jette son arme, pour une passe ratée. On retrouve son écriture et son prénom, au bas d’un contrat de mercenaire qu’il n’honorera pas.
Il comprend que ni les marins, ni les soldats, ne lui offriront ce qui lui manque et qu’il croit désirer : il se fait comédien. Il veut choisir ses rôles. On lui propose les jeunes premiers de comédie, les matamores de farce — il veut jouer les rois anarchistes, les assassins poètes, les prêtres fous d’absolu. Il attendrit les unes, exaspère les autres.
Enfin, on le retrouve dans une salle plus obscure encore : il s’est fait aide-bibliothécaire. Il reconnaît l’odeur des livres, la poussière des rayonnages, la magie des mondes enclos dans le cuir, et comprend que tout ce dont il avait besoin, la violence et l’amour, l’altruisme et le pouvoir, les secrets des cœurs d’hommes, était ici depuis le début, à sa portée. Il comprend sans doute qu’il n’avait pas besoin de partir. Mais il est jeune encore. Il se dit que cette leçon-là valait d’être payée de dix ans d’errance et d’exil.
Il revient au trône, et trouve un tombeau.
Si la Reine avait vécu ne serait-ce qu’une année de plus, si elle avait accueilli et reconnu son fils, peut-être aurait-elle pu convaincre les Grands, le porter à nouveau au trône…
Ce tableau-là n’a pas été peint : il montrerait un jeune homme aux vêtements râpés, son chapeau à la main, debout sous la pluie, regardant passer la pompe d’un cortège funèbre et royal. Nul ne lui prête attention, mais c’est son existence qu’on porte en terre.
Sa mort est connue. On peut même voir son masque mortuaire, les traits d’un homme très vieux, courbé sous un fardeau immense et la dérision suprême d’une si longue vie.
Il est un temps tenté par le régicide. Par sens du théâtre et par sens du devoir : c’est après tout sa faute si cet homme-là est sur le trône, plutôt que lui. Mais il ne passe jamais à l’acte — parce qu’il n’a pas ce qu’il faut pour faire un meurtrier, parce qu’il peut se résoudre en fin de compte à tuer le mari de sa petite sœur.
Il ne renonce pas si vite aux chimères du pouvoir, à ses devoirs de prince. Dans les pamphlets anonymes publiés sous presse clandestine on retrouve son sens du rythme, sa générosité un peu théâtrale, ses lectures des philosophes politiques, et au-delà de tout cette noblesse désenchantée qui résiste, encore un peu, aux trahisons du monde.
Ses compagnons clandestins sont arrêtés alors qu’il est dans une autre ville, et la police royale fait teindre en blond l’un des condamnés, pour mettre fin aux rumeurs croissantes sur le retour du Jeune Prince. Le lendemain de leur exécution, l’abbé *** trouve un homme agenouillé dans la nef de la cathédrale, un homme blond et comme foudroyé que l’abbé relève et prend par la main.
L’abbé *** est un homme bon, avec cette sorte de foi qui amène les plus intelligents à croire que les événements du monde et de nos vies font sens. C’est ainsi qu’il le convainc. Autrefois, dans la cathédrale, il avait entendu un appel sans le comprendre, un appel qui ne le menait pas au trône, ou du moins pas au trône terrestre. Mais à présent qu’il a beaucoup souffert, beaucoup perdu, voilà qu’il est appelé de nouveau. Sa place est auprès d’eux qui se dépouillent de leur passé pour entrer dans une vie plus vaste.
Le prince le croit-il ? On sait du moins qu’il le suit. On sait aussi qu’au soir de sa très, très longue vie, il prononce ces dernières paroles : « Je n’étais pas un vrai marin, ni un duelliste de première classe. Je n’étais pas un grand comédien, ni un grand écrivain. Ni un bon moine, que Dieu me pardonne. J’étais un bon roi. » Et encore : « Quel poids, quel poids je porte. »
Ainsi fait-il lui-même le récit de sa vie, mieux que l’humble historien, car il n’aimait pas les biographies et leurs détails, il aimait le théâtre, les mots qui vont à l’essentiel, aux seules choses qui importent, et frappent au cœur.
dimanche 20 novembre 2011
Maisons & Regards
Retour à mon atelier d'écriture : la contrainte imposait, entre autres, que cette description d'une maison fût faite à travers les yeux d'un personnage particulier. A vous de deviner celui qui m'a été attribué…
Une maison au Yaudet (Côtes d'Armor) qui correspondait parfaitement à ce que je cherchais pour cet exercice. Photographiée par Damien Pobel le 13 septembre 2003 (Creative Commons)
C’est comme une maison qui s’écroule, sauf qu’elle ne s’écroule pas. Comme une maison qui ne tient pas debout, ou qui ne tient debout que par magie, sans qu’on sache trop comment.
Elle pourrait s’écrouler à tout moment. Regarde le jeu qu’il y a entre ces moellons. Mais le toit en pignon est joli.
Est-ce qu’ils réfléchissent à tous ces mots, vrai ? Une maison en pommes de pin, une maison-gâteau, qu’on peut manger, chaque moellon est une petite part, juste à la bonne taille — même si certains sont plus gros que d’autres, vraiment très gros, il faudrait les grignoter pendant toute une année pour en venir à bout.
C’est pour ça qu’on peut construire des maisons en pain d’épices, en cubes de bois — même si ce ne sont pas des cubes, vraiment, il y en a des carrés et des rectangulaires, des plus hauts et des plus allongés, toute une boîte. C’est une maison construite par un géant jouant aux cubes, un gros géant de granite avec un chapeau d’ardoise.
Un toit en ardoise, ça parait sérieux, tout noir, austère, un toit de vieux monsieur sévère. Mais c'est comme la nuit, ce n'est jamais vraiment noir, ça grisonne, ça verdit, ca s'effrite toujours un peu, ça brille au soleil, ça luit sous la pluie. C'est comme un tableau d'école, on voudrait y écrire à la craie, on y dessinerait des nuages ou des étoiles, on y apprendrait à lire aux hiboux.
Et le lierre n’aide pas. Il parasite toute la façade.
Parfois le lierre leur fait comme des cheveux, et les maisons ont l'air de vieilles dames mal peignées. C'est amusant aussi. Mais celle-ci porte ses plantes comme une guirlande de Noel, comme une écharpe, verte et rouge, une écharpe bien épaisse et douillette, qui s'effiloche un peu sur les bords, avec quelques fleurs tissées dedans. L'écharpe d'une dryade qui se préparerait pour l'hiver.
Rose et lierre, fougères et potentille, et une forêt de vigne vierge. Mille plantes grimpantes, et c’est normal, c’est bien une maison sur laquelle on grimpe, on s’accroche à la vigne, hop, on prend appui sur cette pierre mal jointe, on agrippe le lierre, on se hisse sur une corniche, et nous voilà sur le balcon, tout de guingois.
Les plantes cachent même cette fenêtre, imagine comme la pièce doit être sombre !
C’est une maison qui joue à cache-cache.
Le plus caché, c'est l’escalier extérieur. On ne le voit pas tout de suite, on ne comprend pas d'abord que c'est lui qui dicte au lierre ce bizarre chemin à travers la façade. Les feuilles l'ont tellement entouré qu'il est englouti. On doit pouvoir s'y faufiler et le grimper à quatre pattes, comme un tunnel, on pourrait regarder à travers les feuilles, faire le guet, et personne ne nous verrait du dehors.
Toute la maison doit être sombre. Ils perçaient des fenêtres si petites, à l’époque.
Elles ne sont pas vraiment petites, c’est à cause des croisillons, qui font comme plusieurs fenêtres minuscules soudées l’une à l’autre, juste assez grandes pour un visage de fée.
Sans parler du lanterneau, là-bas, tellement petit qu’on ne voit pas ce qu’il peut éclairer. C’est peut-être une issue de secours pour lutins, une entrée secrète pour chat aventureux. Ou bien seulement un œil pour le toit, c’est un toit-cyclope.
Sur l’autre toit il y a deux lucarnes. C'est merveilleux les lucarnes, avec leurs deux joues et leur croupe. De minuscules maisons à une seule fenêtre, qui s'agrippent de toutes leurs pattes au toit de la grande, comme les petits koalas au dos de leur maman. C'est encore plus merveilleux de l'intérieur : un placard où il est permis de se cacher, dont le fond s'ouvre sur le ciel, aussi bien que l'armoire magique de Narnia.
Non, vraiment, on ne peut pas acheter une maison pareille.
Sûr qu’on ne peut pas. Une maison pareille, on ne l’achète pas, on la range bien au chaud, dans la boîte à trésors, pour l’ouvrir le soir avant de s’endormir et la regarder un peu.
Même qu’elle vous fait un clin d’œil en partant.
Une maison au Yaudet (Côtes d'Armor) qui correspondait parfaitement à ce que je cherchais pour cet exercice. Photographiée par Damien Pobel le 13 septembre 2003 (Creative Commons)
C’est comme une maison qui s’écroule, sauf qu’elle ne s’écroule pas. Comme une maison qui ne tient pas debout, ou qui ne tient debout que par magie, sans qu’on sache trop comment.
Elle pourrait s’écrouler à tout moment. Regarde le jeu qu’il y a entre ces moellons. Mais le toit en pignon est joli.
Est-ce qu’ils réfléchissent à tous ces mots, vrai ? Une maison en pommes de pin, une maison-gâteau, qu’on peut manger, chaque moellon est une petite part, juste à la bonne taille — même si certains sont plus gros que d’autres, vraiment très gros, il faudrait les grignoter pendant toute une année pour en venir à bout.
C’est pour ça qu’on peut construire des maisons en pain d’épices, en cubes de bois — même si ce ne sont pas des cubes, vraiment, il y en a des carrés et des rectangulaires, des plus hauts et des plus allongés, toute une boîte. C’est une maison construite par un géant jouant aux cubes, un gros géant de granite avec un chapeau d’ardoise.
Un toit en ardoise, ça parait sérieux, tout noir, austère, un toit de vieux monsieur sévère. Mais c'est comme la nuit, ce n'est jamais vraiment noir, ça grisonne, ça verdit, ca s'effrite toujours un peu, ça brille au soleil, ça luit sous la pluie. C'est comme un tableau d'école, on voudrait y écrire à la craie, on y dessinerait des nuages ou des étoiles, on y apprendrait à lire aux hiboux.
Et le lierre n’aide pas. Il parasite toute la façade.
Parfois le lierre leur fait comme des cheveux, et les maisons ont l'air de vieilles dames mal peignées. C'est amusant aussi. Mais celle-ci porte ses plantes comme une guirlande de Noel, comme une écharpe, verte et rouge, une écharpe bien épaisse et douillette, qui s'effiloche un peu sur les bords, avec quelques fleurs tissées dedans. L'écharpe d'une dryade qui se préparerait pour l'hiver.
Rose et lierre, fougères et potentille, et une forêt de vigne vierge. Mille plantes grimpantes, et c’est normal, c’est bien une maison sur laquelle on grimpe, on s’accroche à la vigne, hop, on prend appui sur cette pierre mal jointe, on agrippe le lierre, on se hisse sur une corniche, et nous voilà sur le balcon, tout de guingois.
Les plantes cachent même cette fenêtre, imagine comme la pièce doit être sombre !
C’est une maison qui joue à cache-cache.
Le plus caché, c'est l’escalier extérieur. On ne le voit pas tout de suite, on ne comprend pas d'abord que c'est lui qui dicte au lierre ce bizarre chemin à travers la façade. Les feuilles l'ont tellement entouré qu'il est englouti. On doit pouvoir s'y faufiler et le grimper à quatre pattes, comme un tunnel, on pourrait regarder à travers les feuilles, faire le guet, et personne ne nous verrait du dehors.
Toute la maison doit être sombre. Ils perçaient des fenêtres si petites, à l’époque.
Elles ne sont pas vraiment petites, c’est à cause des croisillons, qui font comme plusieurs fenêtres minuscules soudées l’une à l’autre, juste assez grandes pour un visage de fée.
Sans parler du lanterneau, là-bas, tellement petit qu’on ne voit pas ce qu’il peut éclairer. C’est peut-être une issue de secours pour lutins, une entrée secrète pour chat aventureux. Ou bien seulement un œil pour le toit, c’est un toit-cyclope.
Sur l’autre toit il y a deux lucarnes. C'est merveilleux les lucarnes, avec leurs deux joues et leur croupe. De minuscules maisons à une seule fenêtre, qui s'agrippent de toutes leurs pattes au toit de la grande, comme les petits koalas au dos de leur maman. C'est encore plus merveilleux de l'intérieur : un placard où il est permis de se cacher, dont le fond s'ouvre sur le ciel, aussi bien que l'armoire magique de Narnia.
Non, vraiment, on ne peut pas acheter une maison pareille.
Sûr qu’on ne peut pas. Une maison pareille, on ne l’achète pas, on la range bien au chaud, dans la boîte à trésors, pour l’ouvrir le soir avant de s’endormir et la regarder un peu.
