mardi 21 février 2012

Morningstar

Je ne sais pas trop pourquoi, ces temps-ci, il revient rôder près de moi.
Je sais pourtant bien, je l'écrivais sur ce blog il y a des années, que "cette relation-là est bien moins tendre, bien plus complexe [que toutes les autres, sauf une], et il vaut mieux qu'elle n'aille jamais trop loin..."
J'ai pourtant continué d'écrire sur lui, et de croiser sa route. Pas trop souvent. Heureusement.

Et voici que me revient ce texte, lu et traduit autrefois, dans un autre monde (plusieurs) et d'autres rêves, et j'en suis encore bouleversée.

THE LAMENT FOR LUCIFER

Close my eyes to the sunliqht,
My Morning Star, my storm.
Fold your wings in grace and take your leave of me.
Taste my blessings; as you go.
We will not lie as one again
For my womb is a garden of rot.
My heart is ashes.
My tears are blood.
Hunt well, my breath, and take with you
The bones of our children, wrapped in palm leaves.
Scatter them to the horizon and allay their cries.
I shall tend a grave of deep water
And shall wash away our enemies.
Bide well, my desert wind,
Hold aloft your blade and oil it with tears.
I shall be the owl upon the night wind,
The cat with silent paws
And the serpent at the heels of Caine.
I shall be the seed of tears, but my eyes shall be sand and silence,
My heart shall be the desert and the sea,
And my cry shall be the owl gone hunting
As the sun departs my sky.
Weep not, my beloved,
But hold me close in your distant chase.
We shalt be the thorns of ruined Eden
Forget me not
Sun to my moon
Cry to my silence.
Que fais-tu là exactement, Lux ?

jeudi 16 février 2012

The Touch of Dream

Le jour de la Saint-Valentin, j'ai découvert de très geek célébrations de cette fête mal-aimée, et sans doute à raison.
En particulier cette carte, qui figurait dans la délicieuse liste du toujours formidable site The Mary Sue :
Et cette vidéo, dont ceux qui me connaissent savent quelle image m'a touchée le plus :

Happy Valentine's Day from LOVEFiLM on Vimeo.


Mais je suis une prof de lettres autant qu'une geek, et j'ai aussi découvert les multiples poèmes d'amour en anglais proposés par le Guardian à cette occasion.

Ma découverte favorite a sans doute été "Touch" de Thom Gunn que vous pouvez écouter, lu par Blake Morrison, sur le site du Guardian.

Ou lire vous-même :

Touch by Thom Gunn

You are already
asleep. I lower
myself in next to
you, my skin slightly
numb with the restraint
of habits, the patina of
self, the black frost
of outsideness, so that even
unclothed, it is
a resilient chilly
hardness, a superficially
malleable, dead
rubbery texture.

You are a mound
of bedclothes, where the cat
in sleep braces
its paws against your
calf through the blankets,
and kneads each paw in turn.

Meanwhile and slowly
I feel a is it
my own warmth surfacing or
the ferment of your whole
body that in darkness beneath
the cover is stealing
bit by bit to break
down that chill.

You turn and
hold me tightly, do
you know who
I am or am I
your mother or
the nearest human being to
hold on to in a
dreamed pogrom.

What I, now loosened,
sink into is an old
big place, it is
there already, for
you are already
there, and the cat
got there before you,
it is hard to locate.
What is more, the place is
not found but seeps
from our touch in
continuous creation, dark
enclosing cocoon round
ourselves alone, dark
wide realm where we
walk with everyone.

Et vous saurez alors pourquoi je l'ai tant aimé. Pour la justesse et la précision des sensations qu'il décrit, dans cet instant intime et rarement conté du coucher auprès de l'aimé endormi. Mais aussi pour ses références au royaume du rêve, au Dreaming, que tous ses habitués reconnaîtront,comme moi, dans la dernière strophe.
And the touch of Dream himself is so precious to me.

Puissiez-vous avoir vécu une belle journée, auprès de vos aimés, ou de Dream qui est sans doute en ce jour le Valentin de tous ceux qui n'en ont pas.

samedi 14 janvier 2012

Au Secours, Mères Allaitantes En Vue

J'ai allaité mon fils pendant huit mois. C'était l'an dernier seulement, et c'est une expérience qui laisse des traces. J'en ai parlé en détail sur Geekmom (en anglais).
Une fois n'est pas coutume, je vais laisser les mots s'effacer derrière les images. Parce qu'il s'agit bien d'image, ici. Pas de savoir si l'allaitement asservit les femmes ou s'il est le devoir sacré de toute mère, pas même de savoir ce qu'il nous apprend sur notre espèce et sur nous-mêmes.
Il s'agit de savoir si l'on peut montrer une mère allaitante.
Si l'on peut la regarder.
Si c'est indécent.
Si c'est provocateur.

