samedi 6 octobre 2018

#Inktober 6 : Drooling

J’essuie la bave au coin de son bec. Ça ne sert pas à grand chose, je le sais bien. Ses plumes sont en si mauvais état de toute façon qu’un peu de salive ne change pas grand chose.
Si elles étaient sèches, peut-être qu’il pourrait voler. Non. Si elles étaient sèches, et entières, et s’il n’en avait pas perdu des dizaines cette année… Il ne volera plus jamais, je le sais bien.
« Tu devrais engager quelqu’un pour s’occuper de lui. Ou le confier à un asile. »
Ils savent bien que ce n’est pas possible. Depuis qu’il a perdu la vue, il ne laisse plus personne l’approcher. Personne d’autre que moi. Il connaît si bien mon odeur qu’il arrive encore à l’identifier, après tout ce temps. Et il est encore dangereux : son bec peut toujours percer un oeil, ses sabots fracasser un crâne.
« Alors tu devrais le faire piquer. Dans son propre intérêt. Il est aveugle, cloué au sol, pourquoi s’acharner ? »
S’acharner. Ils ont peut-être raison. Peut-être que ce n’est pas dans son propre intérêt, mais dans le mien.
J’entoure son cou de mes bras, je plonge mon nez dans ses plumes, et il se laisse faire, avec un petit cri rauque. Ce n’est pas son odeur de bête malade que je sens, ce n’est sans doute pas la mienne qu’il perçoit non plus.
Mais celle de l’homme que nous avons perdu tous les deux.
Alors j’essuie la bac au coin de son bec, et je ne le tue pas.
Ce serait perdre Sirius une nouvelle fois.

vendredi 5 octobre 2018

#Inktober 5 : Chicken

C’était un dimanche midi, à table. Elle avait trois ans. Ses parents ont exhibé un os du poulet, un os bien nettoyé, tout petit, un peu étrange — comme une fourchette, comme une aile vestigiale, un os qui aurait dû appartenir à un ptérodactyle plutôt qu’au poulet bien gras qu’ils avaient mangé.
« C’est l’os des souhaits, lui ont-ils expliqué. Chacun tire d’un côté, et celui qui a le morceau le plus gros voit son vœu réalisé. »
Elle a posé l’os à plat dans sa menotte. Il dépassait de partout. Elle l’a bien regardé, en fronçant les sourcils, comme elle faisait déjà. Puis elle a choisi un côté. Son père a pris l’autre. Ils ont tiré. C’est elle bien sûr qui avait le plus gros morceau.
Cette fois, et la fois suivante, et toutes les autres. Avec ses parents, ses frères, ses amis, ses collègues. Avec moi.
« Encore ! » m’exclamai-je, dépité.
Elle m’a regardé avec perplexité : « Tu sais, si tu veux gagner, il faut que tu choisisses le premier.
— Pourquoi ?
— Parce que l’os se casse toujours de la même façon. Tu ne vois pas ? »
Elle a essayé de me montrer les signes : l’angle, la courbure, l’amincissement de l’os, la plus grande fragilité — mais je ne vois pas ce qu’elle voit. Je préfère croire que c’est un de ces petits pouvoirs magiques du quotidien, comme nous avons tous.
Alors que je sais bien : she’s my Sherlock.

jeudi 4 octobre 2018

#Inktober 4 : Spell



Il mène sa vie comme il le peut. A tâtons, comme tous les humains. Il réussit parfois, se trompe souvent. Il a des coups de chance, il fait de belles rencontres. On le quitte, on le licencie. On lui dit : c’est la vie. C’est sûrement vrai.
Il pleure en secret, comme tous ces hommes à qui on a appris qu’il ne fallait pas, qu’il ne fallait jamais. Il rit aussi, d’un beau rire sonore qui ébranle.
Il avance, malgré tout — c’est ce qu’il se dit, mais peut-être est-ce seulement pour se rassurer.
Il n’est pas différent des autres, se dit-il, un équilibriste qui manque cent fois basculer dans le vide. Ce sera peut-être cette fois, se dit-il en allant chercher ses résultats d’analyses. Ou cette fois, pense-t-il, les soirs de solitude intense dans la cité dévoreuse d’âmes. Ou encore cette fois, quand le téléphone sonne et que la voix de sa mère est grave au bout du fil. C'est cette fois, croit-il soudain quand explose une rame de métro.
Mais il continue de marcher, de trébucher sans tomber.
Sans voir en dessous de lui le filet du sortilège.