Même qu’elle vous fait un clin d’œil en partant.
dimanche 23 octobre 2011
La Question de l'Homme
J'ai déjà eu l'occasion de parler ici de cette partie du nouveau programme de première qui me semble être bien davantage qu'un chapitre ou qu'un "objet d'étude", mais une question qui traverse et fédère l'ensemble du programme.
Du moins c'est ainsi que je l'aborde.
Le jour de la rentrée, j'ai proposé à mes élèves un questionnaire de Proust un peu modifié qui incluait entre autres cette question: qu'est-ce qui, selon vous, caractérise le mieux l'être humain?
Voici un aperçu de leurs réponses.
(créé grâce à Wordle)
A voir, bien sûr, si leurs idées seront les mêmes en fin d'année.
Après Antigone. Après Vercors. Après les tyrans et leurs assassins, dont on ne sait qui est le masque de l'autre. Après le Roi des Aulnes. Après les monstres. Après les savants fous. Après les humanistes. Après les poètes, les prophètes, ceux qui déchiffrent le monde ou y allument leur humble lumière.
Du moins c'est ainsi que je l'aborde.
Le jour de la rentrée, j'ai proposé à mes élèves un questionnaire de Proust un peu modifié qui incluait entre autres cette question: qu'est-ce qui, selon vous, caractérise le mieux l'être humain?
Voici un aperçu de leurs réponses.
(créé grâce à Wordle)
A voir, bien sûr, si leurs idées seront les mêmes en fin d'année.
Après Antigone. Après Vercors. Après les tyrans et leurs assassins, dont on ne sait qui est le masque de l'autre. Après le Roi des Aulnes. Après les monstres. Après les savants fous. Après les humanistes. Après les poètes, les prophètes, ceux qui déchiffrent le monde ou y allument leur humble lumière.
vendredi 21 octobre 2011
Inventio
Je viens de retrouver ce "sujet d'invention", nomenclature du baccalauréat, que j'avais rédigé en surveillant le bac 2009, série L.
Et que je vous livre, car je relis sans déplaisir cet exercice, scolaire certes, comme il se doit, mais romantique à l'excès et plein de ce panache que je ne rougis pas d'aimer. Car Kean, ici, c'est un peu Cyrano.
Le texte de départ :
Le sujet :
Mon "devoir" :
KEAN, SALOMON.
En coulisses. Des toiles peintes de décors sont appuyées contre les murs, des accessoires encombrent la scène. Kean se tient face à un miroir, toujours en costume, à demi démaquillé. Salomon le contemple un moment en silence.
SALOMON : Et bien, es-tu content ? As-tu fait ton effet ? Depuis combien de temps préparais-tu cette sortie ?
KEAN, doucement : Ne triche pas. Pas toi. (Il se retourne, s’approche de Salomon, le saisit aux épaules.) Ne leur emprunte pas leurs mots. Ne prétends pas comme eux que Kean n’est qu’un cabotin, qu’il calcule ses effets et soigne ses sorties, ne va pas croire… (Il le lâche.) Rien n’était préparé. Pas cette fois.
Salomon se tait, le regarde.
KEAN : Tu ne me crois pas. Même toi. Et bien soit, puisque ce mot vous plaît (il s’enveloppe de sa cape d’un mouvement très théâtral) je m’en drape. C’était une sortie. La plus belle. La dernière.
Salomon contemple le reflet de Kean dans le miroir.
KEAN, tristement : Même cela tu ne le crois pas.
SALOMON, montrant le miroir : Regarde toi. Un comédien. C’est ce que tu es. De cela on ne sort pas.
KEAN, violemment, arpentant la scène : On n’en sort pas, on n’en sort pas, voilà au moins une vérité ! On n’en a jamais fini avec ce métier, on s’y précipite tout entier, chaque soir ; jamais on ne gagne, jamais on ne se repose, jamais on n’est sûr. Nous sommes des joueurs qui misent leur vie entière chaque soir et la remettent en jeu le lendemain, encore, encore… Et jamais l’on n’en sort. Chaque soir je passe cette porte (il traverse un élément de décor) vers l’arène.
SALOMON : Tu l’aimes pourtant, cette arène. Tu n’y meurs pas, tu y brilles.
KEAN : Tu as raison : pire qu’une arène. Jamais on n’a exigé des chrétiens de Rome qu’ils parlent beau, que leur voix porte, qu’ils plaisent aux lions. Moi je dois me vendre chaque soir, me vendre tout entier, mon corps, mes mots, mon âme… et je dois leur plaire ! Et je dois les séduire ! Prostitué ! (Il dégrafe violemment son pourpoint.) Pire qu’un prostitué : on ne reproche pas au giton son trop de séduction, et tu entends ce qu’ils disent de moi : Cabotin !
Salomon pendant cette tirade regarde tantôt Kean, tantôt son reflet.
KEAN : Oui, oui, je sais ce que tu penses encore, c’est inscrit là dans tes yeux, dans ce miroir ! (Il se retourne et le brandit) Pauvre Kean, comme il cabotine en se plaignant de devoir cabotiner. (Il repose le miroir, toujours face au public.) Et tu ne me crois pas. On ne me croit pas. Les comédiens ne jouent finalement qu’un seul et même rôle : celui de Cassandre. (Une pause.) Tu regardes le miroir. Tout le monde le regarde. Sais-tu pourquoi ? Ils ne m’ont pas écouté le dire tout à l’heure : ils n’aiment que ce qui est faux. Si je disais la vérité, ah, voilà qui serait abominable ! Dès qu’on commence à éprouver, à sentir vrai, à aimer, à pleurer pour de vrai, on cesse d’être comédien. (Amèrement) Un homme qui aime est un mauvais acteur.
Il tourne le dos à Salomon et commence, lentement, d’ôter son maquillage.
SALOMON : Ce n’est pas vrai. Personne n’a d’émotions plus intenses, personne n’a de passions plus vastes qu’un comédien. Kean, Kean, c’est pour cela qu’ils te haïssent, c’est cela qu’ils t’envient. Aucun d’entre eux n’aimera comme tu aimes. Aucun ne sera jamais Roméo, aucun ne mourra d’amour ni ne connaître la grâce d’une nuit unique avant que chante l’alouette. Aucun de ceux qui écument de jalousie n’aura la grandeur assassine d’Othello, aucun de ceux qui sont pères n’a engendré de Cordelia, aucun ne croisera de sorcières en rentrant chez lui ni ne verra marcher le bois de Birnam ! Ce que tu vis, seul un comédien peut le vivre.
KEAN s’écarte du miroir pour l’écouter : Oui, n’est-ce pas ? C’est notre grâce. Quand je joue Falstaff (il saisit un masque de comédie), nul n’est plus bouffon que moi. Quand je suis Œdipe (il cache son visage derrière un masque de tragédie), nul n’est plus triste. (Son agitation croît pendant toute cette tirade) Oui, n’est-ce pas, nos passions sont immenses, loin au-dessus de celles des hommes mortels. (Il bondit sur des tréteaux transportés par des machinistes) Semblables à celles des dieux ! (criant) Les comédiens sont des dieux ! (Les accessoiristes inclinent les tréteaux, Kean tombe). Ainsi ils tombent de plus haut, terrassés par l’hybris. Fous. Le théâtre rend fou. (Salomon vient l’aider à se relever). Je suis leur catharsis, Salomon, ils laissent toutes leurs horribles passions couler en moi, pour que je les garde de leurs propres folies. Et ils croient qu’elles peuvent me traverser et me laisser indemne ? Et tu crois… ? (Il se dégage.) Tu devrais le savoir, pourtant, vieux compagnon. Tu me vois quitter le théâtre chaque nuit, tu viens me border parfois, lorsque je joue Macbeth et que mes nuits se trempent de cauchemars. Lorsque je joue Hamlet, je suis pris de crises parfois qui me laissent inertes et sans volonté, et je ne sais plus ce que c’est que d’exister. Lorsque je joue un assassin… (d’un revers de main, il étale sur son visage la dernière trace de fard rouge.) Oh, ils le savent bien. Ils ont inventé pour cela notre métier. Ils ont raison de dire que nous sommes la lie du monde, plus vils encore que les maquereaux et les filles de joie. Autrefois ils sacrifiaient des boucs sur l’autel de nos scènes. Aujourd’hui c’est moi le bouc, Salomon. C’est moi le bouc.
Salomon le prend doucement par les épaules et le fait avancer en passant devant les toiles peintes des décors, une forêt, un palais, un cimetière.
SALOMON : Pauvre Kean… Si vraiment tu es fou, si vraiment tu es allé si loin, au-delà des sociétés humaines, quel autre métier pourras-tu jamais exercer ? Quelle autre place pourras-tu occuper ? Quel autre rôle sera à ta mesure ? Te feras-tu ermite ? Seras-tu couronné roi par quelque tribu perdue ?
KEAN : … Ou mourrai-je, peut-être ? L’acteur n’a-t-il pas d’autre fin à sa comédie ? L’acteur qui ne plaît plus a-t-il d’autre moyen de reconquérir une place dans les cœurs ? Est-ce cela, la sortie de Kean ? Faut-il partir au faîte de la gloire comme les héros de tragédie ?
SALOMON, à Kean puis au public : Que sais-tu de ce qui plaît, de ce qui dure? Ceux-là qui t’ont hué ce soir vanteront peut-être demain tes louanges. Ce que te reprochent les princes d’aujourd’hui sera peut-être ta gloire de demain ? Ta sortie de ce soir pourrait bien être ton couronnement, ce que l’on répétera dans un siècle, ce qu’on applaudira le plus — et Kean sera le nom du courage, de la vérité, de la modernité.
KEAN : Mais encore dois-je être applaudi. Encore dois-je les impressionner. Qui d’autre que toi saura démêler sous ces oripeaux mon âme d’homme ? Qui d’autre que toi aura jamais connu le son de ma voix hors de scène ? C’est quand je suis autre qu’on m’aime, quand je porte le mieux mon masque d’histrion. Personne au monde n’est plus mal aimé qu’un acteur.
Pendant cette tirade, Salomon a fini de le démaquiller, lui ôte son costume de scène pour le remplacer par un costume de ville.
SALOMON : Vanité, encore ! Crois-tu donc qu’il en va autrement dans le monde ? Le monde est un théâtre où tous nous jouons des rôles de composition, où tous nous portons des masques, l’amoureux qui veut séduire, le ministre qui doit convaincre, l’époux qui cherche le pardon… Aimerais-tu jouer leur part sans gloire ? Aimerais-tu t’appeler menteur plutôt que comédien, hypocrite plutôt que cabotin ? Tes rôles à toi ne sont que plus grands, plus brillants que les nôtres.
Il lui passe son manteau de ville. Kean se laisse faire, se retourne une dernière fois vers Salomon avant de quitter la scène.
KEAN : Et toi alors, qui sais le monde et la scène, les vérités et les mensonges — quel est ton rôle ?
SALOMON : Monsieur, je suis votre souffleur.
Et que je vous livre, car je relis sans déplaisir cet exercice, scolaire certes, comme il se doit, mais romantique à l'excès et plein de ce panache que je ne rougis pas d'aimer. Car Kean, ici, c'est un peu Cyrano.
Le texte de départ :
TEXTE D - Jean-Paul Sartre, Kean.
[ Dans sa première version, cette œuvre était sous-titrée « Désordre et génie ».
A Londres, Kean, acteur célèbre, joue Othello, de Shakespeare. Othello, jaloux, tue se femme; Desdémone, en l'étouffant avec un oreiller. Or, dans la salle, se trouve Eléna, la femme du comte, ambassadeur du Danemark, et Kean en est amoureux, Mais il la croit convoitée par le prince de Galles, assis à côté d'elle. Soudain Kean, depuis la scène, s'adresse à eux.]
KEAN. [ ... ] (Tourné vers Eléna).
Vous, Madame, pourquoi ne joueriez-vous pas Desdémone ? Je vous étranglerais si gentiment ? (Élevant l'oreiller au-dessus de sa tête.) Mesdames, Messieurs, l'arme du crime. Regardez ce que j'en fais. (Il le jette devant l'avant-scène, juste aux pieds d'Eléna.) A la plus belle. Cet oreiller, c'est mon cœur ; mon cœur de lâche tout blanc : pour qu'elle pose dessus ses petits pieds. (A Anna.) Va chercher Cassio, ton amant : il pourra désormais te cajoler sous mes yeux (1). (Se frappant la poitrine.) Cet homme n'est pas dangereux. C'est à tort qu'on prenait Othello pour un grand cocu royal. Je suis un co ... co... un... co ... co ... mique. (Rires. Au prince de Galles.) Eh bien, Monseigneur, je vous l'avais prédit : pour une fois qu'il me prend une vraie colère, c'est l'emboîtage (2).
(Les sifflets redoublent : « A bas Kean ! A bas l'acteur ! » Il fait un pas vers le public et le regarde. Les sifflets cessent.)