Il s'agit de savoir ce que ces récents débats disent de nos sociétés et du regard qu'elles portent sur le corps féminins.
Il s'agit d'images.
En voici deux.

La couverture du premier épisode d'un comic book américain qui a suscité la violente réaction d'un autre illustrateur et un débat qui s'est répandu comme le Web le permet désormais, de tweets en blogs et retour, à l'infini.
Vous pouvez lire par exemple la réaction initiale de l'auteur offensé, et la réponse de l'illustratrice mise en cause, Fiona Staples, sur Comics Alliance.
Pour ma part, je ne saurais dire combien je suis heureuse de voir enfin une super-héroïne allaiter, moi qui déplorais que les littératures de l'imaginaire fassent si peu usage des possibilités offertes par le lait maternel et ses mystères. J'ai même le vague projet d'une histoire de fantasy dont l'héroïne serait une nourrice.

Par hasard, les hasards du calendrier des expositions d'art, je suis tombée quelques jours plus tard sur ce tableau attribué à Léonard de Vinci ou l'un de ses élèves, La Madonna Litta.

Je n'en suis pas venue à comparer l'iconographie de notre temps à celle de la Renaissance. Je me suis simplement émue du visage de Marie, tendre, émerveillé, concentré sur l'enfant et comme illuminé par lui — et qu'on peut lire de manière profane, tant cette lumière de l'acte, de l'intimité du lien, ne dépend pas de la nature divine de l'enfant.
Et je me suis amusée, aussi, de constater que Marie porte sur ce tableau une robe d'allaitement, fort réaliste, avec des fentes verticales fermées de points lâches qui s'écartent pour permettre l'accès au sein. Moderne ?

Pour le reste, je vous laisse juges.


dimanche 8 janvier 2012

Atelier d'Ecriture: Un Nom, un Destin

La consigne suivante de mon atelier d'écriture imposait d'écrire un début de nouvelle mettant en scène un personnage au nom prédestiné, en jouant justement sur les possibilités, connotations, sonorités de ce nom.

Avez-vous déjà rencontré de ces obsessions poursuivies jusqu'à la folie ? Elles peuvent naître d'un rien, d'une rencontre trop prometteuse en un moment trop solitaire, d'un pas de côté qui nous laisse entrevoir un instant l'Autre Monde dont nous rêverons toujours de retrouver le chemin, parfois d'un livre trop mystérieux, ou d'une absence inexpliquée.
Parfois la folie naît d'un simple nom.
Encore qu'il soit difficile de qualifier de simple le nom de Dragomira Chaudezembre.

Bien des femmes de sa famille avaient été prénommées Hestia. Hestia Chaudezembre, voilà un nom qui, pour être dense, avait l'avantage d'être cohérent, d'annoncer un univers de certitudes. Une Hestia Chaudezembre savait quel monde serait le sien, celui des magies riches et tranquilles du foyer. Elle serait mère puis grand-mère, porterait des jupes amples ornées de guirlandes d'enfants, sa maison serait un phare dont on verrait de loin la lueur rougeoyante, accueillante, et sa cuisine un havre plus précieux encore. Les hommes l'aimeraient d'autant plus qu'elle ne leur semblerait pas menaçante, que jamais ils ne comprendraient vraiment quelle puissance ronflait dans sa cheminée et mijotait dans ses marmites. La grand-tante de Dragomira se nommait ainsi, et elle était telle que son nom l'annonçait.
Mais voilà : à cause d'un oncle trop beau, trop tendrement aimé, trop téméraire, qui avait eu la sottise de mourir dans quelque guerre un mois avant sa naissance, la fillette hérita de son prénom à peine féminisé. Comme s'il était possible de féminiser un prénom pareil, comme s'il était possible d'avoir une taille fine et des boucles soyeuses, quand votre mère vous avait baptisée Dragomira ! De fait, elle devint une adolescente aux grands pieds, aux épaules carrées, la mâchoire en avant, butée sur une révolte permanente et pour ainsi dire innée. Elle n’avait pas même hérité la chevelure cuivrée de son père : ses cheveux étaient raides et châtains, mais dans ses yeux noirs brûlait parfois une étonnante flamme qu’il était peut-être trop facile d’attribuer à la colère.