mercredi 3 octobre 2018

#Inktober 3 : Roasted

Personne n'avait une odeur comme la sienne.
Je la flairais sans cesse, entre les draps, dans son cou, dans le vent qui l'enlaçait.
Elle en riait, sans jamais s'offenser.
Je n'avais jamais reniflé mes amantes, avant elle. Je n'avais jamais eu ce côté animal, presque lupin, que j'avais à plonger mon nez dans ses cheveux, à inspirer sa peau.
Et elle riait.
"Est-ce que je sens mauvais, après l'amour ?"
Bien sûr que non. Elle ne sentait pas mauvais, ni après, ni avant, ni jamais.
"Non, tu sens... Les feuilles sèches, peut-être, les feux de cheminée. La tarte aux pommes. Les châtaignes grillées dans les rues."
Elle riait de plus belle : "Tu as percé mon secret, je le crains. Je suis en réalité la Reine de l'Automne."
Je la croyais. Elle aurait pu l'être, avec sa magie, sa haute taille, avec les boucles rousses de ses cheveux et les petites rides au coin de ses yeux bruns.
L'odeur ne disparaissait jamais de sa peau, même au sortir du bain.
J'en saurais plus tard, bien trop tard, la raison.
Elle avait été mise au bûcher si souvent.

mardi 2 octobre 2018

#Inktober 2 : Tranquil

Ne croyez pas que je dors bien la nuit.
J’ai la panoplie complète : insomnie, sueurs froides, cauchemars, angoisses sur le coup des trois heures du matin.
J’ai fait comme les pires sorcières : voiler tous les miroirs où mon visage pourrait se refléter. Mon visage de lâche, mon visage de traîtresse.
Si je rêve, c’est de tous ceux que j’ai laissés en arrière, de tout ce qui est en train de se consumer à jamais. Je ne sais pas où ils en sont. Je ne tiens pas à savoir. Laquelle des calamités a eu leur peau en fin de compte — la chaleur, la montée des eaux, la pollution, la guerre, je ne sais pas. Dans mes cauchemars, j’entends parfois le bruit des sabots, et je ne sais pas si son ceux de la Jument Nocturne ou des cavaliers de l’Apocalypse.
Ne croyez pas que j’échappe aux remords.
Mais le crépuscule illumine les collines à l’ouest de la maison, et les feuilles d’automne tournent dans la brise. Nous avons allumé la cheminée. Les enfants se poursuivent et rient dans le jardin.
J’ai abandonné tout ce qu’il est possible d’abandonner. La Terre elle-même.
Mais je serre le thé chaud entre mes mains, je serre les enfants entre mes bras, et je souris. Tranquille.

lundi 1 octobre 2018

#Inktober 1 : Poisonous

La pomme est posée là. Dans ma bibliothèque. Je la laisse bien en vue pour ne pas l’oublier, pour qu’elle s’impose sans cesse à ma rétine.
Mais ce n’est pas vraiment nécessaire. Rouge et luisante, elle déforme la lumière autour d’elle.
Elle déforme peut-être bien la réalité, aussi.
Une pomme, et le conte déborde sur le monde, la fiction sur la réalité.
Si je cligne les yeux comme ceci, des tiges en sortent de toute part, elles poussent, elles s’étendent, elles recouvrent la bibliothèque comme un lierre, l’univers comme une toile d’araignée.
Si j’incline un peu la tête comme cela, elle m’éblouit comme un miroir, comme un écran.
Alors je lui tourne le dos, je l’oublie, j’essaie de ne pas me demander si elle marque un début ou une fin, si elle est miracle ou méfait.
Elle est posée là. Intacte, en apparence. Il ne faut pas la saisir, pas la retourner : on verrait la marque d’une morsure.
C’est là que tu as croqué, Alan.

jeudi 7 juillet 2016

BREXIT BLUES


J’aime la Grande-Bretagne.