Tous, alors ? Tous contre moi ? Quel honneur ! Mais pourquoi ? Mesdames, Messieurs, si vous me permettez une question. Qu'est-ce que je vous ai fait ? Je vous connais tous mais c'est la première fois que je vous vois ces gueules d'assassins. Est-ce que ce sont vos vrais visages ? Vous veniez ici chaque soir et vous jetiez des bouquets sur la scène en criant bravo. J'avais fini par croire que vous m'aimiez... Mais dites donc, mais dites donc : qui applaudissiez-vous ? Hein ? Othello ? Impossible : c'est un fou sanguinaire. Il faut donc que ce soit Kean. « Notre grand Kean, notre cher Kean, notre Kean national ». Eh bien le voilà, votre Kean ! (Il tire un mouchoir de sa poche et se frotte le visage. Des traces livides apparaissent.) Oui, voilà l'homme. Regardez-le. Vous n'applaudissez pas ? (Sifflets.) C'est curieux, tout de même : vous n'aimez que ce qui est faux.
LORD MEWILL, de sa loge.
— Cabotin !
KEAN.
— Qui parle ? Eh ! Mais c'est Mewill (3) (Il s'approche de la loge.) J'ai flanché tout à l'heure parce que les princes m'intimident, mais je te préviens que les punaises ne m'intimident pas. Si tu ne fermes pas ta grande gueule, je te prends entre deux ongles et je te fais craquer. Comme ça. (Il fait le geste. Le public se tait.) Messieurs dames, bonsoir. Roméo, Lear et Macbeth (4) se rappellent à votre bon souvenir : moi je vais les rejoindre et je leur dirai bien des choses de votre part. Je retourne dans l'imaginaire où m'attendent mes superbes colères. Cette nuit, Mesdames, Messieurs, je serai Othello, chez moi, à bureaux fermés (5), et je tuerai pour de bon. Evidemment, si vous m'aviez aimé... Mais il ne faut pas trop demander, n'est-ce pas ? A propos, j'ai eu tort, tout à l'heure, de vous parler de Kean. Kean est mort en bas âge. (Rires.) Taisez-vous donc, assassins, c'est vous qui l'avez tué ! C'est vous qui avez pris un enfant pour en faire un monstre (6) ! (Silence effrayé du public.) Voilà ! C'est parfait : du calme, un silence de mort. Pourquoi siffleriez-vous ? il n'y a personne en scène. Personne. Ou peut-être un acteur en train de jouer Kean dans le rôle d'Othello. Tenez, je vais vous faire un aveu : je n'existe pas vraiment, je fais semblant. Pour vous plaire, Messieurs, Mesdames, pour vous plaire. Et je... (Il hésite et puis, avec un geste « A quoi bon ! ».) ... c'est tout.
Il s'en va, à pas lents, dans le silence ; sur scène tous les personnages sont figés de stupeur. Salomon (7) sort de son trou, fait un geste désolé au public et crie en coulisse :
SALOMON.
— Rideau ! voyons ! Rideau !
UN MACHINISTE.
— J'étais allé chercher le médecin de service.
SALOMON.
— Baisse le rideau, je te dis... (Il s'avance vers le public.) Mesdames et Messieurs... la représentation ne peut continuer. Le soleil de l'Angleterre s'est éclipsé : le célèbre, l'illustre, le sublime Kean vient d'être atteint d'un accès de folie.
Bruit dans le public. Le comte réveillé en sursaut se frotte les yeux.
LE COMTE.
— C'est fini ? Eh bien, Monseigneur, comment trouvez-vous Kean ?
LE PRINCE, du ton que l'on prend pour féliciter un acteur de son jeu.
— Il a été tout simplement admirable.
1. Anna joue Desdémone. Cassio est, dans la pièce de Shakespeare, celui qu'Othello pense être son amant ; de même, Kean suspecte le prince et Eléna.
2. emboîtage : action de siffler un acteur, une pièce.
3. Mewill: un aristocrate, convoitant Anna, la partenaire de Kean, humilié par ce dernier, mais qui, au nom de son rang, avait refusé de se battre avec un acteur.
4. Ce sont des personnages du théâtre de Shakespeare au destin fatal : Roméo, grand amoureux ; le roi Lear d'une part, et Macbeth, souverain usurpateur, d'autre part, sont tous deux en proie à la violence de leurs tourments.
5. à bureaux fermés: donc, sans public.
6. Enfant, Kean était un saltimbanque des rues.
7. Salomon est à la fois le valet, le confident, et le souffleur de Kean.
Le sujet :
Salomon rejoint son maître chez lui. Il tente de le persuader de ne pas renoncer à être acteur de théâtre. Vous rédigerez leur conversation sous forme de dialogue théâtral, incluant des didascalies. La jalousie de Kean ne sera pas le thème essentiel de leur échange.
Mon "devoir" :
KEAN, SALOMON.
En coulisses. Des toiles peintes de décors sont appuyées contre les murs, des accessoires encombrent la scène. Kean se tient face à un miroir, toujours en costume, à demi démaquillé. Salomon le contemple un moment en silence.
SALOMON : Et bien, es-tu content ? As-tu fait ton effet ? Depuis combien de temps préparais-tu cette sortie ?
KEAN, doucement : Ne triche pas. Pas toi. (Il se retourne, s’approche de Salomon, le saisit aux épaules.) Ne leur emprunte pas leurs mots. Ne prétends pas comme eux que Kean n’est qu’un cabotin, qu’il calcule ses effets et soigne ses sorties, ne va pas croire… (Il le lâche.) Rien n’était préparé. Pas cette fois.
Salomon se tait, le regarde.
KEAN : Tu ne me crois pas. Même toi. Et bien soit, puisque ce mot vous plaît (il s’enveloppe de sa cape d’un mouvement très théâtral) je m’en drape. C’était une sortie. La plus belle. La dernière.
Salomon contemple le reflet de Kean dans le miroir.
KEAN, tristement : Même cela tu ne le crois pas.
SALOMON, montrant le miroir : Regarde toi. Un comédien. C’est ce que tu es. De cela on ne sort pas.
KEAN, violemment, arpentant la scène : On n’en sort pas, on n’en sort pas, voilà au moins une vérité ! On n’en a jamais fini avec ce métier, on s’y précipite tout entier, chaque soir ; jamais on ne gagne, jamais on ne se repose, jamais on n’est sûr. Nous sommes des joueurs qui misent leur vie entière chaque soir et la remettent en jeu le lendemain, encore, encore… Et jamais l’on n’en sort. Chaque soir je passe cette porte (il traverse un élément de décor) vers l’arène.
SALOMON : Tu l’aimes pourtant, cette arène. Tu n’y meurs pas, tu y brilles.
KEAN : Tu as raison : pire qu’une arène. Jamais on n’a exigé des chrétiens de Rome qu’ils parlent beau, que leur voix porte, qu’ils plaisent aux lions. Moi je dois me vendre chaque soir, me vendre tout entier, mon corps, mes mots, mon âme… et je dois leur plaire ! Et je dois les séduire ! Prostitué ! (Il dégrafe violemment son pourpoint.) Pire qu’un prostitué : on ne reproche pas au giton son trop de séduction, et tu entends ce qu’ils disent de moi : Cabotin !
Salomon pendant cette tirade regarde tantôt Kean, tantôt son reflet.
KEAN : Oui, oui, je sais ce que tu penses encore, c’est inscrit là dans tes yeux, dans ce miroir ! (Il se retourne et le brandit) Pauvre Kean, comme il cabotine en se plaignant de devoir cabotiner. (Il repose le miroir, toujours face au public.) Et tu ne me crois pas. On ne me croit pas. Les comédiens ne jouent finalement qu’un seul et même rôle : celui de Cassandre. (Une pause.) Tu regardes le miroir. Tout le monde le regarde. Sais-tu pourquoi ? Ils ne m’ont pas écouté le dire tout à l’heure : ils n’aiment que ce qui est faux. Si je disais la vérité, ah, voilà qui serait abominable ! Dès qu’on commence à éprouver, à sentir vrai, à aimer, à pleurer pour de vrai, on cesse d’être comédien. (Amèrement) Un homme qui aime est un mauvais acteur.
Il tourne le dos à Salomon et commence, lentement, d’ôter son maquillage.
SALOMON : Ce n’est pas vrai. Personne n’a d’émotions plus intenses, personne n’a de passions plus vastes qu’un comédien. Kean, Kean, c’est pour cela qu’ils te haïssent, c’est cela qu’ils t’envient. Aucun d’entre eux n’aimera comme tu aimes. Aucun ne sera jamais Roméo, aucun ne mourra d’amour ni ne connaître la grâce d’une nuit unique avant que chante l’alouette. Aucun de ceux qui écument de jalousie n’aura la grandeur assassine d’Othello, aucun de ceux qui sont pères n’a engendré de Cordelia, aucun ne croisera de sorcières en rentrant chez lui ni ne verra marcher le bois de Birnam ! Ce que tu vis, seul un comédien peut le vivre.
KEAN s’écarte du miroir pour l’écouter : Oui, n’est-ce pas ? C’est notre grâce. Quand je joue Falstaff (il saisit un masque de comédie), nul n’est plus bouffon que moi. Quand je suis Œdipe (il cache son visage derrière un masque de tragédie), nul n’est plus triste. (Son agitation croît pendant toute cette tirade) Oui, n’est-ce pas, nos passions sont immenses, loin au-dessus de celles des hommes mortels. (Il bondit sur des tréteaux transportés par des machinistes) Semblables à celles des dieux ! (criant) Les comédiens sont des dieux ! (Les accessoiristes inclinent les tréteaux, Kean tombe). Ainsi ils tombent de plus haut, terrassés par l’hybris. Fous. Le théâtre rend fou. (Salomon vient l’aider à se relever). Je suis leur catharsis, Salomon, ils laissent toutes leurs horribles passions couler en moi, pour que je les garde de leurs propres folies. Et ils croient qu’elles peuvent me traverser et me laisser indemne ? Et tu crois… ? (Il se dégage.) Tu devrais le savoir, pourtant, vieux compagnon. Tu me vois quitter le théâtre chaque nuit, tu viens me border parfois, lorsque je joue Macbeth et que mes nuits se trempent de cauchemars. Lorsque je joue Hamlet, je suis pris de crises parfois qui me laissent inertes et sans volonté, et je ne sais plus ce que c’est que d’exister. Lorsque je joue un assassin… (d’un revers de main, il étale sur son visage la dernière trace de fard rouge.) Oh, ils le savent bien. Ils ont inventé pour cela notre métier. Ils ont raison de dire que nous sommes la lie du monde, plus vils encore que les maquereaux et les filles de joie. Autrefois ils sacrifiaient des boucs sur l’autel de nos scènes. Aujourd’hui c’est moi le bouc, Salomon. C’est moi le bouc.
Salomon le prend doucement par les épaules et le fait avancer en passant devant les toiles peintes des décors, une forêt, un palais, un cimetière.
SALOMON : Pauvre Kean… Si vraiment tu es fou, si vraiment tu es allé si loin, au-delà des sociétés humaines, quel autre métier pourras-tu jamais exercer ? Quelle autre place pourras-tu occuper ? Quel autre rôle sera à ta mesure ? Te feras-tu ermite ? Seras-tu couronné roi par quelque tribu perdue ?
KEAN : … Ou mourrai-je, peut-être ? L’acteur n’a-t-il pas d’autre fin à sa comédie ? L’acteur qui ne plaît plus a-t-il d’autre moyen de reconquérir une place dans les cœurs ? Est-ce cela, la sortie de Kean ? Faut-il partir au faîte de la gloire comme les héros de tragédie ?
SALOMON, à Kean puis au public : Que sais-tu de ce qui plaît, de ce qui dure? Ceux-là qui t’ont hué ce soir vanteront peut-être demain tes louanges. Ce que te reprochent les princes d’aujourd’hui sera peut-être ta gloire de demain ? Ta sortie de ce soir pourrait bien être ton couronnement, ce que l’on répétera dans un siècle, ce qu’on applaudira le plus — et Kean sera le nom du courage, de la vérité, de la modernité.
KEAN : Mais encore dois-je être applaudi. Encore dois-je les impressionner. Qui d’autre que toi saura démêler sous ces oripeaux mon âme d’homme ? Qui d’autre que toi aura jamais connu le son de ma voix hors de scène ? C’est quand je suis autre qu’on m’aime, quand je porte le mieux mon masque d’histrion. Personne au monde n’est plus mal aimé qu’un acteur.
Pendant cette tirade, Salomon a fini de le démaquiller, lui ôte son costume de scène pour le remplacer par un costume de ville.
SALOMON : Vanité, encore ! Crois-tu donc qu’il en va autrement dans le monde ? Le monde est un théâtre où tous nous jouons des rôles de composition, où tous nous portons des masques, l’amoureux qui veut séduire, le ministre qui doit convaincre, l’époux qui cherche le pardon… Aimerais-tu jouer leur part sans gloire ? Aimerais-tu t’appeler menteur plutôt que comédien, hypocrite plutôt que cabotin ? Tes rôles à toi ne sont que plus grands, plus brillants que les nôtres.