Le statut de notables des Chaudezembre avait épargné aux filles de la famille les déclinaisons grivoises que permettait leur patronyme. Mais Dragomira manquait tant de prestance qu’elle fut la première à les subir — encore qu’on se demandât bien d’où elle pouvait être chaude, ricanaient les garçons du village. Elle n’imagina pas d’autre recours que la bagarre : elle rendit coup pour coup, et pour une fois sa carrure la servit, à cet âge où les filles dépassent souvent d’une tête les garçons. Les plaisanteries cessèrent : on ne ricanait plus que dans son dos, et sur un air différent. Ce fut sans doute à ce moment que l’association naquit, pas auparavant : « Dragomira est un dragon, Dragomira est un dragon ! » Et de mimer la bête avec sa démarche pataude, ses ailes gigantesques traînant derrière elle sur le sol. Les plus hardis l’accompagnaient de grondements féroces — alors la jeune fille se retournait et leur cassait la figure, presque rituellement.
Il y avait pourtant bien un grondement dans ce nom-là, dans cette gorge-là, qui commençait de se faire entendre. Si Chaudezembre était un félin, le ronflement inquiétant mais contrôlé d’un feu, la sauvagerie ronronnante et madrée d’un chat, Dragomira grondait comme un tonnerre, révélant le roc sous la fourrure, la Bête sous la jeune fille.
Bientôt elle partirait en chasse : puisqu’on le voulait ainsi, elle irait au Dragon et le combattrait. Que l’existence d’une telle créature soit improbable n’entrait pas en ligne de compte, et sa réflexion ne manquait pas d’une certaine logique : s’il existait des jeunes filles appelées Dragomira Chaudezembre, il devait bien exister des Dragons.

mardi 20 décembre 2011

Fragment Hivernal

A l'occasion d'une consigne d'atelier d'écriture, j'ai écrit l'an dernier ce fragment d'une nouvelle que j'espère encore à venir. Une nouvelle très en retard puisqu'elle aurait dû faire partie du Butin d'Odin chez Argemmios (un appel à textes de 2009…), une nouvelle dont l'inspiration première était :
- une citation de Tolkien dans
The Lord of the Rings: "He said that if I had the cheek to make verses about Eärendil in the house of Elrond, it was my affair."
- la légende nordique d'Aurvandil
- et une chanson de Celtic Frost.