Depuis si longtemps. Depuis Merlin et Arthur, déjà un héritage partagé, depuis le Mabinogion, même. Depuis ces résistants-à-l’envahisseur, plus graves qu’Astérix, adolescente j’avais écrit un poème titré Arviragus, et il ne parlait pas de Vercingétorix.
Je l’aime comme j’aime Les Celtiques d’Hugo Pratt, un si bel album européen même s’il affiche des couleurs britanniques, on y voit certes Corto endormi dans Stonehenge, adoubé défenseur des Îles Britanniques contre l’envahisseur allemand, mais aussi la Peite-Bretagne, et l’Eire, et le front de la Première Guerre Mondiale.
Comme j’aime la force incroyable du Royaume-Uni pendant la Deuxième Guerre, et Churchill avec ses contradictions magnifiques et son panache, et « Keep calm and go on ».

Comme j’aime Harry Potter aussi parce qu’il est anglais, parce que Poudlard-Hogwarts ressemble à un collège britannique.

Comme j’aime Tolkien, depuis avant ma naissance, j’ai déjà raconté cette histoire-là et ce substrat légendaire est bien celui de la Grande-Bretagne, de ses mythes-en-formation, de son histoire, de ses langues emmêlées, de ses campagnes so hobbit-like.

Comme j’aime les bow windows.

Comme j’aime Jane Austen, et sa finesse, et ses héroïnes qui ne sont jamais mièvres, qui sonnent si juste, et son humour. Surtout son humour.

Comme j’aime Evelyn Waugh. Comprenez-moi, je ne lis pas de livres comiques, je n’ai peut-être pas le sens de l’humour — sauf celui-là, leur sens à eux, leur nonsense parfois.

Comme j’aime Virginia Woolf et ses vertiges, comme j’aime Oscar Wilde, comme j’ai créé autrefois un personnage qui s’appelait Virginia et qui tenait à la fois de Woolf et de la petite héroïne du Fantôme de Canterville.

Comme j’aime Peter Pan et Alice, qui sont beaucoup plus que des enfants.
Et Neil Gaiman, qui est, entre autres très nombreuses choses, l’héritier de cette tradition-là.

Comme il y a quelques mois, quand une collègue sur Twitter s’amusait à nous demander si nous préférions « Racine ou Shakespeare », je n’hésitais pas une seconde, je faisais le même choix que la génération romantique : le Barde, of course !

Et Mary Shelley. Et Rosamond Lehmann. Je lis Walter Scott au Petit Magicien.

Vous allez croire que de la Grande-Bretagne je n’aime que ses livres.

Non, non. J’aime ses rois compliqués, j’aime ses rois Normands, ça aussi c’est une histoire commune, et nous n’avons pas rendu Richard (vous savez tous que j’aime Richard), j’aime Henry à Azincourt, j’aime la Guerre des Deux Roses, et débattre de la culpabilité de Richard III, j’aime les corbeaux de la Tour de Londres (j’ai écrit sur eux, vous vous souvenez), j’aime ses folies victoriennes.
Quand j'invente des uchronies elles sont presque toujours britanniques.

J’aime qu’il existe un Shadow Cabinet.

J’aime le thé. Je peine à m’en passer. J’ai une théorie sur ses pouvoirs magiques, ça aussi c’est une histoire que j’écrirai peut-être un jour.

J’aime les Beatles, David Bowie, Ian McKellen, les acteurs shakespeariens en général.

J’aime Sherlock, et Downtown Abbey. Pour des raisons très différentes, ou peut-être pas tant que ça, parce qu’elles sont des facettes de l’Angleterre. Je sais que vous direz : l’Angleterre que nous rêvons. Mais l’Europe est un rêve aussi. Et j’aime Ken Loach.

J'aime Londres. Je peux lui parler à haute voix, comme John Constantine dans un épisode de Sandman.

J’aime ses paysages, j’aime ses châteaux. Nos voyages de ces dernières années nous ont menés en Cornouailles et au Pays de Galles (et en Irlande, qui compte presque). L’Ecosse est sans doute le lieu que je préfère au monde.

J’aime sa pluie, sa mer trop froide, j’aime ses verts. Je me suis déjà baignée dans des lochs écossais.

J’aime sa langue. Parfois je rêve en anglais, parfois j’écris en anglais et je n’arrive pas à traduire.

J’aime le porridge. Je vous jure. Vous me croyez, maintenant ?

Je sais, je sais.
Cela ne change rien. Brexit ou pas, je pourrai continuer d’aimer tout cela. Et je continuerai.
Mais cela change quelque chose à mes rêves, à mon identité.
J’ai souvent dit que je me sentais Européenne avant de me sentir Française. C’était aussi à cause de tout cet amour. Et maintenant, je ne sais plus de quelle Europe je suis, s’il en est une.