Il lui passe son manteau de ville. Kean se laisse faire, se retourne une dernière fois vers Salomon avant de quitter la scène.
KEAN : Et toi alors, qui sais le monde et la scène, les vérités et les mensonges — quel est ton rôle ?
SALOMON : Monsieur, je suis votre souffleur.
samedi 8 octobre 2011
Des Mots d'Ici & D'Ailleurs, Deuxième !
A l'occasion d'une grande manifestation autour du livre et de l'écriture, je serai à L'Esplanade du Lac de Divonne le samedi 15 octobre après-midi, pour lire et dédicacer Contes de villes et de fusées et Flammagories.
Pendant cette semaine, vous pourrez aussi participer à des ateliers d'écriture, discuter avec des éditeurs, écouter des contes avec vos enfants (ou sans, pas de limite supérieure d'âge pour les Peter Pan que nous sommes), manger des gâteaux et lâcher des ballons !
La Médiathèque Correspondances et L'Esplanade du Lac, 181 avenue de la Plage, 012220 Divonne les Bains
Je vous rêve nombreux…
Pendant cette semaine, vous pourrez aussi participer à des ateliers d'écriture, discuter avec des éditeurs, écouter des contes avec vos enfants (ou sans, pas de limite supérieure d'âge pour les Peter Pan que nous sommes), manger des gâteaux et lâcher des ballons !
La Médiathèque Correspondances et L'Esplanade du Lac, 181 avenue de la Plage, 012220 Divonne les Bains
Je vous rêve nombreux…
dimanche 2 octobre 2011
Dionysos, pas Apollon
Ne croyez pas ce que disent les journalistes : il est rare d’assister à une tragédie.
Une vraie tragédie, au sens plein du terme, au sens grec.
Même au théâtre, cela reste rare.
Parce que le monde a changé, notre regard de spectateur aussi, parce que les tragédies raciniennes ont brouillé le jeu et nous ont éloigné de cette tragédie première.
Nous avons oublié, par exemple, que le Chœur chante et danse. Ces intermèdes ne sont pas légers et sautillants comme chez Molière, ils participent pleinement du tragique.
Nous avons oublié que la purgation des passions, pour opérer, ne doit pas rester grave, digne et posée. Elle doit déborder, hurler, entrer en transe, basculer dans la folie.
Nous avons oublié, surtout, que la fête théâtrale est dionysiaque, pas apollinienne.
Tout cela, Wajdi Mouawad nous le rappelle, avec une force qui jamais ne se départit de la grâce. Une grâce presque surnaturelle qui tient à tant de variables, à tant de circonstances, à tant de choix peut-être hasardeux, que l’on pourrait parler de miracle.
Son Antigone est bien celle de Sophocle, et cela seul est déjà extraordinaire. Car c’est tout l’enjeu de la représentation du théâtre antique : comment reproduire, sur des spectateurs modernes, l’effet originel? Jusqu’où, exactement, faut-il moderniser? Un pas de trop, et l’on bascule dans l’excès branché, dans le toc, la poudre aux yeux, dans la trahison sans objet. Un pas de moins, trop timoré, et l’on se borne à l’imitation, un monde étranger aux spectateurs, étanche, incompréhensible.
La grâce de Mouawad est de se positionner exactement entre les deux.
Le décor est celui, minimaliste, de l’antique skènè. Un mur, une porte ouverte sur tous les ailleurs, fermée de voiles chatoyants et sanglants comme ceux qui séparent les mondes. Devant, la nudité de l’orchestra avec les seuls accessoires qui importent : un banc, l’eau qui circule entre les puissants de ce monde, la terre et le sang qui rappellent le dû des dieux, les pierres qui scellent le destin des hommes.
La voix des acteurs sonne haut et juste, dans la traduction dépouillée, intemporelle, de Robert Davreu. Les phrases de Sophocle deviennent modernes par la grâce de cette traduction et de la diction, sans besoin d’anachronismes, de familiarités ni de références pataudes. Ce texte, ces voix, ne nous épargnent rien des hésitations d’Ismène, de la fragilité d’Hémon, des folies dissemblables et jumelles d’Antigone et de Créon, tous deux condamnés par l’hybris, la démesure, l’orgueil de l’homme qui croit pouvoir se soustraire au destin. Ce pourquoi Antigone doit crier, doit entrer en transe et danser sa folie sauvage, doit se perdre entre la vie et la mort. Ce pourquoi Créon doit être dur, paranoïaque, violent, avant de finir seul et brisé, en larmes, entouré de fantômes, agrippant follement les lambeaux de lumière de ce qui aurait pu être et qui par sa faute ne sera jamais.
Car la tragédie de Mouawad ne nous épargne rien : pas de salut final, pas de soulagement. Le retour des personnages morts sur scène n’est qu’un rappel douloureux de ce qui est perdu, un dernier éclair qui montre l’étendue de la chute avant de disparaître à nouveau, à jamais, dans la nuit. Créon reste seul avec son désespoir et sa folie. Les spectateurs aussi.
Car Mouawad prend pleinement, délibérément, le chemin de la catharsis. Et avec lui, bien sûr, Bertrand Cantat.
On voudrait pouvoir dire que seules importent la force de sa musique et de sa voix, puissante, modulée, grave, intense dans le chant comme dans la psalmodie. Une voix et une musique qui portent la charge des dieux, des destinées, des Erinyes, mais aussi du peuple, des hommes, de leurs faiblesses. Qui jouent à cette fin de toutes les modulations du rock, de la violence des emportements à la mélancolie de la ballade.
On voudrait pouvoir dire que le nom et le passé de Bertrand Cantat n’importent pas.
Ce serait hypocrite et faux.
Bien sûr qu’ils importent.
Mais cela, qui pourrait être malsain et déplacé, qui pourrait être encombrant, nous détourner de la tragédie — cela nous en rapproche, au contraire.
Ici, le pari risqué du choix de Bertrand Cantat touche vraiment au miracle. Parce que la catharsis se fait aussi à travers lui, pour lui, en lui, sous nos yeux. Parce que les mots que chante le Chœur, que chante Cantat, « Heureux celui qui n’a jamais connu le malheur », résonnent doublement, pour Antigone et sa famille et pour l’homme en noir, debout sur scène, dont nous connaissons la faute et le châtiment.
Jamais cela ne va trop loin. Jamais Cantat n’éclipse le Chœur, et moins encore les acteurs. Il se tient en retrait, dans l’ombre, tendu, douloureux, humble. Là encore la mise en scène de Mouawad trouve le point d’équilibre, la place exacte et juste.
Ce lieu où le théâtre accomplit des miracles, où la magie opère. Sans concession. Pour nous serrer le cœur, nous rappeler que nous sommes mortels, que nous sommes coupables, ou pourrions l’être, tous, tous, très aisément, il suffit d’un moment, d’un pas de trop. Pour qu’à nouveau, comme au temps des Grecs, nous célébrions Dionysos qui nous entraîne, nous perd et nous console, et accomplissions la catharsis que Mouawad définit de façon si moderne et si juste : « Je pense que c’est la rencontre furtive avec sa propre mort. C’est ressentir le désir profond que notre existence soit grande et héroïque, belle, à la hauteur de ce qu’on espérait enfant. Cet instant où ce qui est perdu nous apparaît, exprimé par une réaction émotive, qui nous lave, nous relève, qui console. »
J’ai assisté à la représentation d’Antigone le 1er octobre 2011, dans la trilogie Des femmes (Les Trachiniennes, Antigone, Electre) de Sophocle, mise en scène par Wajdi Mouawad, à la Comédie de Genève.
Une vraie tragédie, au sens plein du terme, au sens grec.
Même au théâtre, cela reste rare.
Parce que le monde a changé, notre regard de spectateur aussi, parce que les tragédies raciniennes ont brouillé le jeu et nous ont éloigné de cette tragédie première.
Nous avons oublié, par exemple, que le Chœur chante et danse. Ces intermèdes ne sont pas légers et sautillants comme chez Molière, ils participent pleinement du tragique.
Nous avons oublié que la purgation des passions, pour opérer, ne doit pas rester grave, digne et posée. Elle doit déborder, hurler, entrer en transe, basculer dans la folie.
Nous avons oublié, surtout, que la fête théâtrale est dionysiaque, pas apollinienne.
Tout cela, Wajdi Mouawad nous le rappelle, avec une force qui jamais ne se départit de la grâce. Une grâce presque surnaturelle qui tient à tant de variables, à tant de circonstances, à tant de choix peut-être hasardeux, que l’on pourrait parler de miracle.
Son Antigone est bien celle de Sophocle, et cela seul est déjà extraordinaire. Car c’est tout l’enjeu de la représentation du théâtre antique : comment reproduire, sur des spectateurs modernes, l’effet originel? Jusqu’où, exactement, faut-il moderniser? Un pas de trop, et l’on bascule dans l’excès branché, dans le toc, la poudre aux yeux, dans la trahison sans objet. Un pas de moins, trop timoré, et l’on se borne à l’imitation, un monde étranger aux spectateurs, étanche, incompréhensible.
La grâce de Mouawad est de se positionner exactement entre les deux.
Le décor est celui, minimaliste, de l’antique skènè. Un mur, une porte ouverte sur tous les ailleurs, fermée de voiles chatoyants et sanglants comme ceux qui séparent les mondes. Devant, la nudité de l’orchestra avec les seuls accessoires qui importent : un banc, l’eau qui circule entre les puissants de ce monde, la terre et le sang qui rappellent le dû des dieux, les pierres qui scellent le destin des hommes.
La voix des acteurs sonne haut et juste, dans la traduction dépouillée, intemporelle, de Robert Davreu. Les phrases de Sophocle deviennent modernes par la grâce de cette traduction et de la diction, sans besoin d’anachronismes, de familiarités ni de références pataudes. Ce texte, ces voix, ne nous épargnent rien des hésitations d’Ismène, de la fragilité d’Hémon, des folies dissemblables et jumelles d’Antigone et de Créon, tous deux condamnés par l’hybris, la démesure, l’orgueil de l’homme qui croit pouvoir se soustraire au destin. Ce pourquoi Antigone doit crier, doit entrer en transe et danser sa folie sauvage, doit se perdre entre la vie et la mort. Ce pourquoi Créon doit être dur, paranoïaque, violent, avant de finir seul et brisé, en larmes, entouré de fantômes, agrippant follement les lambeaux de lumière de ce qui aurait pu être et qui par sa faute ne sera jamais.
Car la tragédie de Mouawad ne nous épargne rien : pas de salut final, pas de soulagement. Le retour des personnages morts sur scène n’est qu’un rappel douloureux de ce qui est perdu, un dernier éclair qui montre l’étendue de la chute avant de disparaître à nouveau, à jamais, dans la nuit. Créon reste seul avec son désespoir et sa folie. Les spectateurs aussi.
Car Mouawad prend pleinement, délibérément, le chemin de la catharsis. Et avec lui, bien sûr, Bertrand Cantat.
On voudrait pouvoir dire que seules importent la force de sa musique et de sa voix, puissante, modulée, grave, intense dans le chant comme dans la psalmodie. Une voix et une musique qui portent la charge des dieux, des destinées, des Erinyes, mais aussi du peuple, des hommes, de leurs faiblesses. Qui jouent à cette fin de toutes les modulations du rock, de la violence des emportements à la mélancolie de la ballade.
On voudrait pouvoir dire que le nom et le passé de Bertrand Cantat n’importent pas.
Ce serait hypocrite et faux.
Bien sûr qu’ils importent.
Mais cela, qui pourrait être malsain et déplacé, qui pourrait être encombrant, nous détourner de la tragédie — cela nous en rapproche, au contraire.
Ici, le pari risqué du choix de Bertrand Cantat touche vraiment au miracle. Parce que la catharsis se fait aussi à travers lui, pour lui, en lui, sous nos yeux. Parce que les mots que chante le Chœur, que chante Cantat, « Heureux celui qui n’a jamais connu le malheur », résonnent doublement, pour Antigone et sa famille et pour l’homme en noir, debout sur scène, dont nous connaissons la faute et le châtiment.
Jamais cela ne va trop loin. Jamais Cantat n’éclipse le Chœur, et moins encore les acteurs. Il se tient en retrait, dans l’ombre, tendu, douloureux, humble. Là encore la mise en scène de Mouawad trouve le point d’équilibre, la place exacte et juste.