« Tu as toujours été un putain de veinard. »
Aurvandil sourit derrière le casque. Il ne peut pas s’en empêcher, malgré tout. Parce que c’est vrai, que la chance l’a toujours accompagné, même à présent. Il a mal partout, il lutte avec ses doigts engourdis, maladroits sous les gants épais, il s’efforce de ne pas prendre appui sur son pied blessé, de ne pas penser au spectacle qui l’attend dans le reste du vaisseau. De ne pas regarder le corps de son second qu’il installe sur la couchette de l’infirmerie.
« Les Nornes… t’ont à la bonne… couches avec ? »
Son corps est friable comme la glace qui l’a saisi, sa peau est d’un blanc cireux, veiné de bleu, tâché du noir et du pourpre des tissus nécrosés. Son pouls est si lent qu’il est presque imperceptible. Et il parle, l’imbécile. Comment peut-il parler ? Pour dire de pareilles conneries, en plus.
« …blague… Dis à ma femme… »
Il s’immobilise, un corps à jamais gelé, passé dans l’Hiver éternel. Aurvandil le regarde, à présent, et se tait, incapable de prononcer une bénédiction. Est-ce le froid qui colle sa langue au palais ? Pas sous le casque.
Alors, puisqu’il est trop tard, puisqu’il n’y a plus rien d’autre à faire, il retourne sur la passerelle de commandement, passe au milieu des statues de glace qui furent ses compagnons, et va s’asseoir sur son fauteuil, face au vide.
Dis à ma femme…
Il lui restera à inventer la fin. Ce n’est pas difficile. Ce n’est pas la première fois qu’il perd un homme, il faut toujours inventer un message pour les veuves, sans même ce début de vérité, la plupart du temps.
Mais ils sont allés si loin, cette fois. Ils ont atteint la zone où les étoiles gèlent, où les vérités tuent.
Tu as toujours été un putain de veinard.
Il en est ainsi. La chance est une forme de magie. Il est seul dans un vaisseau glacé de cadavres et, lentement, il remet les moteurs en marche. Les étoiles dehors semblent dégeler aussi, elles palpitent, leurs cœurs de feu fondent leurs armures de glace. Aurvandil n’a jamais pu décider si elles appartenaient aux ténèbres ou à la lumière. Cela devient terriblement important, soudain, il ne sait pas trop pourquoi.
Son cerveau fonctionne au ralenti. C’est le froid. Peut-être est-il plus atteint qu’il ne l’avait pensé.
Les lumières du vaisseau se rallument peu à peu. Il se lève, avec effort. Les écrans ne suffisent plus, il doit voir ces foutues étoiles de plus près, à travers les vitres panoramiques. Elles clignotent. Aurvandil a souvent rêvé que c’était un langage, une sorte de Morse, qu’il serait un jour capable de décrypter. Qui d’autre que lui le pourrait ? Qui est allé aussi loin que lui, aux quatre confins de l’espace ?
A qui d’autre parleraient les étoiles ?
Par la trappe d’évacuation il fait glisser, un à un, les corps de ses hommes. Qu’ils rejoignent l’espace, qu’ils y dérivent, glaces parmi les glaces, jusqu’à ce que les étoiles les consument. Mais elles réclament davantage, toujours. Alors il jette aussi la petite sphère gelée de son orteil coupé, elle virevolte étrangement sous ses yeux, renvoyant la lumière comme si elle était, elle aussi, devenue une étoile. Il cligne des yeux jusqu’à ce qu’il ne puisse plus distinguer l’orteil — ou le distinguer des étoiles.
Il revient, en boitant, sur la passerelle. Les machines sont à nouveau opérationnelles — assez pour repartir, en tout cas. Leur bourdonnement sourd accompagne, en contrepoint, le chant des étoiles. Il est temps de rentrer, encore une fois. D’oublier ce qu’il a vu. Le voyage de retour est programmé. Les doigts d’Aurvandil sont suspendus au-dessus du tableau de bord.
Mais les étoiles fredonnent dans leur langue, au-delà des ténèbres glacées, et son pied amputé l’entraîne vers elles.
Le vaisseau est plus léger à présent qu’il a jeté le lest des cadavres, une bulle fragile sur la crête des galaxies, et sa tête aussi est légère.
Dis à ma femme…
Aurvandil pense à sa propre femme, désormais, mais ne parvient pas non plus à terminer la phrase. Il ne parvient pas à dire qu’il l’aime, à demander qu’elle lui pardonne. Il est trop loin, et le bourdonnement des étoiles couvre toute autre pensée.
Ses mains se remettent en mouvement, annulent le trajet programmé.
Il est seul, ivre dans un vaisseau ivre qui cingle vers les lointaines étoiles.
Cette fois, il ne rentrera pas.



mardi 13 décembre 2011

Encore la Question de l'Homme

L'été dernier, j'évoquais ma conviction que ce nouvel objet d'étude en classe de première était, en fait, au coeur de notre enseignement.
En octobre j'illustrais par un Wordle la diversité des réponses de mes élèves à cette question.

Je persiste. Il y a beaucoup à redire à la réforme des lycées en général et aux nouveaux programmes en particulier. Mais cet infléchissement de l'étude jusque là technique de l'argumentation autour de cette question centrale, la volonté répétée de "contribuer ainsi à donner sens et substance à une formation véritablement humaniste" me semble positive, cruciale, rendant à l'étude littéraire pour les non-spécialistes que sont nos lycéens une fonction essentielle, en ces temps où la littérature est en "état de siège".

Seule la littérature, seuls les arts, me paraissent poser réellement cette question dans toute sa complexité.
Ainsi la posé-je inlassablement à mes élèves et avec eux, semaine après semaine, tandis que nous naviguons de théâtre en argumentation, de réécritures en Renaissance.