Ce lieu où le théâtre accomplit des miracles, où la magie opère. Sans concession. Pour nous serrer le cœur, nous rappeler que nous sommes mortels, que nous sommes coupables, ou pourrions l’être, tous, tous, très aisément, il suffit d’un moment, d’un pas de trop. Pour qu’à nouveau, comme au temps des Grecs, nous célébrions Dionysos qui nous entraîne, nous perd et nous console, et accomplissions la catharsis que Mouawad définit de façon si moderne et si juste : « Je pense que c’est la rencontre furtive avec sa propre mort. C’est ressentir le désir profond que notre existence soit grande et héroïque, belle, à la hauteur de ce qu’on espérait enfant. Cet instant où ce qui est perdu nous apparaît, exprimé par une réaction émotive, qui nous lave, nous relève, qui console. »
J’ai assisté à la représentation d’Antigone le 1er octobre 2011, dans la trilogie Des femmes (Les Trachiniennes, Antigone, Electre) de Sophocle, mise en scène par Wajdi Mouawad, à la Comédie de Genève.
mercredi 17 août 2011
Saison de la Créativité (et de la Frustration?)
Cela m'arrive chaque année, pendant la deuxième moitié du mois d'août.
Même l'an dernier, alors que je vivais les dernières semaines de ma grossesse, et que j'avais bien autre chose à penser. Et de nouveau cette année, alors que seule avec le Crapion Terrible toute la journée j'ai encore moins de temps libre.
Et pourtant.
Sans doute n'est-ce donc pas la solitude estivale qui engendre ces idées. Il faut alors que ce soit l'approche d'une nouvelle rentrée. C'est plus inquiétant. Cela dit, d'une façon ou d'une autre, que mon métier ne me satisfait pas entièrement et que chaque année j'ai le désir et le regret d'une autre carrière.
Celle de l'écriture.
Certaines années, j'ai réellement écrit et achevé un texte à cette période. Ce fut le cas par exemple du "Tribunal des Corbeaux", publié dans la regrettée revue Monk. Ou de "Tu Retourneras à la Poussière", encore inédit.
L'an dernier, grâce à l'ami Jorune, je fourmillais d'idées pour un univers romanesque. Nul roman n'en est né, même si j'ai l'excuse d'une autre naissance, très biologique celle-là, quelques jours plus tard.
Cette année, je rêve d'un feuilleton littéraire et délirant, à la façon de mon bien-aimé XIXème siècle, écrit avec mes collègues de lettres, quelque chose de loufoque et d'outrancier, un brin potache aussi.
Je rêve aussi, de façon moins nostalgique, d'un vrai ebook, d'une narration interactive, écrite pour ce support palpitant et pas seulement "enrichie". Quelque chose dans l'esprit de Varytale ou des Studios Walrus.
Et à l'occasion de notre travail sur les villes imaginaires pour "Littérature et Société", je me reprends à rêver de ce roman jamais écrit sur la Ville-Etoile, la Cité aux Neuf Vies, diamant imaginaire dont "Ave, Ignis" dans Flammagories n'était qu'un fragment arraché.
Et, comme les autres, comme tous ceux qui n'écrivent pas, ou pas assez, j'en fait un billet sur mon blog au lieu d'un vrai roman.
Même l'an dernier, alors que je vivais les dernières semaines de ma grossesse, et que j'avais bien autre chose à penser. Et de nouveau cette année, alors que seule avec le Crapion Terrible toute la journée j'ai encore moins de temps libre.
Et pourtant.
Sans doute n'est-ce donc pas la solitude estivale qui engendre ces idées. Il faut alors que ce soit l'approche d'une nouvelle rentrée. C'est plus inquiétant. Cela dit, d'une façon ou d'une autre, que mon métier ne me satisfait pas entièrement et que chaque année j'ai le désir et le regret d'une autre carrière.
Celle de l'écriture.
Certaines années, j'ai réellement écrit et achevé un texte à cette période. Ce fut le cas par exemple du "Tribunal des Corbeaux", publié dans la regrettée revue Monk. Ou de "Tu Retourneras à la Poussière", encore inédit.
L'an dernier, grâce à l'ami Jorune, je fourmillais d'idées pour un univers romanesque. Nul roman n'en est né, même si j'ai l'excuse d'une autre naissance, très biologique celle-là, quelques jours plus tard.
Cette année, je rêve d'un feuilleton littéraire et délirant, à la façon de mon bien-aimé XIXème siècle, écrit avec mes collègues de lettres, quelque chose de loufoque et d'outrancier, un brin potache aussi.
Je rêve aussi, de façon moins nostalgique, d'un vrai ebook, d'une narration interactive, écrite pour ce support palpitant et pas seulement "enrichie". Quelque chose dans l'esprit de Varytale ou des Studios Walrus.
Et à l'occasion de notre travail sur les villes imaginaires pour "Littérature et Société", je me reprends à rêver de ce roman jamais écrit sur la Ville-Etoile, la Cité aux Neuf Vies, diamant imaginaire dont "Ave, Ignis" dans Flammagories n'était qu'un fragment arraché.
Et, comme les autres, comme tous ceux qui n'écrivent pas, ou pas assez, j'en fait un billet sur mon blog au lieu d'un vrai roman.
lundi 4 juillet 2011
Elles : Quatuor Antique
Comme de nombreux collègues, je prépare des cours pour l'an prochain. Je commence par mon objet d'étude préféré, mon champ de recherche favori, qui ne concerne (hélas) que les Premières Littéraires. Les réécritures.
J'aime tant cette part du programme que je change chaque année le contenu de cette séquence. En 2011-2012, ce sera donc le mythe d'Antigone. A cette occasion, j'exhume de vieux textes, notamment mon mémoire de maîtrise dont voici l'ouverture.
Douze ans plus tard, elles n'en finissent pas de m'émouvoir, de me rappeler des choses essentielles sur l'Homme.
C'est bien. C'est la ligne que je veux donner à mon enseignement l'an prochain. Chercher, humblement, ce que c'est que l'Homme.
J'aime tant cette part du programme que je change chaque année le contenu de cette séquence. En 2011-2012, ce sera donc le mythe d'Antigone. A cette occasion, j'exhume de vieux textes, notamment mon mémoire de maîtrise dont voici l'ouverture.
Elle s’appelle Antigone. Elle a été une enfant grave, née dans la pourpre royale de Thèbes, et dans l'inceste. Elle attendait d'autres voix. Seule elle a suivi son père aveugle dans l'interminable chemin de sa propre fatalité. Antigone marchante et veillante. Seule elle quittera les murs de Thèbes une nuit pour contrevenir aux ordres
du roi, au nom d'une loi divine, ou d'une loi d'amour, ou d'un destin - sa propre fatalité. Elle ne mourra pas seule. Antigone droite comme le bâton d'un roi aveugle, renvoyant au pouvoir un regard un peu trop clair.
Elle s'appelle Cassandre. Elle a été belle et savante, bénie du soleil-dieu, née dans la pourpre royale de Troie. Elle entendait d'autres voix. Seule elle a continué de parler et de penser l'impitoyable chemin d"une fatalité. Cassandre orante et voyante.
Seule elle a prévenu et averti sans être crue, sans y croire - sa propre fatalité. Elle ne mourra pas seule. Cassandre debout au milieu des flammes d'un monde mourant, fixant sur les dieux et les lendemains un regard désespérément trop clair.
Elle s’appelle Electre. Elle a été une enfant silencieuse, née dans la pourpre royale et sanglante de Mycènes, et d'une race maudite. Elle entendait d'autres voix. Seule elle a pleuré sans larmes, protégé et prévu, juré plus qu'elle n'aurait dû. Electre servante et patiente. Seule elle a connu les voix du tombeau, reconnu les visages oubliés, marchant sans hésiter vers un destin qui ne sauvera personne - leur fatalité d'Atrides. Seule elle ne mourra pas. Electre courbée sous le poids d'une consécration, inflexible comme une lame, avec le regard clair d'une enfant qui ne veut pas
pardonner.
Elle s’appelle Médée. Elle a été sage et magicienne, née dans la pourpre royale de Colchide, à des rivages lointains. Elle attendait d'autres voix. Seule elle a regardé l'étranger venu de la mer, seule elle a combattu ses propres sortilèges, entraînée sur un chemin d'invincible fatalité. Médée tissante et aimante, choisissant ses
propres allégeances, au delà de toute trahison. Seule et sans regarder en arrière elle a quitté les siens sur le navire aux hautes voiles. Seule elle finira et tuera, offerte à l'horreur des peuples. Médée combattante fuyant dans le ciel sorcier, assumant ses choix, avec ce regard effrayamment clair de ceux qui ne se retournent pas.
Douze ans plus tard, elles n'en finissent pas de m'émouvoir, de me rappeler des choses essentielles sur l'Homme.
C'est bien. C'est la ligne que je veux donner à mon enseignement l'an prochain. Chercher, humblement, ce que c'est que l'Homme.
mardi 19 avril 2011
Saveurs et Couleurs
Un texte très, très imparfait, pour la deuxième consigne de l'atelier d'écriture qui m'a donné beaucoup de mal…
Je suis en charge du gâteau. Il en a toujours été ainsi, d’aussi loin que je me souvienne. Après tout, la pâtisserie est une de mes spécialités.
J’aime regarder d’abord mes ingrédients, les ranger en arc de cercle devant moi, sentinelles du plat à venir. Les pots de terre granuleuse où je conserve mes farines, le papier épais, crissant, qui enveloppe les tablettes de chocolat, les cerises qui macèrent à l’abri de leur bocal de verre, l’or brun du sucre, la blancheur de la crème.
Et les œufs. D’ordinaire je ne prends pas le temps de réfléchir à ce qu’ils représentent, j’enchaîne des gestes presque mécaniques : un coup sec, précis, sur le bord du saladier, pour obtenir cette brisure nette de la coquille sans abîmer le jaune, que l’on transvase adroitement dans une moitié, puis l’autre, et encore, jusqu’à ce que tout le blanc ait coulé dans le saladier. Mais aujourd’hui les symboles importent. La vie, les cycles, ce qui palpite en secret derrière la coquille. Je m’accorde un instant pour cela, pour sentir la fraicheur de l’œuf, sa rondeur dans ma paume, et je reprends mon ballet.
La cuisine est tout entière un art de métamorphose, bien sûr, mais il est peu d’aliments dont la transformation soit aussi spectaculaire que celle des œufs. Les blancs ne sont pas même blancs, pour l’instant, seulement un fluide translucide et glaireux. Je les bats, je les fouette, et voilà qu’ils se changent en neige. C’est un de mes moments préférés. Je guette les stades de leur métamorphose, la seconde où ils blanchissent, s’opacifient, se dilatent, deviennent cette neige plus douce, plus blanche, plus belle que la véritable neige.
Le chocolat aussi a sa magie. Tous les enfants la connaissent. Lui aussi change de texture en tournant doucement sur le feu : froid et craquant, il se fait onctueux et chaud, libérant ses arômes, adhérant à la cuillère en bois. Tout à l’heure je pourrai lécher cette crème sur les parois de la casserole, y passer mon doigt, trois fois, pour le plaisir, pour la force, pour la plénitude qui tapisse le palais et repousse la nuit.
Le plus difficile est toujours de mêler les blancs en neige au reste de la pâte. Toutes les pâtissières connaissent le mouvement, pourtant, ce geste tournant du poignet, enveloppant, presque tendre. On craint toujours de briser les blancs. On les brisera, d’une façon ou d’une autre, ils disparaîtront, engloutis dans la pâte. C’est cela qu’il faut accepter. C’est cela qui importe, ce soir. Le chocolat recouvre la neige, l’absorbe, la fond en lui.
Puis je m’octroie une petite tricherie et répartis la pâte dans trois plats circulaires identiques. Les gens croient qu’on ne peut pas tricher, en pâtisserie, et c’est vrai, on ne peut pas plaisanter avec les mesures, avec l’équilibre. Mais on peut faire cela, à condition d’avoir un four assez grand. Le mien ne pose pas problème, évidemment : il est assez grand pour qu’une femme adulte puisse s’y faufiler, ou pour y faire cuire cent pains d’épices. C’est étonnant que les gens se souviennent de ça.
Après quoi ce n’est plus qu’une question de patience, de strates, de vérités posées l’une sur l’autre jusqu’à ne plus savoir laquelle est vraiment cachée. Un tiers du gâteau. La crème. Les cerises. Et encore : le gâteau, chaud et odorant ; la crème, bien battue, légère, onctueuse ; les cerises, rondes et luisantes de sirop. Noir. Blanc. Rouge. Les alchimistes ont deviné tant de choses, pourquoi diable ne se sont-ils jamais intéressés à la pâtisserie ? Une dernière fois. Noir. La terre fertile, l’ombre dense des sapins. Blanc. La neige qui recouvre le monde. Rouge. Mais je ne suis pas obligée de me couper le doigt pendant la confection du gâteau.
Je recouvre la dernière couche de crème, délicatement je la saupoudre de copeaux de chocolat. Je n’ai jamais été très douée pour cette étape : les copeaux sont si fragiles entre mes doigts. Il faudrait des mains d’enfants, mais les enfants sont loin, au chaud dans leurs propres foyers. Pourtant c’est terriblement important : c’est le chocolat qui doit l’emporter sur la neige.
La nuit tombe déjà, la plus précoce de l’année, et mes sœurs frappent à la porte juste quand le gâteau est prêt. Forêt Noire.
Je suis en charge du gâteau. Il en a toujours été ainsi, d’aussi loin que je me souvienne. Après tout, la pâtisserie est une de mes spécialités.
J’aime regarder d’abord mes ingrédients, les ranger en arc de cercle devant moi, sentinelles du plat à venir. Les pots de terre granuleuse où je conserve mes farines, le papier épais, crissant, qui enveloppe les tablettes de chocolat, les cerises qui macèrent à l’abri de leur bocal de verre, l’or brun du sucre, la blancheur de la crème.
Et les œufs. D’ordinaire je ne prends pas le temps de réfléchir à ce qu’ils représentent, j’enchaîne des gestes presque mécaniques : un coup sec, précis, sur le bord du saladier, pour obtenir cette brisure nette de la coquille sans abîmer le jaune, que l’on transvase adroitement dans une moitié, puis l’autre, et encore, jusqu’à ce que tout le blanc ait coulé dans le saladier. Mais aujourd’hui les symboles importent. La vie, les cycles, ce qui palpite en secret derrière la coquille. Je m’accorde un instant pour cela, pour sentir la fraicheur de l’œuf, sa rondeur dans ma paume, et je reprends mon ballet.
La cuisine est tout entière un art de métamorphose, bien sûr, mais il est peu d’aliments dont la transformation soit aussi spectaculaire que celle des œufs. Les blancs ne sont pas même blancs, pour l’instant, seulement un fluide translucide et glaireux. Je les bats, je les fouette, et voilà qu’ils se changent en neige. C’est un de mes moments préférés. Je guette les stades de leur métamorphose, la seconde où ils blanchissent, s’opacifient, se dilatent, deviennent cette neige plus douce, plus blanche, plus belle que la véritable neige.
Le chocolat aussi a sa magie. Tous les enfants la connaissent. Lui aussi change de texture en tournant doucement sur le feu : froid et craquant, il se fait onctueux et chaud, libérant ses arômes, adhérant à la cuillère en bois. Tout à l’heure je pourrai lécher cette crème sur les parois de la casserole, y passer mon doigt, trois fois, pour le plaisir, pour la force, pour la plénitude qui tapisse le palais et repousse la nuit.
Le plus difficile est toujours de mêler les blancs en neige au reste de la pâte. Toutes les pâtissières connaissent le mouvement, pourtant, ce geste tournant du poignet, enveloppant, presque tendre. On craint toujours de briser les blancs. On les brisera, d’une façon ou d’une autre, ils disparaîtront, engloutis dans la pâte. C’est cela qu’il faut accepter. C’est cela qui importe, ce soir. Le chocolat recouvre la neige, l’absorbe, la fond en lui.
Puis je m’octroie une petite tricherie et répartis la pâte dans trois plats circulaires identiques. Les gens croient qu’on ne peut pas tricher, en pâtisserie, et c’est vrai, on ne peut pas plaisanter avec les mesures, avec l’équilibre. Mais on peut faire cela, à condition d’avoir un four assez grand. Le mien ne pose pas problème, évidemment : il est assez grand pour qu’une femme adulte puisse s’y faufiler, ou pour y faire cuire cent pains d’épices. C’est étonnant que les gens se souviennent de ça.
Après quoi ce n’est plus qu’une question de patience, de strates, de vérités posées l’une sur l’autre jusqu’à ne plus savoir laquelle est vraiment cachée. Un tiers du gâteau. La crème. Les cerises. Et encore : le gâteau, chaud et odorant ; la crème, bien battue, légère, onctueuse ; les cerises, rondes et luisantes de sirop. Noir. Blanc. Rouge. Les alchimistes ont deviné tant de choses, pourquoi diable ne se sont-ils jamais intéressés à la pâtisserie ? Une dernière fois. Noir. La terre fertile, l’ombre dense des sapins. Blanc. La neige qui recouvre le monde. Rouge. Mais je ne suis pas obligée de me couper le doigt pendant la confection du gâteau.
Je recouvre la dernière couche de crème, délicatement je la saupoudre de copeaux de chocolat. Je n’ai jamais été très douée pour cette étape : les copeaux sont si fragiles entre mes doigts. Il faudrait des mains d’enfants, mais les enfants sont loin, au chaud dans leurs propres foyers. Pourtant c’est terriblement important : c’est le chocolat qui doit l’emporter sur la neige.
La nuit tombe déjà, la plus précoce de l’année, et mes sœurs frappent à la porte juste quand le gâteau est prêt. Forêt Noire.
mercredi 13 avril 2011
Comment faire entrer quarante heures d’occupations dans des journées de vingt-quatre
Oubliez les conseils sur l’optimisation du temps, les plannings à afficher, les aspirateurs qui aspirent tout seuls, les couteaux qui découpent tout seuls, les enfants qui s’occupent tout seuls. Rien de tout cela n’est suffisant et vous le savez bien.
C’est qu’aucun de ces moyens ne prend le problème à la source.
Il ne s’agit pas de tricher avec vos occupations. Il s’agit de tricher avec le temps.
Lisez les écrivains de SF, tous ceux qui parlent de voyages dans le temps, de Chronogardes, de retourneurs de temps, de Déchronologie, de temps en conserve. Le temps en conserve est une bonne idée. Jetez rageusement tous les plans de machines à remonter le temps : ils vous sont inutiles. Il vous faut une machine à agrandir le temps.
Lisez les physiciens. Au besoin, commencez par la vulgarisation pour enfants. Allez plus loin : assimilez la théorie de la relativité, la physique quantique, la théorie des cordes, l’antimatière, la théorie du dédoublement des temps.
Quand vous en serez à vous demander si le temps s’écoule, et dans quel sens, voire si le temps existe, félicitez-vous, vous êtes sur la bonne voie ! Si nécessaire, passez quelques années en thérapie.
Fréquentez les savants fous. Dressez vos plans. Rassemblez du matériel. Hantez les décharges, les brocantes, les ateliers d’horlogerie.
Ne vous inquiétez pas des délais. Vous saurez quand le temps est venu : vos collègues se rassembleront pour saluer vos réussites et organiseront une fête en votre honneur.
Vous aurez réussi : à présent, vous pouvez jouir de votre retraite.
Les journées ont beaucoup plus de vingt-quatre heures, vos occupations beaucoup moins de quarante. Vous pouvez même construire votre machine, si vous en avez envie.
(Pour me remettre le pied à l'étrier de l'écriture, et pour explorer d'autres registres, je me suis inscrite à un atelier d'écriture… Il s'agissait de la première contrainte.)
(ponctuation modifiée après le retour de l'animatrice de l'atelier)
C’est qu’aucun de ces moyens ne prend le problème à la source.
Il ne s’agit pas de tricher avec vos occupations. Il s’agit de tricher avec le temps.
Lisez les écrivains de SF, tous ceux qui parlent de voyages dans le temps, de Chronogardes, de retourneurs de temps, de Déchronologie, de temps en conserve. Le temps en conserve est une bonne idée. Jetez rageusement tous les plans de machines à remonter le temps : ils vous sont inutiles. Il vous faut une machine à agrandir le temps.
Lisez les physiciens. Au besoin, commencez par la vulgarisation pour enfants. Allez plus loin : assimilez la théorie de la relativité, la physique quantique, la théorie des cordes, l’antimatière, la théorie du dédoublement des temps.
Quand vous en serez à vous demander si le temps s’écoule, et dans quel sens, voire si le temps existe, félicitez-vous, vous êtes sur la bonne voie ! Si nécessaire, passez quelques années en thérapie.
Fréquentez les savants fous. Dressez vos plans. Rassemblez du matériel. Hantez les décharges, les brocantes, les ateliers d’horlogerie.
Ne vous inquiétez pas des délais. Vous saurez quand le temps est venu : vos collègues se rassembleront pour saluer vos réussites et organiseront une fête en votre honneur.
Vous aurez réussi : à présent, vous pouvez jouir de votre retraite.
Les journées ont beaucoup plus de vingt-quatre heures, vos occupations beaucoup moins de quarante. Vous pouvez même construire votre machine, si vous en avez envie.
(Pour me remettre le pied à l'étrier de l'écriture, et pour explorer d'autres registres, je me suis inscrite à un atelier d'écriture… Il s'agissait de la première contrainte.)
(ponctuation modifiée après le retour de l'animatrice de l'atelier)
mardi 12 avril 2011
Comment Se Souvenir de Ses Rêves
Vous êtes las de toujours oublier vos rêves. Chaque matin, votre conjoint vous raconte les siens, farfelus, inquiétants, parfois même érotiques. « Et toi ? » Vous, rien.
Vous avez tout essayé. Vous avez posé un beau carnet neuf sur votre table de chevet pour y tenir le journal de rêves qui ne s’écrivent pas. Vous avez acheté l’un de ces fétiches que les Indiens appellent attrapeurs-de-rêves pour voir quels songes seraient pris au filet le matin. Vous l’avez jeté, pour qu’il ne retienne pas vos rêves à l’entrée de vos nuits. Vous avez peut-être même consulté quelque spécialiste en interprétation de rêves absents.
Toujours rien.
Voici pourtant comment vous souvenir de vos rêves, à coup sûr.
Préférez un souper tardif. Choisissez avec soin les mets qui le composent. Des pâtes à l’encre de seiche sont très recommandées. Buvez beaucoup, buvez chaud. L’alcool est permis.
Chauffez bien votre chambre, que l’air y soit lourd et moite. Habillez votre lit de draps unis et blancs, de draps vierges : les rêves sont une licorne à capturer.
Dormez nu. Vous sentiez mieux, sur votre peau, l’étreinte de Morphée.
Et au matin, vous lirez l’empreinte de vos rêves sur les pages trempées de vos draps.
(Pour me remettre le pied à l'étrier de l'écriture, et pour explorer d'autres registres, je me suis inscrite à un atelier d'écriture… Il s'agissait de la première contrainte.)
Vous avez tout essayé. Vous avez posé un beau carnet neuf sur votre table de chevet pour y tenir le journal de rêves qui ne s’écrivent pas. Vous avez acheté l’un de ces fétiches que les Indiens appellent attrapeurs-de-rêves pour voir quels songes seraient pris au filet le matin. Vous l’avez jeté, pour qu’il ne retienne pas vos rêves à l’entrée de vos nuits. Vous avez peut-être même consulté quelque spécialiste en interprétation de rêves absents.
Toujours rien.
Voici pourtant comment vous souvenir de vos rêves, à coup sûr.
Préférez un souper tardif. Choisissez avec soin les mets qui le composent. Des pâtes à l’encre de seiche sont très recommandées. Buvez beaucoup, buvez chaud. L’alcool est permis.
Chauffez bien votre chambre, que l’air y soit lourd et moite. Habillez votre lit de draps unis et blancs, de draps vierges : les rêves sont une licorne à capturer.
Dormez nu. Vous sentiez mieux, sur votre peau, l’étreinte de Morphée.
Et au matin, vous lirez l’empreinte de vos rêves sur les pages trempées de vos draps.
(Pour me remettre le pied à l'étrier de l'écriture, et pour explorer d'autres registres, je me suis inscrite à un atelier d'écriture… Il s'agissait de la première contrainte.)
mardi 5 avril 2011
Identité : (Non)-Universitaire
Il y a des non-anniversaires, il pourrait y avoir des non-universitaires. Pas seulement pour la rime.
S'il en existait, je serais de ceux-là.
J'écris des articles, participe à des colloques — bien peu, quand le temps m'en est donné — mais je n'enseigne pas à l'université.
C'est un choix que j'ai fait, il y a des années, et que je commence seulement de regretter.
Il y a des années, j'ai choisi de passer l'agrégation plutôt qu'un doctorat. Puis d'enseigner sans attendre. C'est une de ces bifurcations significatives d'une vie, peut-être. Pourtant le choix n'a pas été difficile. Certes, je voulais être indépendante financièrement. Mais surtout, la perspective d'un doctorat de lettres ne m'enthousiasmait pas. Je doutais, à vrai dire, de l'intérêt profond de la recherche en littérature. Pas seulement de son intérêt pour moi, non, de son intérêt tout court.
La recherche apportait-elle vraiment quelque chose à la littérature ? N'était-elle pas vaine spéculation, jeu de miroirs souvent auto-réferentiel et auto-satisfait, interminables arguties, méticuleuses et pour tout dire fastidieuses interpolations ?
Ce qui importait, n'était-ce pas d'écrire la littérature, et de la lire, sans besoin de l'analyser si avant ?
Finalement, l'entreprise d'un doctorat de lettres n'avait rien pour me séduire. Je ne m'y amuserais pas. Et quand bien même je le mènerais à terme, il me faudrait encore entrer dans le ballet complexe des relations universitaires. Je ne m'en sentais pas la force.
Pourquoi regretter, à présent ?
Parce que la recherche littéraire, en France, est en train de bouger. De devenir passionnante. D'aborder, en tout cas, des domaines qui me passionnent.
Les littératures de l'imaginaire.
La littérature jeunesse.