De toutes les oeuvres que j'ai lues ou relues cet été, la pièce de Vercors Zoo ou l'Assassin philanthrope dont vous pouvez lire aussi la version romanesque Les Animaux dénaturés est celle qui m'a le plus enthousiasmée.
Elle pose la question de l'homme et de son impossible définition dans toute sa fausse candeur, rappelant sa nécessité au fondement de toute pensée et de toute décision, sa tétanisante absence au sein de nos textes de loi qui ne se soucient pas de définir l'évidence (j'ai vérifié auprès de Maître Eolas et il en est bien ainsi: pas de définition de l'homme dans le droit français.) Elle lui rend, par le biais de la fiction, son urgence: l'enjeu est ici de vie ou de mort, pour un homme et pour tout un peuple, et il est bon de s'entendre redire que les questions métaphysiques peuvent aussi changer le monde. Elle ne diminue pas sa complexité, ne cède pas à la démagogie: à cette infernale question, ni les scientifiques ni le bon sens populaire ne peuvent apporter de réponse simple, unique, satisfaisante… sans doute parce qu'il n'y en a pas. Il est aussi salutaire, en ces temps où l'on oscille entre la révérence aveugle pour les spécialistes et la croyance démagogique au sens commun, de constater que certaines questions échappent à la fois aux uns et aux autres, qu'elles sont trop vastes et trop complexes pour être réglées. Les élèves aiment trop souvent que tout soit réglé, que le sens leur soit donné une fois pour toutes, qu'aucune question ne reste en suspens.
Celle-ci est perpétuellement en suspens. Sa réponse ne peut être que circonstancielle, décidée pour de mauvaises raisons, comme le déplore le héros, vouée à ne satisfaire personne. Pourtant elle doit être posée, pourtant la réponse que propose finalement Vercors est belle et féconde: la principale caractéristique de l'homme est son "esprit de rébellion".

Cet animal rebelle, nous le déclinons dans tout notre parcours de cette année.
C'est Antigone, bien sûr, dont le "Non" résonne en nous de Sophocle à Henry Bauchau en passant par Anouilh.
C'est l'homme double du théâtre qui ne sait plus s'il est chair ou masque, si ses actes ont un sens, si la vie à un sens, mais qui pourtant se dresse contre les tyrans. C'est Caligula, c'est le Lorenzaccio de Musset, ce sont les "meurtriers délicats" de Camus qui ne savent plus si finalement la fin justifie les moyens, s'il faut ou non se salir les mains, s'il faut être Hugo ou Hoederer, Néron ou Auguste, Britannicus ou Cinna, Jules César ou Richard III.
Ce sont les premiers humanistes, ceux qui nous ont légué leurs doutes avec ce mot, des Cannibales de Montaigne à la Folie d'Erasme, qui se sont demandé si la servitude de l'homme devait être volontaire, si une utopie était possible, ou s'il fallait choisir Machiavel.
Ce sont les savants raisonnables ou fous du temps où les utopies se changèrent en dystopies, ceux qui se demandent si l'homme peut créer l'homme et se poser en rival prométhéen de Dieu, si le progrès fait toujours le bonheur.
Ce sont ceux qui s'efforcèrent de penser l'Homme après la colonisation, après les camps.
Ce sont les poètes qui cherchent inlassablement à répondre à toutes les questions sans réponse, à dire tout ce qui est indicible, et s'avouent humblement ignorants.
Ce sont les romanciers qui nous rappellent la bête en nous, et combien la frontière entre l'ogre et le héros, le monstre et le justicier, est fragile et poreuse.

C'est ce qui fait qu'en fin de compte j'enseigne la littérature plutôt que la Défense contre les Forces du Mal, et que ce n'est pas si différent.

dimanche 11 décembre 2011

Atelier d'Ecriture : Corps au Travail

La consigne hebdomadaire de mon atelier d'écriture n'a pas été facile… Je n'avais aucune envie de parler de mon propre travail, pas en cette fin de période toujours éreintante. Puis mon travail, n'étant pas manuel, ne permet pas de décalage entre le geste et la pensée, la contrainte et l'intériorité. C'est une des spécificités de mon métier, si difficile à imaginer quand on n'a jamais enseigné: en classe, on ne pense à rien d'autre. On entre dans un monde clos où l'extérieur cesse d'exister. Même enceinte, j'oubliais ma grossesse pendant une heure de cours. Même à présent, même quand j'ai laissé un bébé grognon ou patraque à la maison, tout s'efface pendant que j'enseigne.
J'ai donc choisi un autre travail et une autre narratrice, un personnage dont j'ai toujours voulu écrire l'histoire. Sans doute prolongerai-je ce petit texte par une nouvelle complète…
PS : Les infinitifs étaient exigés par la contrainte.