Les frontières entre les genres, entre les arts.
Fan-fiction.
Creative writing.
Interactive storytelling.
Etre un non-universitaire ne suffit pas pour explorer toutes ces pistes.
Un non-universitaire, il faut bien l'avouer, n'est qu'un dilettante de la recherche.
Je me retourne et regarde ce carrefour, cette bifurcation manquée. Mais : si j'avais fait ce choix, je n'aurais pu venir m'établir aussi facilement près de Genève. Vivre avec le Bien-Aimé. Fonder une vie nouvelle.
Et voilà qu'en fin de compte je ne regrette plus.
S'il en existait, je serais de ceux-là.
J'écris des articles, participe à des colloques — bien peu, quand le temps m'en est donné — mais je n'enseigne pas à l'université.
C'est un choix que j'ai fait, il y a des années, et que je commence seulement de regretter.
Il y a des années, j'ai choisi de passer l'agrégation plutôt qu'un doctorat. Puis d'enseigner sans attendre. C'est une de ces bifurcations significatives d'une vie, peut-être. Pourtant le choix n'a pas été difficile. Certes, je voulais être indépendante financièrement. Mais surtout, la perspective d'un doctorat de lettres ne m'enthousiasmait pas. Je doutais, à vrai dire, de l'intérêt profond de la recherche en littérature. Pas seulement de son intérêt pour moi, non, de son intérêt tout court.
La recherche apportait-elle vraiment quelque chose à la littérature ? N'était-elle pas vaine spéculation, jeu de miroirs souvent auto-réferentiel et auto-satisfait, interminables arguties, méticuleuses et pour tout dire fastidieuses interpolations ?
Ce qui importait, n'était-ce pas d'écrire la littérature, et de la lire, sans besoin de l'analyser si avant ?
Finalement, l'entreprise d'un doctorat de lettres n'avait rien pour me séduire. Je ne m'y amuserais pas. Et quand bien même je le mènerais à terme, il me faudrait encore entrer dans le ballet complexe des relations universitaires. Je ne m'en sentais pas la force.
Pourquoi regretter, à présent ?
Parce que la recherche littéraire, en France, est en train de bouger. De devenir passionnante. D'aborder, en tout cas, des domaines qui me passionnent.
Les littératures de l'imaginaire.
La littérature jeunesse.
Les frontières entre les genres, entre les arts.
Fan-fiction.
Creative writing.
Interactive storytelling.
Etre un non-universitaire ne suffit pas pour explorer toutes ces pistes.
Un non-universitaire, il faut bien l'avouer, n'est qu'un dilettante de la recherche.
Je me retourne et regarde ce carrefour, cette bifurcation manquée. Mais : si j'avais fait ce choix, je n'aurais pu venir m'établir aussi facilement près de Genève. Vivre avec le Bien-Aimé. Fonder une vie nouvelle.
Et voilà qu'en fin de compte je ne regrette plus.
lundi 4 avril 2011
IDENTITE : MÈRE AU FOYER
C'est une de mes découvertes de ces derniers mois. Une humilité nouvelle.
En jeune femme active et indépendante, en bonne fille de soixante-huitarde, j'avais quelque mépris pour la mère au foyer.
Femme à l'ancienne, sans élan, sans passion, sans vie hors de sa famille, à jamais dépendante de l'homme pour sa subsistance, Pénélope immobile attendant chaque soir le retour de l'aventureux, uniquement préoccupée des tâches de ménage et pouponnage, et quand du loisir lui advient, une fois la marmaille à l'école, livrée à la paresse intellectuelle des magazines féminins et des programmes télé ciblant les "ménagères de moins de cinquante ans".
C'était mon cliché.
C'était un cliché.
Depuis sept mois, je suis moi-même une mère au foyer, même si c'est pour la durée réglée et limitée d'un congé parental.
Et je réalise combien l'image était absurde.
D'abord parce que toutes leurs protestations sont vraies: leur occupation est bien un travail, au plein sens du terme. Certainement le plus exigeant de tous ceux que j'ai connus.
Ensuite parce que cet état ne change rien à la vie intérieure, à l'intense activité d'un esprit, à la nature profonde d'un caractère. Du moins pas en sept mois. Au contraire, il réclame énergie et adaptabilité au plus haut degré. C'est un état où il convient de faire fructifier chaque instant. Un état où l'on se sent éminemment vivant.
Enfin parce que le Web change tout. La femme au foyer n'est plus seule dans son cocon, sans autre contact que les voisines qu'elle visite. Elle est citoyenne du village global, comme chacun, plus que d'autres peut-être, comme tous les travailleurs à domicile. Elle dialogue avec ses amis proches ou lointains, avec des gens du monde entier, elle blogue, elle suit l'actualité… en fin de compte, elle n'est plus au foyer. Ou alors au sens mathématique du terme: elle occupe un foyer au sein de la grande ellipse du monde.
En jeune femme active et indépendante, en bonne fille de soixante-huitarde, j'avais quelque mépris pour la mère au foyer.
Femme à l'ancienne, sans élan, sans passion, sans vie hors de sa famille, à jamais dépendante de l'homme pour sa subsistance, Pénélope immobile attendant chaque soir le retour de l'aventureux, uniquement préoccupée des tâches de ménage et pouponnage, et quand du loisir lui advient, une fois la marmaille à l'école, livrée à la paresse intellectuelle des magazines féminins et des programmes télé ciblant les "ménagères de moins de cinquante ans".
C'était mon cliché.
C'était un cliché.
Depuis sept mois, je suis moi-même une mère au foyer, même si c'est pour la durée réglée et limitée d'un congé parental.
Et je réalise combien l'image était absurde.
D'abord parce que toutes leurs protestations sont vraies: leur occupation est bien un travail, au plein sens du terme. Certainement le plus exigeant de tous ceux que j'ai connus.
Ensuite parce que cet état ne change rien à la vie intérieure, à l'intense activité d'un esprit, à la nature profonde d'un caractère. Du moins pas en sept mois. Au contraire, il réclame énergie et adaptabilité au plus haut degré. C'est un état où il convient de faire fructifier chaque instant. Un état où l'on se sent éminemment vivant.
Enfin parce que le Web change tout. La femme au foyer n'est plus seule dans son cocon, sans autre contact que les voisines qu'elle visite. Elle est citoyenne du village global, comme chacun, plus que d'autres peut-être, comme tous les travailleurs à domicile. Elle dialogue avec ses amis proches ou lointains, avec des gens du monde entier, elle blogue, elle suit l'actualité… en fin de compte, elle n'est plus au foyer. Ou alors au sens mathématique du terme: elle occupe un foyer au sein de la grande ellipse du monde.
mardi 8 février 2011
PREMIERES SEMAINES SUR GEEKMOM
Certes, ma nomination au rang de GeekMom Writer devait bannir de ces pages de futiles et peu poétiques facettes de mon identité.
Mais de fait, et de façon prévisible, écrire pour GeekMom (et préparer de futurs articles) a occupé ces deux dernières semaines la majeure partie de mon (rare) temps libre.
Ceci encore: mes articles sur GeekMom reflètent, eux aussi, la démultiplication de mes identités.
Je suis une joueuse (Billets gratuits pour Fallen London: jeunes mamans bienvenues!).
Je suis une lectrice (et on trouve décidément peu de personnages de mères qui puissent nous servir de modèles, dans la fantasy !).
Je suis, cela surprendra peut-être davantage certains d'entre vous, une pâtissière (Comment le passage au régime sans gluten m'a métamorphosée en Geek-de-Cuisine).
Et, last but least, j'ai eu l'honneur insigne d'interviewer Jasper Ffforde, à l'occasion de la parution du prochain volume des aventures de Thursday Next, One of Our Thurdays Is Missing !
A suivre pour de nouvelles aventures (entre des billets plus réfléchis et plus poétiques, promis ! Vous pouvez même passer commande…)
Mais de fait, et de façon prévisible, écrire pour GeekMom (et préparer de futurs articles) a occupé ces deux dernières semaines la majeure partie de mon (rare) temps libre.
Ceci encore: mes articles sur GeekMom reflètent, eux aussi, la démultiplication de mes identités.
Je suis une joueuse (Billets gratuits pour Fallen London: jeunes mamans bienvenues!).
Je suis une lectrice (et on trouve décidément peu de personnages de mères qui puissent nous servir de modèles, dans la fantasy !).
Je suis, cela surprendra peut-être davantage certains d'entre vous, une pâtissière (Comment le passage au régime sans gluten m'a métamorphosée en Geek-de-Cuisine).
Et, last but least, j'ai eu l'honneur insigne d'interviewer Jasper Ffforde, à l'occasion de la parution du prochain volume des aventures de Thursday Next, One of Our Thurdays Is Missing !
A suivre pour de nouvelles aventures (entre des billets plus réfléchis et plus poétiques, promis ! Vous pouvez même passer commande…)
lundi 24 janvier 2011
IDENTITÉ : GEEK MOM
J'en parlais il y a quelques jours: la diversité des identités peine à se retranscrire sur un blog.
On pourrait, bien sûr, avoir autant de blogs que d'identités, afin de rendre compte de la palette.
Sans aller jusque là, nombreux sont ceux qui entretiennent plusieurs blogs: un personnel et un professionnel, par exemple, mais parfois davantage.
Ainsi Shaya évoque-t-elle ici ses pérégrinations géographiques, littéraires, amoureuses — et là ses aventures de libraire en devenir.
Ainsi Cécile entretient-elle son site de graphiste professionnelle, regroupe-t-elle ailleurs ses créations autour de Minus & Gadouille et révèle-t-elle ici sa nature mi-metal mi-midinette.
Encore un conflit d'identité?
C'est qu'une telle fragmentation fausse aussi, malgré tout, l'image de notre identité. Il faudrait encore que tous nos blogs, tous nos sites, soient en réseau et renvoient l'un à l'autre.
Ce qui est très facile à réaliser, à vrai dire.
Ainsi puis-je annoncer que ma facette geek mom n'aura plus besoin de s'exprimer ici puisque j'ai officiellement rejoint le staff de GeekMom.com dont j'incarnerai désormais la french touch. Vous pouvez d'ores et déjà y lire ma première contribution.
On pourrait, bien sûr, avoir autant de blogs que d'identités, afin de rendre compte de la palette.
Sans aller jusque là, nombreux sont ceux qui entretiennent plusieurs blogs: un personnel et un professionnel, par exemple, mais parfois davantage.
Ainsi Shaya évoque-t-elle ici ses pérégrinations géographiques, littéraires, amoureuses — et là ses aventures de libraire en devenir.
Ainsi Cécile entretient-elle son site de graphiste professionnelle, regroupe-t-elle ailleurs ses créations autour de Minus & Gadouille et révèle-t-elle ici sa nature mi-metal mi-midinette.
Encore un conflit d'identité?
C'est qu'une telle fragmentation fausse aussi, malgré tout, l'image de notre identité. Il faudrait encore que tous nos blogs, tous nos sites, soient en réseau et renvoient l'un à l'autre.
Ce qui est très facile à réaliser, à vrai dire.
Ainsi puis-je annoncer que ma facette geek mom n'aura plus besoin de s'exprimer ici puisque j'ai officiellement rejoint le staff de GeekMom.com dont j'incarnerai désormais la french touch. Vous pouvez d'ores et déjà y lire ma première contribution.
mercredi 19 janvier 2011
IDENTITÉ : RÔLISTE
Je suis rôliste, donc.
J'aime bien ce mot, en français, parce qu'il insiste sur le rôle plutôt que sur le jeu. Vieux débat. Pourtant je suis joueuse aussi. Il m'est arrivé, au moins deux fois, de jouer une joueuse.
J'aime aussi le jeu de rôles pour les mises en abyme qu'il offre.
Je suis rôliste parce que j'aime les histoires, j'aime en raconter et que l'on m'en raconte ; j'aime les héros (même noirs, même anti-) ; j'aime le dépaysement, les batailles épiques, les terres inexplorées et les cartographies mystérieuses ; j'aime l'Histoire aussi, et le voyage dans le temps ; je suis rôliste parce que j'aime tricher et démultiplier mes identités, mes possibles.
C'est le thème du Voyage qui domine, n'est-ce pas?
Oui, le rôliste est un explorateur. De mondes, de temps, de caractères, de possibilités, de ses propres facettes.
Cette identité-là m'a offert maintes intensités, maints souvenirs, maints textes (le rôliste est aussi, presque toujours, quelqu'un qui écrit), et même des amours. Des amours imaginaires, certes, mais pas moins belles, pas moins fortes, d'avoir pour objet Corwin, Vykos ou Porthos Fitz-Empress.
J'ai aussi d'intenses souvenirs de maîtrise, ceux que m'ont donné Jorune et ses tourments, Edgar et ses quêtes, Adrien enchaîné à son Arbre…
Et des amis, des amours, réels.
Cette identité-là est une de celles que je partage avec mon Amour.