Verser la cendre. Verser le sel. Tapoter les tas, pyramides lisses, murmurer — ne pas marmonner — les paroles d’offrande, les paroles de garde, les paroles d’augure, en dévider le fil monocorde et coloré.
Laver les mains souillées, le noir sous les ongles, ne pas regarder les crevasses sèches et blanches de sel.
S’asseoir, le dos bien droit, les mains posées à plat. Assouplir les phalanges, les poignets, étirer les fibres des muscles, les fibres du tissu, les fibres du monde.
Dénouer les faisceaux arrêtés tout à l’heure.
Et lancer la navette, insecte et rapace, à travers la foule.
Plonger, piquer, tordre. Diviser, nouer.
Ne pas s’arrêter, mains voltigeantes, poignets ailés, avec la légèreté surnaturelle des pattes d’araignée ; croiser, décroiser, écarter. Une araignée tisse sa propre toile là-bas, sur le mur est, les araignées sont les seules avec elles à travailler, à savoir, elle interdit à ses femmes de les chasser.
Passer la duite, aller, retour. Faire vibrer les fils, du bout des doigts. Tendre, tendre, rester tendue, ne pas s’attendrir. Ne pas rêver, le rêve est dangereux, il engendre des variations, des possibles qui ne seront pas, qui ne doivent pas être, c’est ici la constance qui importe, la régularité, la répétition infinie. Le monde est un cycle.
Chasser-croiser, sans cesse, entre l’œil et le doigt, le fil et le tissu, la couleur et le motif, le détail et l’ensemble. C’est ainsi que progresse la trame du monde, c’est ainsi que doivent aller et venir les autres Fileuses, celles qui sont assises à un métier tellement plus vaste, pour leur tâche sans fin — sa tâche à elle n’est pas sans fin, c’est ce qu’elle se dit, la fin viendra forcément et tranchera les fils, nouera le dernier point.
Avancer, ne pas se laisser distraire, ne pas se mettre en retard sur le soleil. Elle a intégré ce rythme-là, l’a avalé, digéré, le recrache chaque jour à son métier, le soleil la traverse de part en part, de l’aube au coucher, du soir au matin, le soleil passe dans son corps comme la brûlure d’un lit déserté.
S’arrêter. Changer le tendeur. Masser les mains endolories, les doigts, étirer les poignets. Les mains reviennent à la vie, rêvent d’autres gestes, d’autres moments, du bain où elle plongera tout à l’heure, des autres mains de ses servantes qui oindront d’huile son corps, dénoueront les tensions de son dos, l’assoupiront — ne pas s’assoupir, ne pas perdre le compte. Deux cent trois, deux cent quatre. Reprendre le ballet.
Soulever les fils, le premier, le deuxième, le troisième, le septième, le huitième, le neuvième, non, pas cette fois, le quatorzième… Tasser, passer le peigne de fer.
Se lever enfin, s’étirer. Tailler les bouts aux ciseaux, que rien ne dépasse, surtout. saisir le lissoir, éprouver sa patine dans la paume, frotter le tissu, frotter, frotter. Recueillir le duvet qui jonche le sol, soigneusement, ne rien oublier, le mettre de côté pour l’oreiller de l’enfant, l’oreiller de tous les enfants, il y en a tant, nuit après nuit, assez pour tous les enfants de l’île, elle ne sait plus à qui en faire don, elle devrait les brûler dans l’âtre. Elle n’ose pas.
Tourner l’ensouple, tourner encore, y revenir. Ne plus regarder le modèle, depuis longtemps, connu par cœur, connu par doigts, l’indigo de l’océan, le blanc et le vert de l’île, les rames parallèles et les voiles carrées des trirèmes, l’automne qui n’en finit pas, le port qui reste désert, la cohorte des pleureuses.
Pas d’interstices où se glisseraient les démons et les songes ; serrer, serrer, ne pas perdre de place ni de temps, gercer les doigts jusqu’à l’os s’il le faut et faire éclore les figures, prendre garde à ce moment critique, le pli du tissu, les boucles des cheveux, le visage aux traits nobles, ne pas le déformer, surtout pas, le reproduire toujours semblable, inchangé, le visage qui n’existe plus dans le monde que sur cette tapisserie.
Trop vite : ne pas prendre d’avance.
Sept cent soixante. S’arrêter. Ne pas céder à la tentation de poursuivre un peu, d’ajouter, d’achever peut-être, ne serait-ce que pour contempler enfin l’image révélée. Ne jamais achever.
Déplier le corps raidi, les doigts gourds.
Se laver les mains, savon, serviette. Sécher soigneusement, jusqu’à la dernière goutte. Les oindre d’eau de citron. Pourtant des gerçures, de plus en plus profondes, dans ces mains qui n’en finissent pas de tisser, de détisser, ces mains qui seules portent l’empreinte du temps écoulé, ces mains qu’Ulysse ne reconnaîtrait pas.