Ces dernières années, il semblait que les rôlistes français étaient condamnés à vieillir et s'éteindre, si je puis le formuler aussi mélodramatiquement. Nous devenions trentenaires et les plus jeunes générations ne semblaient plus s'intéresser à de tels jeux.
Une identité menacée, donc, comme celles dont parle Amin Maalouf.
Conséquence de cette menace, mécanisme d'auto-défense? Ou belle flamme venant la contredire?
Toujours est-il que le monde du jeu de rôles français redevient plus vivace que jamais.
Les signes en sont nombreux, de la résurrection du mythique magazine Casus Belli au grand nombre de nouveaux jeux publiés récemment en France — souvent aussi par de nouveaux éditeurs. Peut-être en reparlerai-je.
L'un de ces signes est le beau magazine Di6dent qui, après un bel essai modestement considéré comme n°0, consacre son n°1 aux femmes dans le jeu de rôles, dossier pour lequel j'ai eu l'honneur de m'exprimer ici.
Ledit numéro 1 est disponible en PDF au prix défiant toute concurrence de 3 euros, pour 164 pages riches et intéressantes.
Le dossier sur les femmes est particulièrement bien traité. Mention spéciale aux conseils aux MJ masculins pour incarner des personnages féminins, en utilisant finement et dépassant les archétypes (signés Sébastien Delfino), à la question des personnages féminins dans les jeux à cadre historique, et au très beau scénario pour Tenga rédigé par l'auteur du jeu, Jérôme "Brand" Larré, où les joueurs incarnent les épouses de samouraïs partis au combat.
Autre dossier intéressant et bien traité, et qui me touche aussi d'assez près, celui consacré à "la Suisse, l'autre pays du jeu de rôles".
J'aime bien ce mot, en français, parce qu'il insiste sur le rôle plutôt que sur le jeu. Vieux débat. Pourtant je suis joueuse aussi. Il m'est arrivé, au moins deux fois, de jouer une joueuse.
J'aime aussi le jeu de rôles pour les mises en abyme qu'il offre.
Je suis rôliste parce que j'aime les histoires, j'aime en raconter et que l'on m'en raconte ; j'aime les héros (même noirs, même anti-) ; j'aime le dépaysement, les batailles épiques, les terres inexplorées et les cartographies mystérieuses ; j'aime l'Histoire aussi, et le voyage dans le temps ; je suis rôliste parce que j'aime tricher et démultiplier mes identités, mes possibles.
C'est le thème du Voyage qui domine, n'est-ce pas?
Oui, le rôliste est un explorateur. De mondes, de temps, de caractères, de possibilités, de ses propres facettes.
Cette identité-là m'a offert maintes intensités, maints souvenirs, maints textes (le rôliste est aussi, presque toujours, quelqu'un qui écrit), et même des amours. Des amours imaginaires, certes, mais pas moins belles, pas moins fortes, d'avoir pour objet Corwin, Vykos ou Porthos Fitz-Empress.
J'ai aussi d'intenses souvenirs de maîtrise, ceux que m'ont donné Jorune et ses tourments, Edgar et ses quêtes, Adrien enchaîné à son Arbre…
Et des amis, des amours, réels.
Cette identité-là est une de celles que je partage avec mon Amour.
Ces dernières années, il semblait que les rôlistes français étaient condamnés à vieillir et s'éteindre, si je puis le formuler aussi mélodramatiquement. Nous devenions trentenaires et les plus jeunes générations ne semblaient plus s'intéresser à de tels jeux.
Une identité menacée, donc, comme celles dont parle Amin Maalouf.
Conséquence de cette menace, mécanisme d'auto-défense? Ou belle flamme venant la contredire?
Toujours est-il que le monde du jeu de rôles français redevient plus vivace que jamais.
Les signes en sont nombreux, de la résurrection du mythique magazine Casus Belli au grand nombre de nouveaux jeux publiés récemment en France — souvent aussi par de nouveaux éditeurs. Peut-être en reparlerai-je.
L'un de ces signes est le beau magazine Di6dent qui, après un bel essai modestement considéré comme n°0, consacre son n°1 aux femmes dans le jeu de rôles, dossier pour lequel j'ai eu l'honneur de m'exprimer ici.
Ledit numéro 1 est disponible en PDF au prix défiant toute concurrence de 3 euros, pour 164 pages riches et intéressantes.
Le dossier sur les femmes est particulièrement bien traité. Mention spéciale aux conseils aux MJ masculins pour incarner des personnages féminins, en utilisant finement et dépassant les archétypes (signés Sébastien Delfino), à la question des personnages féminins dans les jeux à cadre historique, et au très beau scénario pour Tenga rédigé par l'auteur du jeu, Jérôme "Brand" Larré, où les joueurs incarnent les épouses de samouraïs partis au combat.
Autre dossier intéressant et bien traité, et qui me touche aussi d'assez près, celui consacré à "la Suisse, l'autre pays du jeu de rôles".
Libellés :
Ambre,
Amin Maalouf,
amis,
amour,
Di6dent,
Héloïse,
identité,
jeux de rôles,
mondes
jeudi 13 janvier 2011
IDENTITÉS
En lisant mes derniers posts alors qu'elle n'avait pas visité ce blog depuis longtemps, Oona m'écrivait : "Que vous semblez avoir changé !" — au point de s'être demandée, un moment, s'il s'agissait bien de moi.
J'ai été surprise, bien sûr. Et peut-être bien vexée.
Certes, mes derniers posts — et pour cause ! — parlaient de bébés, un sujet que je n'avais pas de raison d'aborder auparavant.
Certes me voici devenue une maman.
Ai-je pour autant radicalement changé ? Au point d'être presque méconnaissable?
1. Bien sûr, nous n'avons jamais l'impression de changer. Le processus d'évolution intérieure est si progressif que nous avons rarement conscience du changement, et les vieilles personnes avouent souvent ne pas se sentir foncièrement différentes de leur moi jeune. C'est un motif souvent évoqué : nos cellules se renouvellent entièrement tous les dix ou quinze ans. Nous sommes donc chaque fois un être entièrement neuf, pourtant nous gardons une même conscience. Terry Pratchett l'explique ainsi dans Le cinquième éléphant : si vous héritez de la précieuse épée de votre grand-père, et qu'elle reste dans votre famille génération après génération, vous allez être amené à la restaurer régulièrement. Ce faisant, il faudra remplacer des pièces. Telle pierre du pommeau qui se sera descellée ou ternie. Le fourreau entier. Peut-être même faudra-t-il, un jour, remplacer la lame par un acier neuf. Un jour, l'épée ne contiendra plus une seule parcelle de l'arme d'origine de votre aïeul. Pourtant, vous continuerez à la traiter comme telle, à la désigner comme telle et de fait, elle sera telle.
2. Parfois, dans un roman, l'auteur présente un personnage comme "ayant une conscience aigüe de sa propre identité." Si je me souviens bien, c'est par exemple le cas de Benedict dans le Cycle d'Ambre de Zelazny.
Et bien, j'ai, depuis longtemps, une conscience aigüe de ma propre identité. D'où ce malaise, cette petite vexation même, à l'idée que quelqu'un que j'aime puisse ne pas distinguer ce fil, cette continuité, ce noyau. Noyau est le mot le plus juste.
Pourtant nous sommes tous changés par la naissance d'un enfant, chacun le dit, il n'y a pas de honte à ça.
Changée, oui. Pas métamorphosée. Je ne me sens pas métamorphosée. Je ne me sens pas fondamentalement différente. Ma vie, mon emploi du temps, mes préoccupations le sont, à des degrés divers (le degré maximal étant pour l'emploi du temps, évidemment !) Mais le noyau ? Simplement de nouvelles particules gravitent autour de lui.
3. Car c'est ainsi que nous fonctionnons : nous sommes une mosaïque d'identités. Elles ne se superposent pas les unes aux autres, elles ne se remplacent pas, elles s'ajoutent. Ainsi puis-je être une maman geek, une Marseillaise et une Genevoise ou une Pays-de-gessienne, une Française et une Européenne, une agnostique d'éducation catholique sensible à la poésie de toutes les religions, une prof et une rôliste, une agrégée de formation académique au possible et une lectrice (et auteur) de fantasy… et ainsi de suite. Ces identités coexistent pacifiquement dans la plupart des cas, notamment dans le mien qui suis chanceuse (pour le reste, vous pouvez lire l'essai d'Amin Maalouf, Les identités meurtrières et la merveileuse anthologie de Lucie Chenu.)
Et ce blog ne reflète pas fidèlement toutes les facettes. Ou pas régulièrement. Pourtant la forme même du blog, disjointe, fragmentée, mosaïste, nous y encourage. Des outils tels que les Libellés le reflètent.
Quelle photographie des identités de ce blog offrirait par exemple le génial Wordle ?
Il faut bien avouer que les bébés sont très présents, n'est-ce pas ?
Pourtant ce beau nuage n'est qu'un instantané — terriblement lacunaire, si dense parût-il.
Les deux mots qui dominent le nuage de tags, à votre droite, sont MONDES et MOTS. Sans doute le noyau que j'évoquais est-il quelque part entre ces deux mots.
J'ai été surprise, bien sûr. Et peut-être bien vexée.
Certes, mes derniers posts — et pour cause ! — parlaient de bébés, un sujet que je n'avais pas de raison d'aborder auparavant.
Certes me voici devenue une maman.
Ai-je pour autant radicalement changé ? Au point d'être presque méconnaissable?
1. Bien sûr, nous n'avons jamais l'impression de changer. Le processus d'évolution intérieure est si progressif que nous avons rarement conscience du changement, et les vieilles personnes avouent souvent ne pas se sentir foncièrement différentes de leur moi jeune. C'est un motif souvent évoqué : nos cellules se renouvellent entièrement tous les dix ou quinze ans. Nous sommes donc chaque fois un être entièrement neuf, pourtant nous gardons une même conscience. Terry Pratchett l'explique ainsi dans Le cinquième éléphant : si vous héritez de la précieuse épée de votre grand-père, et qu'elle reste dans votre famille génération après génération, vous allez être amené à la restaurer régulièrement. Ce faisant, il faudra remplacer des pièces. Telle pierre du pommeau qui se sera descellée ou ternie. Le fourreau entier. Peut-être même faudra-t-il, un jour, remplacer la lame par un acier neuf. Un jour, l'épée ne contiendra plus une seule parcelle de l'arme d'origine de votre aïeul. Pourtant, vous continuerez à la traiter comme telle, à la désigner comme telle et de fait, elle sera telle.
2. Parfois, dans un roman, l'auteur présente un personnage comme "ayant une conscience aigüe de sa propre identité." Si je me souviens bien, c'est par exemple le cas de Benedict dans le Cycle d'Ambre de Zelazny.
Et bien, j'ai, depuis longtemps, une conscience aigüe de ma propre identité. D'où ce malaise, cette petite vexation même, à l'idée que quelqu'un que j'aime puisse ne pas distinguer ce fil, cette continuité, ce noyau. Noyau est le mot le plus juste.
Pourtant nous sommes tous changés par la naissance d'un enfant, chacun le dit, il n'y a pas de honte à ça.
Changée, oui. Pas métamorphosée. Je ne me sens pas métamorphosée. Je ne me sens pas fondamentalement différente. Ma vie, mon emploi du temps, mes préoccupations le sont, à des degrés divers (le degré maximal étant pour l'emploi du temps, évidemment !) Mais le noyau ? Simplement de nouvelles particules gravitent autour de lui.
3. Car c'est ainsi que nous fonctionnons : nous sommes une mosaïque d'identités. Elles ne se superposent pas les unes aux autres, elles ne se remplacent pas, elles s'ajoutent. Ainsi puis-je être une maman geek, une Marseillaise et une Genevoise ou une Pays-de-gessienne, une Française et une Européenne, une agnostique d'éducation catholique sensible à la poésie de toutes les religions, une prof et une rôliste, une agrégée de formation académique au possible et une lectrice (et auteur) de fantasy… et ainsi de suite. Ces identités coexistent pacifiquement dans la plupart des cas, notamment dans le mien qui suis chanceuse (pour le reste, vous pouvez lire l'essai d'Amin Maalouf, Les identités meurtrières et la merveileuse anthologie de Lucie Chenu.)
Et ce blog ne reflète pas fidèlement toutes les facettes. Ou pas régulièrement. Pourtant la forme même du blog, disjointe, fragmentée, mosaïste, nous y encourage. Des outils tels que les Libellés le reflètent.
Quelle photographie des identités de ce blog offrirait par exemple le génial Wordle ?
Il faut bien avouer que les bébés sont très présents, n'est-ce pas ?
Pourtant ce beau nuage n'est qu'un instantané — terriblement lacunaire, si dense parût-il.
Les deux mots qui dominent le nuage de tags, à votre droite, sont MONDES et MOTS. Sans doute le noyau que j'évoquais est-il quelque part entre ces deux mots.
Libellés :
Amin Maalouf,
amis,
bébé,
identité,
listes,
lucie chenu,
mondes,
mots
Inscription à :
Articles (Atom)